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Quelle différence entre la philosophie du XVIIe siècle et les nobles mais vagues aspirations du xvre! celui-ci était une époque révolutionnaire, une insurrection tumultueuse contre le moyen âge. Tous les systèmes y fermentaient dans une immense confusion. L'homme du temps c'était Montaigne, savant, curieux et tranquillement sceptique. Bientôt après, les flammes du bûcher dévoraient à Toulouse le néo-péripatéticien Lucilio Vanini (1619), coupable d'avoir divinisé les forces de la nature, et à Rome l'illustre Giordano Bruno (1600), héritier du néo-platonisme et égaré dans les séduisantes illusions des Alexandrins. La nouvelle philosophie avait ses Ioniens et ses Éléatiques en attendant son Socrate.

René Descartes naquit à la Haye en Touraine, le 31 mars 15961. A seize ans il avait épuisé la science contemporaine et en avait senti le vide. Mais au lieu de s'abandonner mollement au doute, l'enfant comprit que si la science n'existait pas encore, la vérité existait, et qu'il fallait la découvrir. Dès lors il renonce aux livres et ne veut d'autre maître que la raison. Il étudie les hommes dans les voyages, à la guerre, il étudie surtout la seule science qui satisfasse son esprit par une certitude complète, les mathématiques. Il dégage l'algèbre des considérations étrangères qui la limitaient, et donne à une science dont l'abstraction fait la force, toute l'abstraction dont elle est susceptible. Bientôt il applique cette science à la géométrie, et nous apprend à résoudre en nous jouant des problèmes qui avaient arrêté toute l'antiquité. Mais ces merveilleuses découvertes n'étaient que l'apprentissage de son génie. Ce ne sont point des méthodes particulières que cherche Descartes, c'est la Méthode, la grande et universelle route qui conduit de l'esprit humain à la vérité. Ce qu'il lui faut, ce n'est plus une abstraction, mais une réalité bien connue, bien certaine, un point d'appui pour soulever le monde.

Alors il se sépare des hommes, comme il avait déjà quitté les livres; il vit seul avec sa pensée, tantôt à Nuremberg, où

4. Il mourut en Suède en 1650.

Principaux ouvrages philosophiques : Principes de la philosophie; Méditations; Discours de la methode. Edition complète, par M. Cousin, 1824-1826, 44 vol. in-8.

n'ayant, comme il le dit lui-même, aucun soin ni passion qui le troublent,» il se tient tout le jour enfermé dans un poéle; tantôt à Paris, où il reste si bien caché que ses amis mêmes ne l'y découvrent qu'au bout de deux ans; enfin, dans la Hollande, dont le climat peu séduisant permet à son âme de se replier sur elle-même. Là il s'assujettit à un régime austère, mangeant peu, assoupissant l'imagination et les sens, pour ne vivre que par l'intelligence. Anachorète de la philosophie, il se prépare saintement au culte pur de l'idéalisme.

Descartes avait commencé par rejeter provisoirement de son esprit toutes les croyances reçues jusque-là, « afin d'y en remettre par après ou d'autres meilleures, ou bien les mêmes lorsqu'il les aurait ajustées au niveau de la raison. » Pour reconstruire l'édifice, il se créa une méthode empruntée aux sciences qu'il avait si longuement étudiées. Ne rien admettre que d'évident, diviser les difficultés pour les vaincre, aller toujours du simple au composé, faire partout des dénombrements entiers, telles sont les quatre règles qui dirigèrent sa marche. L'enchaînement qu'il observait dans les proportions géométriques lui donnait l'espoir d'en trouver un pareil dans toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance de l'homme.

Cette méthode seule était une révolution. Par elle Descartes plaçait la certitude dans l'évidence, dont la raison est, le seul juge. C'était d'un seul coup détrôner le principe d'autorité et créer la philosophie véritable.

Descartes sanctifia cette nouvelle puissance par les premiers résultats qu'il en obtint. Armé de sa méthode, il descendit hardiment dans l'abîme du doute. Il y trouva successivement lui-même, Dieu et l'univers. Je pense, donc je suis, donc Dieu est, donc le monde extérieur existe telles sont les conquêtes successives de Descartes. S'il se perdit plus tard dans de vaines hypothèses, du moins il avait donné la loi qui servit à les rejeter, et posé dans la conscience personnelle la première et la plus solide base de toute philosophie.

Un fait remarquable, c'est que le grand géomètre fran

çais, qui était en même temps un grand physicien et même un grand physiologiste pour son temps, dirigea principalement ses efforts vers l'analyse de l'âme, vers la psychologie. Son école a été surtout une école métaphysique et idéaliste : Spinosa et Malebranche sont ses disciples; Leibnitz, c'est encore Descartes avec un demi-siècle de progrès. Avant lui, de l'autre côté du détroit, un autre régénérateur de la philosophie, Bacon, avait aussi proclamé un des procédés de la véritable méthode; mais c'est vers les sciences naturelles que Bacon dirigea sa puissante induction. Son école glissa rapidement sur la pente du sensualisme : Hobbes, Gassendi, Locke sont ses légitimes successeurs. Ainsi se révélaient dans le champ de la pensée les tendances de chacune des deux nations. La France et l'Angleterre semblaient déjà se partager le monde moderne.

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Le Discours de la méthode, écrit en français par Descartes (1637), est le premier chef-d'œuvre de notre prose moderne. Il nous révèle enfin, dans toute sa simplicité majestueuse, la belle langue du xviie siècle. Ce n'est plus, comme dans Montaigne, un idiome personnel, un composé bizarrement gracieux de français, de latin et de gascon; ce n'est plus, comme chez Balzac, la forme extérieure et vide de l'éloquence; ici c'est la langue de tout le monde frappée à l'empreinte du génie d'un seul ici la parole reprend son rôle naturel, elle n'est que le vêtement modeste et décent de la pensée. Chose remarquable! cette subordination lui donne toute sa valeur. En effet, conime Descartes l'a dit lui-même, «< ceux qui ont le raisonnement le plus fort et qui digèrent le mieux leurs pensées, afin de les rendre claires et intelligibles, peuvent toujours le mieux persuader ce qu'ils proposent, encore qu'ils ne parlassent que bas-breton et qu'ils n'eussent jamais appris la rhétorique '. » Voici enfin la parole qui se propose de persuader, c'est-à-dire d'atteindre le véritable but de l'éloquence. Aussi devint-elle aussitôt grave, sévère, imposante, quelquefois impérieuse; on croit entendre le ton de la vérité aux prises avec les sophismes. Au lieu

1. Discours de la méthode, Ire partie, $ 9.

de s'amuser à orner son expression, c'est-à-dire à la gâter, le philosophe marche toujours droit devant lui; on sent que tout son désir est de vous convaincre. Ses idées s'enchaînent, ses raisonnements se pressent, son langage devient un tissu d'idées que rien ne peut rompre. « Dès que le Discours de la méthode parut, à peu près en même temps que le Cid, tout ce qu'il y avait en France d'esprits solides, fatigués d'imitations impuissantes, amateurs du vrai, du beau et du grand, reconnurent à l'instant même le langage qu'ils cherchaient. Depuis on ne parla plus que celui-là, les faibles médiocrement, les forts en y ajoutant leurs qualités diverses, mais sur un fonds invariable devenu le patrimoine et la règle de tous 1. >>

Pascal et Port-royal.

Le style de Descartes, malgré sa perfection, ou plutôt à cause de sa perfection, ne possède que les qualités de son sujet. Il ne s'adresse qu'à l'intelligence, et n'a que cette chaleur contenue qui anime et vivifie la discussion. O chair! s'écriait dédaigneusement ce philosophe en apostrophant le plus illustre de ses contradicteurs, Gassendi, qui lui répondait avec non moins de justesse: O idée!

Entre la chair et l'idée il y avait place pour l'âme : Pascal est le complément nécessaire de l'apôtre de la raison pure. Non moins effrayant que Descartes par la hauteur de son génie, il nous attache plus vivement à sa personne : on sent que les passions et la souffrance ont passé par là. «< S'il est plus grand que nous, c'est qu'il a la tête plus élevée, mais il a les pieds aussi bas que les nôtres 2. » Quand on ouvre son livre, << on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme3. »

Dès son enfance, Pascal' épouvantait son père de la gran

1. Ainsi s'exprime, sur le premier chef-d'œuvre de la langue du xvir siècle, un écrivain qui semble en avoir conservé parmi nous toutes les belles traditions, M. V. Cousin, Rapport à l'Académie française sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées de Pascal, p. 5.

2. Pensées diverses, CVII, édition Faugère, t. I, p. 244.

3. Pensées sur l'eloquence et le style, IX, t. I, p. 249.

4. Blaise Pascal, nẻ à Clermont (Auvergne), en 1628, mourut à Paris en

deur et de la puissance de son génie1. A douze ans, seul et sans livres, il inventait, à ses heures de récréation, les éléments de la géométrie, dont il ignorait les termes. A seize ans il composait son Traité des sections coniques. Bientôt son organisation fléchit sous cette activité dévorante. Depuis l'âge de dix-huit ans, Pascal ne passa pas un seul jour de sa vie sans souffrir.

Sa jeunesse s'ouvre par quelques années bien différentes de la vie austère et désolée que nous rappelle son nom. Les médecins lui ayant interdit tout travail, il se jeta dans l'agitation du monde et prit le goût de ses plaisirs. C'est à cette époque que nous devons les charmantes pages du Discours sur les passions de l'amour. Pascal n'y a point encore sa grande manière si ferme et si concise, mais son style est empreint d'une fraîcheur pleine de suavité. On aime à trouver sous cette plume, qui devait écrire de si grandes choses, les observations les plus délicates, rendues avec une vérité de sentiment qui touche et attendrit. Ce discours est comme une de ces riantes vallées qu'on rencontre tout à coup dans un repli d'une haute et sévère montagne. La vie mondaine de Pascal fut de courte durée; un accident qui mit ses jours en danger le rappela aux sentiments religieux de son enfance, et le jeta entre les bras des solitaires de PortRoyal.

Aux portes de Paris, à trois lieues de Versailles, le XVIIe siècle voyait une dernière et mémorable reproduction des austérités de la Thébaïde et des ascétiques travaux de Lérins. Le monastère de Port-Royal, abbaye de filles de l'ordre de Cîteaux, fondé en 1204 par la comtesse Mathilde de Garlande, femme de Mathieu Ier de Montmorency-Marly, parti deux ans auparavant pour la quatrième croisade, s'élevait dans un lieu sauvage nommé autrefois Porrois3. Livré longtemps à l'oiseuse existence des couvents vulgaires, Port

4. Expressions de sa sœur, Mme Périer.

2. Publié pour la première fois par M. Cousin, dans la Revue des Deux Mondes, et qui fait partie des Pensées, Fragments et Lettres de l'édition de M. P. Faugère, t. I, p. 105.

3. Du mot Porra ou Borra, qui signifie en basse latinité vallon buissonneux où l'eau dort: Cavus dumetis plenus ubi stagnat aqua.

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