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mettre aux lois de la proportion en portant la mesure dans l'immensité même. Tel est le fruit de son commerce continuel avec la Bible, seule nourriture assez forte pour son génie. Les autres théologiens étudiaient froidement l'Écriture, comme la matière de leur science: Bossuet y voit la science vivante, la parole toujours vibrante et enflammée; il s'en pénètre et s'en revêt tout à la fois; il fait siens tout ensemble l'esprit et la forme, autant que le permet la différence des temps et des langues1. »

Les contemporains de Bossuet respectaient trop sa parole pour oser l'admirer. Ils sentaient sa puissance sans se rendre compte d'un art si extraordinaire. Ils croyaient ne devoir qu'à sa doctrine l'émotion qu'ils éprouvaient au pied de sa chaire, et ne songeaient pas à analyser la foudre qui les renversait. Aux yeux de son siècle, Bossuet n'était pas un orateur, mais un Père de l'Église. C'est peut-être là, en effet, la marque la plus véritable de son génie, et la source de son éloquence. Bossuet ne fut grand orateur que parce qu'il était plein de la doctrine qu'il devait enseigner. Sa vie ne fut qu'une longue bataille contre tous les ennemis du dogme il fut l'homme de tous les besoins, le soldat de tous les dangers. Tantôt il cherche à réunir de ses fortes mains les deux parts de l'Europe que le protestantisme a divisées vain mais noble effort, bien digne de la France et du XVIIe siècle! Tantôt se posant au milieu de deux doctrines rivales et extrêmes, il frappe jansénistes et jésuites avec l'impartialité de la droiture et du bon sens. C'est lui qui, dans l'assemblée de 1682, rédige la déclaration du clergé,⚫ véritable charte de l'Église gallicane, sanction définitive et officielle qui consacre la ruine de la théocratie du moyen âge, et même de la monarchie absolue dans l'ordre spirituel. Enfin, une dernière lutte, plus douloureuse sans doute pour le vainqueur, fut celle où, toujours fidèle à l'antique

1. Henri Martin, Histoire de France, t. XV, p. 86.

2. Exposition de la foi catholique (1671); Conférence avec le ministre Claude (1678); Histoire des variations (1688); Négociations avec Leibnitz (1694).

3. De l'état présent de l'Eglise; Sur la morale relâchée; Mémoires présentés à Louis XIV (1700).

tradition de l'Église, et au sens pratique qui n'abandonne jamais son génie, Bossuet s'éleva, dans la question du Quiétisme (1697), contre un homme qui avait été son admirateur et son ami, mais dont toutes les tendances, toutes les opinions, toutes les vertus, formaient avec celles de Bossuet lui-même le plus violent contraste, et menaçaient, à leur insu, tout l'édifice religieux et monarchique du xvir® siècle. Nous voulons parler de Fénelon.

Fénelon.

La carrière de Fénelon se déploie parallèlement à celle de Bossuet, dans un contraste plein de lumière. Tous deux furent enfants précoces, tous deux sont théologiens, philosophes, orateurs, écrivains du premier ordre; tous deux, évêques et docteurs de l'Église; tous deux précepteurs de princes et ornements de la cour; mais ces rapports ne font que mieux ressortir les différences de leurs génies.

En religion, en politique, en littérature, ils n'ont rien de commun que l'excellence de leur esprit et la beauté de leurs ouvrages.

Bossuet et Fénelon furent deux principes plutôt que deux hommes rivaux; et leur opposition, qui tourmenta leur vie et affligea leurs contemporains, réduite aujourd'hui par la perspective de l'histoire, n'est qu'une richesse de plus dans la fécondité intellectuelle du grand siècle.

Bossuet était l'homme de la tradition, de l'immobilité majestueuse des doctrines. Il saisissait entre ses bras puissants tout le passé du christianisme, pour l'opposer au mouvement terrible qui entraînait le présent. De là sa grandeur, sa sublimité et quelquefois sa rudesse. Ne cherchez pas en lui un homme; c'est un dogme, et un dogme qui a foi en lui-même, qui sait qu'il descend du ciel et a droit de régner.

Fénelon est l'apôtre de l'inspiration intérieure. Quoique admirablement docile à la parole de l'Église, il est certaines vérités qu'il contemple dans le sanctuaire de sa conscience. Il sait qu'il ne faut pas chercher cette lumière

au dehors de soi, et que chacun la trouve en soi-même. Notez bien que cette révélation intime n'est pas le rêve d'un mystique. La voix qu'écoute Fénelon n'a rien de privilégié, d'individuel: Elle est commune à tous les hommes, supérieure à eux; elle est parfaite, éternelle, immuable, toujours prête à se communiquer en tous lieux et à redresser tous les esprits qui se trompent. Elle se montre à la fois à tous les hommes, dans tous les coins de l'univers. Il ne reste plus qu'à lui donner son nom sacré, et à fléchir le genou devant elle Fénelon ne s'arrêta pas à moitié chemin : Où estelle, s'écrie-t-il, cette raison supréme? n'est-elle pas le Dieu que je cherche1?

:

Bossuet avait jeté un abîme insondable entre Dieu et la création, et c'est sur les sommets inaccessibles de l'infini qu'il avait trouvé le sublime dont il foudroie toutes les grandeurs de la terre. Fénelon n'est pas moins sublime quand il réconcilie ces deux extrêmes dans une éternelle communion. Cet Etre, qui est infiniment, voit, en montant jusqu'à l'infini, tous les degrés auxquels il peut communiquer l'étre.... Dans chaque objet particulier, Fénelon observe sa correspondance à un certain degré d'être qui est en Dieu, et dont cet individu est lui-même une communication".

Bossuet est surtout théologien. Il voit avec douleur qu'on soit arrivé à ces temps de tentation, où l'éloquence éblouit les simples, la dialectique leur tend des lacets, une métaphysique outrée jette les esprits dans des pays inconnus 3. Fénelon, quoique profondément convaincu de la foi dont il est le ministre, quoique effrayé aussi d'un bruit sourd d'impiété qui vient frapper ses oreilles, s'engage volontiers dans des routes nouvelles. Il honore assez la religion pour ne craindre pour elle le contact d'aucune vérité. Son traité de l'Existence de Dieu, qu'on peut rapprocher avec intérêt du traité

1. Fénelon, De l'Existence de Dieu, I partie, ch. IV, § 3; et II partie, ch. IV.

2. Fénelon, De l'Existence de Dieu, IIe partie, ch. iv.

3. Bossuet, Relation du Quiétisme.

4. Fénelon, Sermon sur l'Epiphanie, II partie.

sur la Connaissance de Dieu et de soi-même, part de Descartes, comme Bossuet, mais il s'élance au delà de Malebranche et de Platon. Ajoutez que la démonstration métaphysique y repose sur une large et magnifique base : la première partie du traité est un tableau brillant de la nature, heureuse imitation de celui de Cicéron, dans la Nature des dieux. Par un attribut distinctif de sa philosophie, Fénelon, dans cet admirable ouvrage, joint sans cesse le sentiment à la pensée, et ne réussit pas moins à émouvoir qu'à convaincre.

C'est par le cœur surtout que diffèrent les deux nobles rivaux. La sensibilité de Bossuet disparaît dans sa grandeur: l'amour est l'âme de Fénelon, le principe de toute sa vie, le foyer de son génie. Celui qui disait: Il serait à désirer que tous les bons amis s'entendissent ensemble pour mourir le même jour.... Et encore: Il en coûte beaucoup d'être sensible à l'amitié, mais ceux qui ont cette sensibilité aiment mieux souffrir que d'être insensibles, celui-là devait porter dans la religion la tendresse de saint François de Sales. Ses Lettres spirituelles produisent dans l'âme une impression de calme et de bonheur qui charme et persuade, avant même d'avoir convaincu. « Soyez avec Dieu, écrit-il, en conversation guindée comme avec les gens qu'on voit par cérémonie, mais comme avec un bon ami qui ne vous gêne en rien et que vous ne gênez point aussi. On se voit, on se parle, on s'écoute, on ne se dit rien, on est content d'être ensemble sans se rien dire; les deux cœurs se reposent et se voient l'un dans l'autre et ils n'en font qu'un seul.... On n'est jamais de la sorte qu'imparfaitement avec les meilleurs amis; mais c'est ainsi qu'on est parfaitement avec Dieu 2. >>

non

Ce qui est diversité dans la métaphysique éclate dans la vie en luttes et en discordes. Bossuet devint l'adversaire de Fénelon. L'amour pur, l'amour désintéressé, dont celui-ci voulait faire l'idéal de la religion, devint l'occasion du

1. Histoire de la vie de Fénelon, par Ramsay, p. 174.

2. Lettre CLXXXI.

combat. On a accusé à tort, selon nous, les intentions de Bossuet. Sans doute, ses paroles eurent trop d'aigreur, mais la lutte elle-même était nécessaire; c'était le choc de deux doctrines. Bossuet s'est montré sévère et inflexible, parce qu'il a dú l'étre, et que les saintes vérités de la religion n'admettent point les mollesses et les vaines complaisances du monde'. Jusqu'au moment de la dispute, Bossuet, chose étrange! n'avait jamais rien lu de saint François de Sales ni des autres auteurs de ce genre. Tout lui était nouveau, tout le scandalisait. « Je le dis avec douleur, écrit-il à son ancien ami, vous avez voulu raffiner sur la piété vous n'avez trouvé digne de vous que Dieu beau en soi. » C'était ouvrir la porte au mysticisme. Qui sait même? cette communication trop directe de l'âme avec Dieu, cette révélation intérieure et immédiate, ces méditations d'où Jésus-Christ était absent par état, ne préparaient-elles pas ce qu'on a depuis appelé le rationalisme? Il y allait de toute la religion3. L'amour de Dieu fut donc le crime glorieux de Fénelon. L'expiation n'en fut pas moins admirable. On sait avec quelle héroïque humilité l'archevêque de Cambrai abdiqua, à la voix de l'Église, ce qu'un homme a de plus cher au monde, ses convictions individuelles.

Louis XIV, à la demande de Bossuet, avait sollicité, pressé, arraché de la cour de Rome, la condamnation du livre des Maximes des saints, où Fénelon avait concentré sa doctrine. Le roi n'aimait pas l'archevêque. Un instinct de despote l'avertissait que l'édifice si régulier, si logique, de son pouvoir absolu, avait là un ennemi d'autant plus redoutable qu'il était moins violent. On disait avec raison que la grande hérésie de l'archevêque de Cambrai était en politique et non pas en théologie"; et Louis l'appelait nettement le plus bel esprit et le plus chimérique de son royaume. Les chimères de Fénélon devaient être bien dépassées par les

4. Réponses de Bossuet aux lettres de Fénelon, dans Bausset, t. II, p. 446. 2. Lettre de Fénelon à M. Tronson (manuscrite), ibidem, t. II, p. 70. 3. Paroles de Bossuet à Louis XIV.

4. D'Alembert, Eloge de Fénelon.

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