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sont pas des portraits, mais des créations. Molière produit comme la nature, et d'après les mêmes lois, mais il ne la calque pas. Comme elle il tire d'un germe unique ses plus belles conceptions.

L'intrigue qui entraîne ses acteurs et les enveloppe comme une atmosphère, est toute resplendissante du feu de son imagination. C'est une verve de gaieté qui échauffe, qui passionne tout ce monde comique, et rejaillit de tous les objets, comme la lumière d'un ciel du midi, en mille effets brillants. Cet éclat de joyeuse humeur, cet entrain d'imagination, croît chez Molière avec le don sévère de l'observation philosophique. A mesure que sa raison devient plus profonde et son coup d'œil plus pénétrant, sa verve comique monte et bouillonne de plus en plus. C'est pour ainsi dire le lyrisme de l'ironique et mordante gaieté, aux ébats purs, au rire étincelant. Le Malade imaginaire, avec son étourdissante cérémonie, en est le dernier terme et le plus frappant exemple. Molière y touche à cet idéal de l'imagination libre et sans frein, qui faisait le charme et la poésie de l'ancienne comédie grecque.

Si l'on considère cette étonnante réunion des plus belles et des plus rares qualités de l'intelligence, cette profonde. sagacité, cette verve inépuisable; si l'on songe à la fécondité de ce talent qui suffisait à la fois aux plaisirs de la cour, à l'amusement du peuple, aux besoins de la troupe et à l'admiration des connaisseurs; si l'on tient compte de cette rapidité d'exécution, de cette composition grande et hardie, espèce de peinture à fresque qui ne laisse pas la brosse se reposer un instant; si l'on place tout cela au milieu d'une vie active, occupée de mille soins, tourmentée par mille chagrins domestiques, et par tous les soucis d'acteur, d'auteur, de directeur, de courtisan, on se gardera bien de contredire Boileau, qui, le jour où Louis XIV lui demanda quel était le plus grand poëte du siècle, répondit sans hésiter: « C'est Molière. » Nous concevons pourtant que plus d'un lecteur, plus sensible aux pompeuses merveilles de Racine, ou à la naïveté si charmante et si riche de La Fontaine, réplique avec Louis XIV: « Je ne le croyais pas. »

CHAPITRE XXXIV.

SUITE DE LA POÉSIE SOUS LOUIS XIV.

BOILEAU. -LA FONTAINE. POETES SECONDAIRES.

Boileau.

Tandis que Racine et Molière dotaient la France de leurs chefs-d'œuvre, Boileau-Despréaux 1, leur ami, apprenait au public à les comprendre et à les admirer. Avant lui le goût incertain admettait confusément le bon et le médiocre. Une foule d'auteurs sans mérite encombraient la route des grands écrivains; Scudéry était admiré à côté de Corneille; le bel esprit, moqué par Molière, n'était pas catégoriquement proscrit et condamné. On vénérait la mémoire de Voiture, on se récriait devant les concetti de Saint-Amant et de Chapelain. On n'avait pas encore laissé à l'Espagne et à l'Italie

De tous leurs faux brillants l'éclatante folie.

Le grand Corneille lui-même est peut-être l'exemple le plus frappant de ce mélange du mauvais avec l'excellent, du faux goût avec le sublime. En un mot, il y avait alors des modèles; il n'y avait pas de doctrine. L'œuvre de Boileau fut de débrouiller l'art confus du xvIe siècle, d'assigner à chaque homme et à chaque chose son rang dans l'estime publique; sa gloire, c'est de l'avoir fait avec un discernement presque infaillible, avec un courage intrépide, et enfin d'avoir rendu ses arrêts dans une forme si heureuse, dans un langage si parfait qu'on ne sera pas plus tenté de les refaire que de les infirmer.

Le culte du bon sens, la souveraineté de la raison en matière de goût, tel est le mérite durable de la doctrine de Boileau. C'est là le trait de ressemblance qui l'unit aux autres grands hommes du siècle. C'est l'esprit de Descartes transporté dans la poésie.

On ne reconnaît pas moins dans sa critique les autres ca

1. Né à Paris, ou à Crosne, près Paris, en 1636; mort en 1744.

ractères plus passagers et plus accidentels de son époque. Amoureux avant tout de l'ordre et de la régularité, il discipline la poésie, comme Louis XIV la société; il établit rigoureusement dans les ouvrages d'esprit la division des classes; il prêche la noblesse du langage, insiste sur l'étiquette des hémistiches et sur la légitimité inviolable de la césure. Son esprit est plus juste que large, plus judicieux que profond; il voit volontiers les choses par leur côté le plus saillant, fût-il le plus étroit. S'il veut louer Molière de cette justesse de langage qui ne sacrifie jamais l'idée à l'expression, il lui demande avec admiration où il trouve la rime. S'agit-il d'apprécier la difficulté de concevoir le plan, l'ensemble d'une œuvre d'art, d'en subordonner toutes les parties les unes aux autres, d'en former une suite, une chaîne continue dont chaque point représente une idée, comme dit Buffon, « C'est un ouvrage qui me tue, écrit-il, par la multitude des transitions, qui sont, à mon sens, le plus difficile chefd'œuvre de la poésie. »

On s'attend bien que dans un siècle où domine exclusivement l'esprit de société, où les poëtes, en général, sentent peu la nature, Boileau ne fera pas exception. Il semble d'abord que ce défaut soit de peu de conséquence chez un poëte satirique. Cependant sa critique en subit le contrecoup. Disciple des anciens, il recommande la mythologie sans la comprendre; il prend pour un système d'allégories abstraites ce panthéisme de la vie universelle qui est l'âme de la poésie grecque. Il n'entend guère plus la poétique grandeur du catholicisme. Il repousse le merveilleux chrétien à la fois comme trop saint et comme trop aride: c'était calomnier du même coup la poésie et le dogme chrétien. Boileau. n'a pas plus que ses contemporains le sens du moyen âge; il montre une ignorance dédaigneuse de toute notre vieille poésie nationale, et il dirait volontiers, comme Louis XIV : c'est du gaulois; ou bien encore: ôtez-moi ces magots de la Chine. Il ne faut pas reprocher trop vivement au critique cet éloignement pour les temps qui finissent. Le progrès ne se fait qu'à ce prix; les idées nouvelles ne s'affirment que par la négation des anciennes la séparation devient hosti

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lité. Descartes dédaignait toute l'antiquité : c'était une forme exagérée de la souveraineté de la raison. Le christianisme naissant avait poursuivi le polythéisme jusque dans sa littérature. C'est au nom de l'esprit moderne que Boileau repousse toute la société féodale avec ses arts et sa poésie. Plus chrétien que catholique, plus religieux que dévot, c'est par indépendance qu'il retourne sous la discipline de nos vieux maîtres, les Grecs et les Latins. C'est encore là une autorité sans doute, mais une autorité librement choisie et interprétée librement.

La carrière poétique de Boileau peut se diviser en quatre périodes. Dans la première (de 1660 à 1668), le jeune satirique attaque les mauvais poëtes avec toute l'impétuosité de son âge il combat à outrance le faux goût importé d'Espagne et d'Italie. C'est alors qu'il publie neuf Sutires, dont quatre sont exclusivement littéraires, et dont les autres contiennent, contre les mauvais écrivains, une foule de traits inattendus et par là même plus piquants. « Les Satires appartiennent, dit Voltaire, à la première manière de ce grand peintre, fort inférieure, il est vrai, à la seconde, mais trèssupérieure à celle de tous les écrivains de son temps, si vous en exceptez Racine. »

Dans la seconde (de 1669 à 1674), Boileau laisse reposer la satire; il a renversé, il s'agit de reconstruire. Alors paraît l'Art poétique, où il formule et coordonne la doctrine littéraire qu'il vient de faire prévaloir. Il entremêle ce travail de l'ingénieuse et élégante plaisanterie du Lutrin, chef-d'œuvre de versification digne d'un moins mince sujet. Déjà une humeur moins bouillante anime le critique sa raillerie est plus enjouée. Il écrit les cinq premières Épitres, et commence à converser avec lui-même. C'est l'époque de la maturité de sa droite et inflexible raison.

Cette disposition philosophique persévère dans la troisième période (de 1674 à 1703), où paraissent les plus belles Epitres, celles qu'il adresse à Seignelay, sur le vrai, à Racine, sur l'utilité des ennemis, à Lamoignon, sur la vie du sage à la campagne, à Ses vers, sur les motifs qui ont conduit sa plume et dirigé sa vie.

Les dernières années de Boileau (de 1703 à 1711) furent tristes et moroses comme celles de Louis XIV. Retiré de la cour à cause de sa surdité, il finit par quitter même sa campagne d'Auteuil pour venir s'enterrer au cloître NotreDame, chez le chanoine Lenoir, son confesseur. L'esprit satirique se réveilla sous l'influence de la vieillesse chagrine, mais sans verve et sans grâce; il produisit les froides satires sur l'Honneur et sur l'Equivoque, dont la satire sur les Femmes et l'épître sur l'Amour de Dieu avaient déjà donné un triste avant-goût. Il manqua à ce sage la sagesse la plus rare, celle de savoir finir à propos 1.

Boileau est un événement immense dans l'histoire de la littérature. Il constitua le goût national, il sut dégager et mettre en relief son caractère le plus vital, le plus permanent, le bon sens ingénieux et moqueur; il ennoblit ce vieil esprit français des Villon, des Marot, en lui apprenant le langage élégant de l'antiquité classique et toutes les bienséances de la plus spirituelle des cours : c'est le bourgeois de Paris dans la grande galerie de Versailles.

Ces avantages furent achetés par quelques inconvénients. On a trop cru que Boileau avait tracé les limites définitives de l'art on l'a trop appelé le législateur du Parnasse. Il fut plutôt le précepteur de son siècle, et, dans son siècle même, il instruisit moins les écrivains que le public. Sans doute ses conversations durent être précieuses pour ses illustres amis, à qui il apprenait à être mécontents d'euxmêmes et à rimer difficilement. Mais ses écrits ont surtout pour but de former des lecteurs; et ils sont parfaitement appropriés à cette tâche. Sa critique est nette, simple, accessible à tous, plutôt négative qu'inspiratrice; elle réduit les principes de l'art à ceux du sens commun. Elle est piquante, railleuse, médisante, toute relevée de noms propres, enfin elle coule ses préceptes dans des vers impérissables, aussi brillants d'images que de raison elle en fait des proverbes, et les impose, bon gré mal gré, à la mémoire.

1. D. Nisard, Histoire de la littérature française, t. II, p. 376.

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