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HISTOIRE DIPLOMATIQUE

DE LA

CRISE ORIENTALE.

De nos jours une guerre entre les États de l'Occident n'est rien moins que favorable au développement de la société. Tel ou tel prince, tel ou tel peuple peut bien retirer certains avantages des hostilités ou de la conclusion d'une paix; mais la civilisation est répartie si également dans toute la moitié occidentale de l'Europe, qu'il faudrait des changements de territoire multiples et radicaux pour accroître d'une manière sensible le bien-être des masses. Aussi les conséquences des guerres que les États de l'Ouest peuvent se faire entre eux affectent-elles plutôt les intérêts politiques que le mouvement civilisateur; tandis qu'aucun choc n'a lieu entre

l'Occident et l'Orient, sans que l'influence s'en fasse sentir sous ces deux rapports à la fois. Nous allons donc considérer ici la question orientale non seulement sous sa face politique, mais encore au point de vue de la civilisation.

I. Le trait le plus général et le plus saillant qui distingue les temps modernes des temps anciens, c'est que la civilisation, au lieu de suivre comme autrefois une direction de l'orient à l'occident, a depuis quelques siècles tendu de plus en plus à se répandre de l'occident à l'orient. Le génie de l'Europe occidentale est devenu le fleuve qui féconde la terre entière; et dans sa marche il se fût beaucoup plus avancé vers l'Asie, s'il n'eût rencontré une digue naturelle dans les populations slaves échelonnées dans l'Europe orientale du sud au nord. Cet obstacle en a arrêté d'autant plus les progrès, que les puissances politiques qui dominent sur ces populations ne comptent qu'un nombre insuffisant d'individus pour représenter leur élément occidental et qu'en outre elles se sont presque constamment, tant pour les affaires intérieures que pour les affaires extérieures, servies de l'antagonisme originaire existant entre la race germanique et la race slave comme d'un moyen d'affermir et d'étendre leur domination.

II. De toutes les puissances c'est surtout l'Autriche qui en suivant une telle politique a manqué à sa mission; car, renfermant dans son sein le plus riche assemblage d'éléments germaniques et d'éléments romans, et ayant été poussé par la Providence jusqu'à cette limite où les contrées demi-civilisées de l'Europe répandent leur première lumière sur l'Asie et les contrées demi-barbares de l'Asie leurs dernières ombres sur l'Europe, cet État paraissait prédestiné à être l'avant

garde de la marche civilisatrice partie de l'Occident. Pendant des siècles les traditions du moyen âge avaient empêché l'Autriche de conquérir moralement le sud-est de l'Europe, jusqu'à ce qu'en 1848 une impulsion irrésistible et, fait digne de remarque, toujours venant de l'Occident, la déterminât à rattacher plus étroitement ses populations slaves à sa couronne allemande. Les avantages qui en résulteront pour les progrès de la civilisation dans les pays limitrophes de l'Orient sont incalculables.

III. Les choses se sont passées tout différemment au nord et au centre de l'Europe orientale. Là se trouve réunie, sous le sceptre puissant de la Russie, une aggrégation de cinquante-cinq millions de Slaves, partant plus du double du nombre rangé sous la domination de l'Autriche et de la Turquie à la fois. Or ces populations ne seraient peut-être jamais parvenues à former une nation organisée et encore bien moins un État de premier ordre, si elles n'avaient subi l'influence civilisatrice de l'élément germanique.

On ne doit pas oublier que c'est la dynastie du Normand Rurick qui amena peu à peu les Slaves, affaiblis depuis longtemps par des guerres intestines, à conquérir une position importante. L'esprit des Normands s'est même perpétué dans leur œuvre civilisatrice par le nom de « Russ » qu'a pris la puissance fondée par eux et qui était celui de la famille de Rurick; et, comme si le pouvoir appelé à régner sur l'empire le plus vaste du monde eût dû se retremper continuellement à une source abondante de vie intellectuelle, la dynastie russe a fini par devenir allemande pur sang, et il ne faut pas perdre de vue que ce sont aussi les dissensions des Slaves entre eux qui ont amené ce résultat.

IV. Les bases de la conformation de l'Europe occidentale, c'est-à-dire sa situation physique et géographique, le caractère des peuples qui l'habitent, sont si différentes de ce qui existe dans l'Europe orientale que le développement de chacune de ces moitiés du même continent devait avoir des résultats opposés. La partie occidentale est bornée de trois côtés par la mer et elle ne pouvait s'agrandir que du seul et même côté déjà franchi par le torrent de ses idées. Le grand nombre de frontières naturelles, là des montagnes, ici des mers, dont elle est entrecoupée, sont autant d'obstacles à la formation d'une monarchie universelle; tandis qu'aux souverains de la partie orientale il était au contraire aisé de parcourir de plain pied dans toutes les directions des espaces immenses et de réunir de vastes territoires sous un seul et même sceptre.

Aussi l'état actuel de l'Europe n'est-il en grande partie que la conséquence de ce qu'avec la spiritualisation de l'Occident marchait de front la matérialisation de l'Orient de l'Europe, et de ce que les résultats de ces deux mouvements inverses des temps modernes se trouvent encore sans modification. La force brutale semble même avoir remporté quelques avantages sur la force morale pendant que l'Ouest agrandissait son domaine intellectuel, l'Est y a beaucoup trop pénétré, et la politique des czars a toujours bien moins été de rapprocher l'Occident de l'Orient que de refouler l'un par l'autre.

V. Malgré leur esprit de présomption, suite naturelle de l'agrandissement successif de leur territoire, jamais peut-être les autocrates ne se seraient laissés aller à l'illusion que leur tâche est de faire refluer le courant intellectuel venu de l'Europe, mais grossi des ondes sacrées et fécondantes de la

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