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Newa, si la Russie n'avait pas reçu du sud-est, c'est-à-dire de Byzance, son culte et une partie de sa civilisation, et si les circonstances toutes particulières dans lesquelles se trouve cette puissance, qui elle-même n'est que le produit d'un mariage mal assorti de l'art et de la nature, n'avaient accru un préjugé dont l'influence a été décisive sur l'histoire de cet empire.

Pierre le Grand, dont le règne forme le commencement de l'histoire moderne de la Russie, lorsqu'il visita les divers États occidentaux pour y faire son apprentissage, reçut des impressions d'une nature tout à fait opposée. Au milieu d'une vie publique qui ne manquait ni de noblesse ni de grandeur et dont l'idéal paraissait devoir lui échapper pour longtemps encore, il vit pourtant un entraînement irrésistible à la frivolité et au sensualisme, tableau avec lequel les mœurs simples de ses peuples contrastaient avantageusement à ses yeux. Les mœurs licencieuses des cours, la révolution sanglante de l'Angleterre contribuèrent à lui faire croire que la société européenne, malgré ses merveilles, était profondément gâtée. A l'exemple de tout débiteur, il s'était attaché plutôt aux défauts qu'aux qualités de celui à qui il était contraint d'emprunter. Comme ces préventions n'ont pas moins influencé le jugement de ses successeurs et des Russes en général et qu'en outre un fanatisme religieux tantôt affecté, tantôt sincère a exalté la froideur naturelle de leur esprit, ils ont mis sans cesse la force vitale de l'Occident au dessous de sa valeur réelle et se sont fourvoyés davantage dans la croyance en leur vocation. Plus tard les évènements survenus à l'ouest du Continent, notamment la révolution française, ont encore concouru à entretenir en Russie le préjugé de la décadence de l'Europe, et une fois accoutumés à y croire, les

czars, bien qu'ils conçussent de temps en temps des doutes à ce sujet, regardèrent cette croyance comme un moyen trop utile à leurs desseins pour essayer de la détruire. En général l'idée d'une domination universelle, nourrie par les Slaves, est le résultat plutôt d'une fausse direction de leurs sentiments que de la raison.

VI. Pour compléter autant que possible le tracé des lignes principales suivies par la marche civilisatrice de l'Europe moderne, il nous reste à citer la Turquie, la troisième des puissances qui forment la digue opposée par le slavisme au flux des idées occidentales. Les Slaves habitant l'extrême sudest de l'Europe par leur contact immédiat avec l'empire grec auraient pu former le centre moral de toute la famille slave, si la domination turque n'était venue changer de fond en comble les conditions d'existence de l'Orient. Les chrétiens de cette partie de l'Europe ont depuis la chute de Byzance un titre doublement sacré à l'appui des peuples occidentaux; car outre que ceux-ci ont abandonné l'empire byzantin au moment du plus grand péril, c'est de la dispersion des forces de l'Orient que l'Occident a reçu de nouveaux germes de civilisation; de sorte qu'en usant de son autorité pour obtenir en faveur des chrétiens de l'empire Ottoman une plus grande liberté d'existence, l'Occident ne fait qu'acquitter une dette ancienne. La France à la vérité a su déjà depuis plusieurs siècles acquérir un droit de protection sur ses coréligionnaires de l'Orient; mais là le plus grand nombre des chrétiens appartenant à l'Église grecque orthodoxe regardent toujours la Russie comme leur protectrice naturelle et ils ne désespèrent point de la voir un jour extirper l'islamisme entièrement de l'Europe.

Or, tandis que parmi les Slaves de la Turquie et en partie même parmi ceux de l'Autriche le mouvement social a tendu de plus en plus à fortifier la Russie, le mouvement politique chez les États de l'Occident s'est, pour des raisons que nous développerons plus tard, efforcé de l'affaiblir ici encore nous rencontrons cette puissance qui, agissant sous les formes les plus diverses, oppose l'action de l'esprit civilisateur à un mouvement déréglé de la nature, et cette fois la politique a réellement été le génie tutélaire qui non seulement a fait rentrer les éléments envahisseurs de l'Europe orientale dans leurs limites, mais les a forcés à s'améliorer en les comprimant.

Après avoir indiqué les principaux traits de cette marche de la civilisation, nous allons aborder l'analyse de ce dernier mouvement politique dont l'influence sur les progrès de la civilisation, tant en Europe qu'en Asie, a été bien plus directe que tous les faits de même nature qui l'avaient précédé.

VII. La Russie depuis un siècle a arrondi ses domaines. méridionaux par l'adjonction d'importants territoires arrachés à l'empire ottoman. Ces conquêtes n'ont en elles-mêmes rien d'anormal, rien d'injuste, pour peu qu'on les envisage historiquement et d'un point de vue élevé. La domination des Turcs en Europe était une honte pour la chrétienté tout entière. C'est donc un fait justifiable au tribunal de l'histoire que tandis que les États occidentaux, cédant à de mesquines considérations, avaient abandonné l'empire d'Orient à son sort, un peuple qui est redevable à l'antique Byzance de son culte et d'une partie de sa civilisation eût exercé des représailles contre les Turcs. On peut concevoir des conjonctures qui imposeraient à l'Europe des obligations envers un de ses États pour l'avoir fait et même celle de lui prêter le secours

le plus énergique afin de poursuivre l'œuvre commencée. Mais les circonstances politiques sont telles que l'Europe, depuis nombre d'années déjà, envisage avec crainte et méfiance la politique orientale des czars et s'oppose aux empiétements de la Russie sur le territoire ottoman. Cette politique de résistance qui prend un caractère de plus en plus tranché repose sur les raisons suivantes :

La Russie est déjà tellement étendue qu'elle pourraît contenir deux fois le reste de l'Europe; son agrandissement est donc considéré comme un danger universel. Les cinquante cinq millions de Slaves qui font partie de sa population se trouvent dans des rapports d'affinité, de race et de religion trop intimes avec les six millions de Slaves répandus en Turquie et les quinze millions de l'Autriche; le territoire ottoman est, au point de vue de l'économie politique, trop important comme passage entre l'Europe et l'Asie pour qu'on puisse laisser les Russes s'en emparer; car la possession seule de Constantinople donnerait à la Russie une prépondérance marquée sur tous les autres États. Cette cité qui domine deux mers servirait à la Russie de château fort pour surveiller ses frontières méridionales et lui assurerait la plus grande influence dans les affaires politiques et commerciales des États situés sur les côtes de la Méditerranée, de l'Adriatique et de la mer Noire, des pays baignés par le Danube et même jusques dans la mer des Indes. Puis, que la Russie parvienne par l'occupation du Sund à entrer en possession de la clef de ses frontières septentrionales, n'est-elle pas en état de réaliser son rêve de domination universelle?

VIII. A ces intérêts généraux qui font de la position de la Russie à l'égard de l'Orient un péril pour l'Europe viennent se

joindre les intérêts particuliers des divers peuples. Sous le rapport purement politique, c'est sans contredit l'Angleterre qui est l'État le plus hostile à l'empire des czars. Il est vraiment digne de remarque que plus de quatre siècles avant que les Slaves aient eu recours aux Normands pour se faire gouverner par eux, les vieux Bretons des îles Britanniques aient également appelé à leur secours du Schleswig et du nord de l'Allemagne actuelle un peuple germain, les Anglo-Saxons; que plus tard l'Angleterre ait été complètement envahie par les Normands; qu'en outre aussi bien que la Russie, la Grande-Bretagne soit échue à une dynastie d'origine normande qui, comme celle de Rurick, se trouve encore aujourd'hui sur le trône, de manière qu'au dix-neuvième siècle la plus grande puissance continentale et la plus grande puissance maritime sont gouvernées par des princes d'origine germanique et de famille allemande. Il n'est pas moins remarquable que des hordes normandes, venues en partie de la Scandinavie directement, en partie du nord de la France, mêlées à d'autres Germains habitant les îles Britanniques et surtout à des AngloSaxons, et formant aujourd'hui la nation anglaise, non seulement contribuent largement par leur action intellectuelle à civiliser l'Asie dans la direction de l'ouest à l'est, mais que ce sont encore elles qui éclairent le grand Orient, presque inaccessible du côté de l'Europe, dans la direction de l'est à l'ouest, direction que suivra également pour pénétrer en Asie la jeune branche de cette grande famille qui couvre aujourd'hui le nord de l'Amérique et dont une incessante émulation est la séve vivifiante. On aurait beau objecter que les fils des Normands, en pénétrant dans les Indes, n'ont point renoncé aux habitudes paternelles de piraterie et que, tout en faisant les affaires de la civilisation, ils ont fait les leurs en même

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