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de la terre et finit par les Époques de la nature, marquant ainsi son début et son terme par deux immortels monuments! Trente années séparent ces deux ouvrages; et, comme si l'historien de la nature avait partagé le privilége de son éternelle jeunesse, le second, rédigé par une main septuagénaire, ne se distingue du premier que par la justesse du coup d'œil et la perfection plus grande de la forme. « La Théorie de la terre (1749) avait étonné le monde : les Époques de la nature (1778) sont peut-être, parmi tous les ouvrages du XVIIIe siècle, celui qui a le plus élevé l'imagination des hommes 1. »

Nous avons loué dans Buffon l'étude sévère des faits, et cependant rien n'est plus connu que l'audace aventureuse de ses généralisations. C'est qu'en effet ce grand homme est conduit tour à tour par deux esprits divers, l'esprit d'observation et l'esprit de système. Il est à la fois disciple de Newton et de Descartes; ou, si l'on veut, il imite Descartes dans la double tendance de sa pensée. Sa haute raison lui commande de s'attacher à l'expérience; son génie impatient du doute le lance dans des hypothèses. C'est l'auteur du système sur la formation des planètes qui a dit : « En fait de physique, on doit rechercher autant les expériences qu'on doit craindre les systèmes. C'est par des expériences fixes, raisonnées et suivies, que l'on force la nature à découvrir son secret. Toutes les autres méthodes n'ont jamais réussi 2.

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Aussi, quand il hasarde ses conjectures, a-t-il grand soin de les séparer de l'histoire positive qui les précède. Luimême avertit son lecteur de « la grande différence qu'il y a entre une hypothèse où il n'entre que des possibilités, et une théorie fondée sur des faits. Mais ces systèmes euxmêmes, de quelle poétique grandeur n'a-t-il pas su les in

4. Flourens, Histoire des travaux de Buffon, ch. x. Nous devons au savant académicien plusieurs de nos jugements sur Buffon: nous lui en témoignons ici notre reconnaissance, sans prétendre le rendre responsable de nos inexactitudes ou de nos erreurs.

2. Préface de la traduction de la Statique des végétaux de Hales. 3. T. I, p. 129 (1гe édit.).

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vestir? Soit qu'il détache les planètes, comme des étincelles brûlantes, du globe de leur soleil, et nous fasse assister au refroidissement progressif de cette terre qui ne fut d'abord qu'une masse fluide et embrasée; soit que, poursuivant la nature jusque dans son sanctuaire, il cherche à expliquer le mystère de la génération, accumule partout les germes des êtres, peuple le monde de molécules organiques qui aspirent à la vie et s'élancent çà et là en générations spontanées, assurant ainsi l'immortalité même à la matière, son imagination créatrice se déploie dans toute sa puissance, comme pour suppléer à celle de la nature qu'il ne peut atteindre : il communique au lecteur l'enthousiasme dont il est saisi; ses idées semblent trop belles pour être fausses : « Ce me fut une surprise extraordinaire, dit le sceptique Hume, de voir que le génie de cet homme donnait à des choses que personne n'a vues une probabilité presque égale à l'évidence. Cela me paraît, je l'avoue, un des plus grands exemples de la puissance de l'esprit humain. »« Assurément, ajouterons-nous avec un savant naturaliste de nos jours, « Buffon est grand, même par ses systèmes; car, à tout prendre, j'aime mieux une conjecture qui élève mon esprit qu'un fait exact qui le laisse à terre, et j'appellerai toujours grande la pensée qui me fait penser 1.

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Il faut remarquer d'ailleurs que parmi les conclusions précipitées de Buffon, il en est qui ne sont que d'admirables pressentiments. Souvent son génie devance l'observation, et semble justifier son dangereux axiome: « Le meilleur creuset, c'est l'esprit. » N'a-t-il pas proclamé le premier cette belle loi de la distribution des espèces sur le globe, qui, assignant à chaque animal sa patrie, rattache l'histoire naturelle à la géographie, comme Montesquieu y avait rattaché la législation? L'idée des espèces perdues, la plus belle idée de notre siècle en histoire naturelle, n'a-t-elle pas été avancée par Buffon dès le temps où il commençait ses travaux ? Enfin n'a-t-il pas entrevu la belle théorie de la subordination des parties, dont l'anatomie comparée a fait une science?

4. Flourens, Histoire des travaux et des idées de Buffon, ch. XIII.

On peut donc dire que Buffon et Cuvier forment une chaîne continue qui réunit deux siècles. L'un devine, l'autre démontre, et les prévisions du premier deviennent les découvertes du second.

Buffon a même jeté, en dirigeant Daubenton, les premières bases de l'anatomie comparée, qui lui manquait. Peutêtre même comprit-il mieux que son ami toute la portée de cette nouvelle science. A mesure que l'habile anatomiste avançait dans ses dissections, Buffon saisissait l'esprit de ces progrès successifs. Dans ce travail combiné, l'un était la main, l'autre l'œil. Buffon s'élançait vers la conclusion : son sage collaborateur, qui, suivant l'expression de Buffon, « n'avait jamais ni plus ni moins d'esprit que n'en exigeait son travail,» modérait la précipitation du grand homme : un mot, un sourire de Daubenton, l'avertissait de ses écarts et lui conseillait la prudence.

Après Daubenton, l'abbé Bexon et Guesneau de Montbéliard prêtèrent souvent leur concours à Buffon; ils observaient pour lui: quelquefois même ils prenaient la plume. Mais avec quelque habileté qu'ils imitassent la manière du maître, ils l'exagérèrent sans l'égaler. Car le style c'était l'homme.

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Le grand style de Buffon, voilà ce qui assurera à jamais sa réputation. Lui-même en avait l'orgueilleuse conscience : « Les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité. La multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l'immortalité.... Les connaissances, les faits et les découvertes s'enlèvent aisément, se transportent et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles. Ces choses sont hors de l'homme : le style est l'homme même1. »

Qui aurait vu le seigneur de Montbar au milieu de son magnifique château, avec son grand air, sa noble figure, sa riche toilette, ses fines manchettes et sa perruque poudrée avec soin, même quand il s'enfermait pour écrire; qui l'au

4. Discours de réception à l'Académie française.

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rait vu le dimanche se rendre à l'église, accompagné d'un capucin, son commensal, son confesseur et son intendant, marcher la tête haute au milieu de ses vassaux, s'asseoir avec pompe dans son banc seigneurial, et recevoir volontiers l'encens, l'eau bénite et les autres honneurs dus au sang des Buffon, aurait pu pressentir le ton de dignité noble, mais un peu trop solennelle de ses écrits. Il est heureux pour Buffon que la nature lui ait fourni une grande matière; car il était incapable de s'abaisser à un style élégamment simple. M. de Buffon, dit Mme Necker, ne pouvait écrire sur des sujets de peu d'importance quand il voulait mettre sa grande robe sur de petits objets, elle faisait des plis partout. » Mais en revanche, quelle richesse de coloris, quelle puissance d'imagination! comme il nous intéresse à cette variété infinie d'animaux de tous genres qu'il fait passer sous nos yeux! Buffon a décrit deux cents espèces de quadrupèdes et de sept à huit cents espèces d'oiseaux, et jamais il ne cause ni ne semble éprouver de fatigue. Chacune de ses descriptions est une peinture; il sait même animer la scène en empruntant à la nature morale de l'homme quelques traits du caractère de ses personnages. En dépit du sévère Daubenton', le lion est « le roi des animaux » pour Buffon comme pour La Fontaine; « le chat est infidèle, faux, pervers, voleur, souple et flatteur comme les fripons; » le cheval est « ce fier et fougueux animal qui partage avec l'homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats. » Plus le sujet s'élève, plus Buffon se trouve dans son naturel; il se plaît dans la description de « ces déserts sans verdure et sans eau, de ces plaines sablonneuses, sur lesquels l'oeil s'étend et le regard se perd, sans pouvoir s'arrêter sur aucun objet vivant. » Il triomphe au sein de cette nature sauvage, inhabitée, de ces arbres plus que centenaires « courbés, rompus, tombant de vétusté; il semble avoir parcouru lui-même ces lieux qu'il décrit avec une vérité si frappante. Mais jamais son génie d'écrivain ne se déploie si largement que dans ses belles

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4. « Le lion n'est pas le roi des animaux: il n'y a pas de roi dans la nature. » Séances des écoles normales, t. I, p. 291.

conjectures sur l'état primitif du globe; la majesté du style est égale à celle du sujet, quand « il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monuments et recueillir leurs débris.... » C'est alors qu'il « fixe quelques points dans l'immensité de l'espace, et place un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps1. >>

Il faut néanmoins remarquer comme restriction à nos éloges que Buffon a plus d'imagination que de sensibilité, plus de noblesse que d'émotion. Ses écrits ressemblent à ces cristallisations étincelantes, à ces stalactites superbes, mais froidement splendides. Le sentiment religieux n'a point passé par là. Sous le voile magnifique des phénomènes, on ne sent pas la présence de Dieu. Son nom sacré se trouve quelquefois dans l'ouvrage, mais sa pensée y est rarement; et cette nature privée de son âme divine a quelque chose de désolant dans sa majestueuse et inexorable grandeur. Quelle différence, je ne dis pas avec Jean-Jacques Rousseau, mais même avec le savant Linnée, le classificateur, l'homme de la méthode, que l'écrivain français a eu le tort de ne pas apprécier! Buffon ramène tout à l'homme il décrit les objets dans l'ordre où ils se présentent à ses yeux; mais cet ordre, purement subjectif, cet égoïsme humain, en brisant la grande chaîne de l'être, semble aussi tarir dans l'observateur la source vive du sentiment. Linnée a la puissance de l'enthousiasme. Dans son latin altéré et barbare, il trouve d'admirables accents, son âme semble se répandre dans la nature, et de la nature s'élever jusqu'à Dieu. Buffon est de l'école de Locke, de Condillac comme eux il fait venir toutes les

4. T. V, p. 4 (supplément).

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2. M. Flourens, à qui appartient cette observation, cite à l'appui de sa pensée quelques lignes charmantes de Linnée : le commencement de sa description de l'hirondelle a quelque chose d'inspiré, dit-il, et qui tient de l'hymne : Venit, venit hirundo, pulchra adducens tempora et pulchros annos.

Et cette pensée que lui arrache un triste retour sur l'homme: 0 quam contempta res est homo, nisi supra humana se erexerit. Le lecteur trouvera dans cette phrase l'écho d'une belle page de Pline, mais corrigée par un sentiment chrétien.

Buffon, en écrivant sa fameuse description du cheval, pensait peut-être à ces mots de Linnée: Animal generosum, superbum, fortissimum, cursu furens, etc.

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