[[Avant de donner les règles générales d'interprétation formulées par Mourlon, il importe de citer les articles 9 et 10 de notre code civil qui ne se trouvent pas dans le code Napoléon, car ce sont des règles de notre droit public. L'article 9 se lit comme suit: 9. "Nul acte de la législature n'affecte les droits ou préroga❝tives de la couronne, à moins qu'ils n'y soient compris par une disposition expresse. "Sont également exempts de l'effet de tel acte, les droits des " tiers qui n'y sont pas spécialement mentionnés à moins que l'acte "ne soit public et général. La première partie de l'article découle de la constitution anglaise qui veut protéger le roi contre les effets de la sanction qu'il donne aux mesures votées par la législature. Ces mesures n'ayant force de loi qu'en vertu de la sanction royale, les prérogatives du roi ne seront affectées que s'il en est fait une mention expresse. Alors l'attention du souverain sera attirée sur la disposition en question, et il donnera ou refusera sa sanction en connaissance de cause. Ceci ne veut pas dire que le souverain est exempt de l'autorité des lois. Au contraire, comme premier citoyen de l'État, le roi doit s'y soumettre, et par le serment qu'il prête lors de son couronnement, il jure de gouverner le peuple conformément aux statuts passés en parlement et aux lois et coutumes du royaume. Mais pour des raisons d'État, et à cause des nécessités du gouvernement, on a dû admettre, en faveur du roi, certains droits fondés sur la constitution même du royaume. Ces droits sont connus sous le nom de prérogatives. On peut distinguer deux espèces de prérogatives: les prérogatives politiques et les prérogatives civiles. Les premières sont le droit du roi d'avoir des ambassadeurs, de conférer des titres de noblesse ou d'honneur etc.; les secondes sont, entre autres, le droit que possède le souverain de se faire payer avant d'autres créanciers, d'être exempt de poursuites judiciaires, autrement que par voie de pétition de droit, de n'être pas, sauf quelques exceptions, soumis à la prescription conformément au principe: nullum tempus occurit regi (article 2211 et suivants, code civil). L'article 9 n'a en vue que les prérogatives civiles, quoique le principe qu'il énonce s'applique également aux prérogatives politiques. Il ne s'étend pas à certaines prérogatives sui generis qui sont plutôt les prérogatives du sujet, auquel le roi prête son autorité pour lui permettre de faire respecter ses droits; tels sont les brefs appelés brefs de prérogative, les brefs de Mandamus, de Prohibition, d'Injonction, de Quo Warranto et de Certiorari. Dans la cause de Sir Alexander Campbell, ès qual., v. Judah (7 L. N., p. 147), le juge Mathieu a décidé, en 1884, que l'article 9 du code civil ne se rapporte qu'aux droits et prérogatives du souverain qui découlent de la souveraineté dont il est investi; les droits civils qui peuvent appartenir au roi comme à ses sujets ne tombent pas sous le coup de cet article. Conformément à ce principe, la cour a décidé qu'on pouvait plaider, en compensation à une demande de la couronne pour prix d'un terrain vendu, une réclamation contre elle pour salaire. La deuxième partie de l'article 9 s'expliquera mieux quand nous aurons cité l'article 10. 10 (tel qu'amendé par les S. R. P. Q., art. 5774). — " Tout "acte est public, à moins qu'il n'ait été déclaré privé. "Chacun est tenu de prendre connaissance des actes publics; "les actes privés, au contraire, doivent être plaidés (a).” Donc, la règle générale, c'est qu'un acte (et en parlant d'acte, on entend maintenant une loi votée par la législature) est public, c'est-à-dire fait pour des fins d'intérêts publics, et applicable à tout le monde. Les tribunaux comme le public sont tenus d'en prendre connaissance, sans qu'on soit obligé de désigner la loi particulière dont on réclame le bénéfice. Cela ne veut pas dire que les tribunaux soient tenus de suppléer à la négligence d'un plaideur qui omet d'invoquer un droit dont il aurait pu se prévaloir. A moins qu'il ne s'agisse d'une loi d'ordre public, la cour jugera la cause telle que les parties l'ont faite. Mais il n'est pas nécessaire de désigner nommément l'acte en particulier, il suffit de réclamer le bénéfice de la loi en général. Par exemple, la compensation existe en vertu d'une loi publique, elle s'opère même de plein droit, mais si on ne l'invoque pas avec des conclusions appropriées, le tribunal n'en tiendra pas compte. Les actes privés sont des lois adoptées par la législature pour protéger ou favoriser des intérêts privés. Mais quelque privé que soit le but de la loi, il faut encore que le législateur lui-même déclare que l'acte sera réputé privé, autrement ce sera un acte public (b). (a) Il est curieux de remarquer que l'article 10, tel qu'amendé, dit aujourd'hui tout le contraire de ce qu'il disait avant que l'amendement eût été fait. Autrefois, les actes étaient publiés par leur nature même ou pour avoir été déclarés tels; tout autre acte était privé. (b) Il est à remarquer que dans la plupart des cas, le législateur ne fait pas cette déclaration, même quand le but de la loi est manifestement privé. Ainsi, le plus souvent, le projet de loi qu'on appelle bill privé, quand il est devant la législature, devient, faute de la déclaration requise du législateur, un acte public. Venons maintenant à la deuxième partie de l'article 9. Le législateur dit que les droits des tiers qui ne sont pas spécialement mentionnés dans une loi, ne sont pas affectés par cette loi à moins que l'acte ne soit public et général. L'acte privé, n'est qu'un contrat sanctionné par le législateur, comme le serait un contrat ordinaire, res inter alios acta. Il nous reste maintenant à citer les règles générales d'interprétation des lois posées par Mourlon.]] Les règles, dit-il, qui doivent diriger cette interprétation, sont fort nombreuses; je me borne aux plus nécessaires. 1o Les législateurs puisent souvent leurs inspirations dans les anciennes lois, qu'ils ne font qu'améliorer et accommoder aux mœurs de leur temps: il importe donc de les étudier, et, pour les bien comprendre, de consulter les anciens auteurs qui les ont commentées. 2o Les circonstances qui ont donné naissance à la loi révèlent son esprit : il est toujours utile de les connaître. 3° L'exposition de ses motifs, les observations et discours auxquels elle a donné lieu, la mettent en lumière: l'étude de ces travaux préparatoires est essentielle. 4° L'usage est un excellent interprète de nos lois; Justinien le considérait comme le plus sûr: Optima est legum interpres consuetudo, disait-il (1). C'est qu'en effét, les lois ne sont souvent que la consécration des règles dont l'utilité a été démontrée par une constante pratique. 5o Les diverses dispositions dont une loi se compose s'interprètent les unes par les autres; c'est en les combinant qu'on en découvre le véritable sens: Incivile est, nisi totâ lege perspecta... judicare (art. 1018). 6° On peut prendre pour auxiliaires les autres parties de la législation, et, par exemple, interpréter le code civil par le code de procédure: c'est en suivant la filiation des idées qu'on découvre le but que s'est proposé le législateur. 7° La loi postérieure l'emporte sur la loi antérieure; la loi spéciale sur la loi générale. 8° Lorsque la loi est susceptible de deux sens, il faut l'entendre dans le sens avec lequel elle peut produire un effet, plutôt que dans le sens avec lequel elle n'en produirait aucun; les législateurs mettent tous leurs soins, en effet, à ne pas faire des lois inutiles (art. 1014). (1) Cette maxime est empruntée au jurisconsulte Callistrate: L. 37 D., De legibus (I, III.) Si les deux sens dont elle est susceptible sont également utiles, on doit naturellement admettre, à moins que le contraire ne soit d'ailleurs démontré, que le plus conforme à l'équité est le véritable car l'équité est le guide ordinaire du législateur. 9o Le sens qui, à la simple lecture du texte, se présente naturellement à l'esprit, donne presque toujours la véritable pensée de la loi car les législateurs ne s'amusent point à faire des énigmes. 10° Cependant, la formule qu'ils emploient n'est pas toujours heureuse; il arrive quelquefois qu'elle ne reproduit pas exactement leur pensée : l'esprit de la loi peut donc, dans certains cas, l'emporter sur le texte. Ainsi, les conséquences que la lettre de la loi autorise doivent être rejetées, lorsqu'elles ne sont pas conformes à son esprit. Il faut admettre celle que son texte ne paraît pas comprendre, mais que son esprit justifie. Toutefois, prenons garde! l'argument a pari n'est pas toujours bon. Il faut, à cet égard, faire plusieurs distinctions. Les lois penales ne l'admettent jamais. Tout est de rigueur en cette matière: tout ce qui n'est pas expressément défendu est licite. Les inductions n'étant point permises, nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi formelle: Nullu pœna sine lege (voy. supra, p. 104). Quant aux lois civiles, les unes le comportent, les autres y résistent. Sont-elles favorables, c'est-à-dire conformes aux principes généraux qui ont servi de base à notre législation: elles peuvent être, par analogie, étendues aux cas qu'elles n'ont pas textuellement prévus. Sont-elles, au contraire, exceptionnelles, c'est-à-dire sortent-elles du droit commun: elles n'admettent aucune extension; les exceptions ne se suppléent point: Exceptiones sunt strictissima interpretationis. 11° L'argument qui dicit de uno negat de altero, connu sous le nom d'argument à contrario, est dangereux; il n'est bon que lorsque le résultat auquel il conduit est raisonnable et conforme à l'esprit général de la loi, ou lorsque, partant d'une disposition exceptionnelle, on rentre dans le droit commun. 12° L'argument qui peut le plus peut le moins est, en général, fort concluant; cependant il ne faut pas l'admettre lorsqu'il est établi, soit par l'histoire, soit par la nature même de la loi, que le législateur a eu, ce qui arrive quelquefois, des motifs particuliers de prohiber le moins en tolérant le plus. Nous connaissons les règles qui doivent diriger l'interprétation ; il importe maintenant d'en étudier les effets. Toute interprétation est doctrinale: elle consiste toujours à déterminer, par le secours de la science juridique, le sens vrai de la loi. Quant à ses effets, des distinctions sont nécessaires. L'interprétation, à ce point de vue, est tantôt purement doctrinale, tantôt judiciaire, tantôt officielle ou réglementaire. 1° Interpretation purement doctrinale. C'est celle qui est donnée par les écrivains, par les jurisconsultes; elle n'a aucune force obligatoire. Lorsque les tribunaux la suivent, ce n'est pas parce qu'elle leur est imposée; mais c'est parce qu'après l'avoir vérifiée et trouvée juste, ils se l'approprient. 2° Interprétation judiciaire. C'est celle qui est donnée par les juges dans les causes particulières qui leur sont soumises. Elle a une certaine force obligatoire, mais fort restreinte. Elle est obligatoire quant à l'affaire jugée, je veux dire quant à la cause qui y a donné lieu. Oui, quant à cette affaire, l'interprétation qui a été donnée est réputée juste pour tout le monde; la loi elle-même la fait sienne. Mais, en dehors de la contestation même qu'elle a tranchée, elle n'a aucune autorité et n'engage personne; elle ne lie ni les autres tribunaux, ni même le tribunal qui l'a donnée (art. 1241). Si une autre cause, en tous points semblable, mais nouvelle, se présente, le tribunal saisi est libre ou de suivre la première interprétation, ou d'en donner une autre (a). 3° Interpretation officielle ou réglementaire. C'est celle qui est donnée d'une manière générale; elle oblige tout le monde; les tribunaux n'ont pas le droit de s'en écarter (b). [[Notre code civil contient quelques règles d'interprétation qui ne se trouvent pas dans le code Napoléon. (a) Telle est la doctrine du droit français. En ce pays, d'après l'usage, et non en vertu d'une loi expresse, les arrêts de nos tribunaux supérieurs sont censés lier les cours inférieures. C'est un terme moyen entre le système anglais où les précédents ont une force obligatoire et le système français, où le jugement ne vaut que comme raison écrite. Je puis ajouter qu'un tribunal inférieur en persistant à interprêter la loi contrairement à la doctrine suivie par les cours d'appel, rend un mauvais service aux plaideurs, et surtout à la partie en faveur de laquelle il a jugé. Le jugement ne pouvant se maintenir, on expose cette partie à payer doubles frais. (b) Cette interprétation officielle n'existe pas dans notre droit. Cependant, la législature adopte souvent des lois interprétatives. Je ne rapporterai pas l'analyse que fait Mourlon des différentes lois françaises qui ont réglé cette interprétation officielle. |