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temps; on ne saurait nier le résultat qu'a produit pour la civilisation la gigantesque entreprise des Anglais; elle a préparé la rencontre des courants européens partis de l'est et de l'ouest sur les territoires de la Perse et de la Turquie. C'est cette voie que la Russie, où l'élément normand s'est perdu dans un milieu contraire à ses instincts, a essayé de barrer, en faisant de l'influence dans l'Iran ou plutôt de la possession même de cet empire l'objet d'une lutte entre elle et l'Angleterre. L'extension de la Russie soit en Perse, soit en Turquie, abstraction faite des raisons générales qui militent contre un semblable agrandissement, est un danger réel pour les possessions anglaises dans l'Orient.

L'Autriche éprouverait probablement des pertes encore plus directes que la Grande-Bretagne de la prise de Constantinople par les Russes. En effet, quand même on regarderait comme une hypothèse très-éloignée encore de sa réalisation que l'ancienne capitale de l'islamisme, érigée en métropole chrétienne de l'Orient, devînt un centre puissant d'attraction pour les populations slaves de l'Autriche, et qu'on regarderait par conséquent toute appréhension de l'affaiblissement de cette puissance de ce côté comme chimérique, cependant on ne saurait perdre de vue qu'une fois maîtresse des détroits de Constantinople, la Russie serait à portée de paralyser le commerce de l'Autriche avec l'Orient et d'inquiéter cet empire sur les côtes de l'Adriatique.

L'intérêt de la France, quoique ne venant dans cette question qu'en troisième ordre, n'est pas moins opposé à la politique orientale de la Russie. Bien que les ports français de la Méditerranée ne pussent être sérieusement menacés par des escadres russes parties de Constantinople, les relations de la France avec l'Orient, surtout avec la Turquie dont elle

est une des plus anciennes alliées et dont elle s'est autrefois servie comme d'un contre-poids à la puissance autrichienne, ces relations si importantes souffriraient beaucoup de l'établissement des Russes à l'entrée des Dardanelles.

IX. La prévision de ces obstacles n'a pas empêché la Russie de poursuivre la destruction de la Turquie, but qui lui est du reste indiqué fatalement tant par sa situation géographique que par sa position politique. Après avoir successivement conquis les provinces turques situées sur la mer Noire et les bouches du Danube, arraché la Grèce au joug des Ottomans, acquis des droits de patronage et d'intervention dans la Moldo-Valachie et des droits équivoques de représentation en faveur des chrétiens de l'Orient, miné sans relâche l'empire ottoman en tout sens, la Russie ne semblait manquer que d'une occasion favorable pour mettre la dernière main à cette œuvre de destruction.

L'empereur Nicolas depuis une longue suite d'années avait dirigé les destinées de la Russie avec un rare bonheur, lorsque tout à coup un violent mouvement populaire qui agita presque tous les États de l'occident de l'Europe vint encore accroître le prestige de la maison des Romanoff. Le préjugé traditionnel de la dégénération de la société européenne, dégénération dont le fanatisme russe voyait un nouveau symptôme dans les événements d'alors, se réveilla plus vivace que jamais, exaltant dans l'esprit du czar le sentiment de sa force; et il est présumable que si dans ces circonstances la Pologne n'eût été en quelque sorte le talon d'Achille de ce corps robuste, il eût dès ce moment envahi la Turquie. Cependant ne prenant de position ouvertement agressive contre personne, il se contenta de profiter des embarras dans les

quels se trouvaient la plupart des souverains pour fortifier principalement son influence en Allemagne; et lorsque le mouvement toucha à des intérêts politiques, on le vit s'y opposer directement. Le Danemark et la Prusse subirent ses volontés dans les démêlés du Holstein et de l'Allemagne; l'Autriche devint, à ses yeux, son obligée pour l'assistance qu'il lui prêta dans la guerre de Hongrie; et quand les derniers débris de la démocratie proscrite cherchèrent un asile sous la protection du Croissant, il rappela aux ombres accroupies sous sa pâle lueur, ainsi qu'aux malheureux fugitifs, qu'il y avait au nord une puissance capable de les faire à jamais disparaître du monde.

Comme les principes que le gouvernement russe avait pratiqués d'une manière plus absolue et avec plus de persévérance que tous les autres gouvernements finirent par triompher des tentatives révolutionnaires de 1848, on conçoit que la position politique du czar soit devenue la plus puissante en Europe. Il n'y avait qu'une longue paix capable de procurer un pareil avantage à un prince qui n'avait jamais été grand guerrier. Si déjà en 1844 l'empereur Nicolas avait eu la hardiesse de proposer aux plus hauts dignitaires de la GrandeBretagne de conclure une convention tendant au partage de la Turquie, il n'est pas surprenant de le voir après 1848 faire tous ses efforts pour consommer son œuvre par la destruction de cette dernière puissance et gagner peut-être ainsi son admission au nombre des saints de l'Église grecque. Rien pourtant de plus instructif que d'observer comment le czar s'est trouvé pris dans ses propres piéges.

X. La révolution de 1848, qui tout d'abord paraissait menacer la France d'un bouleversement général et devoir consoli

der l'Allemagne par la réunion de ses divers États en un seul empire, aboutit, résultat assez singulier, à reconstituer l'Allemagne dans son morcellement inégal et à concentrer la France en un nouvel empire. Il était naturel que Nicolas I n'entendît point laisser former sur ses frontières un vaste État organisé d'après des principes démocratiques; mais était-il en son pouvoir d'empêcher le destin de fournir à cette même forme de gouvernement, qu'il avait combattue et qui n'en avait pas moins été adoptée dans un autre pays, les moyens de châtier la Russie? Ce fut peut-être d'ailleurs un intime pressentiment qui poussa l'autocrate à s'opposer aussi bien à l'établissement d'un empire français qu'à celui d'un empire allemand; mais comme en général il pouvait faire valoir moins d'objections contre le vote de huit millions de Français que contre celui de quelques centaines de députés allemands qui ne pouvaient guère compter sur le concours efficace de leurs commettants, puis comme il n'avait pu amener les princes de l'Allemagne à renouveler la Sainte-Alliance contre l'empire français, il lui fallut se contenter en attendant de manifester son dépit par l'affectation de certaines formes dédaigneuses. Ce serait cependant donner une fausse interprétation de la réserve dans laquelle se maintint l'empereur Nicolas à l'égard de Napoléon III que de ne l'attribuer qu'à un sentiment de hauteur ou d'orgueil. La faiblesse de la France était une condition essentielle de la durée de l'influence russe, condition nécessaire surtout au succès des projets de la Russie contre l'empire ottoman. Saluer Napoléon III du titre de frère parut donc au czar une faveur dangereuse qui aurait pour résultat de fortifier l'empire renaissant, et il jugea d'une politique prudente de faire plus tard, s'il n'était pas possible de repousser l'héritier de Napoléon, payer à celui-ci par un concours donné à

ses desseins le peu qu'il daignait lui accorder de ses bonnes. grâces. Nous verrons dans la suite que cette politique eut un résultat diamétralement contraire à celui qu'elle avait voulu obtenir.

XI. A cette époque la France avait différents démêlés avec la · Turquie, et en cherchant à les concilier la diplomatie française commit plus d'une faute. La Turquie s'affaiblissant de jour en jour, il y avait réellement lieu de dire qu'elle était dangereusement malade. Le divan se laissait dominer tantôt par l'ambassadeur d'une grande puissance, tantôt par celui d'une autre, et il venait d'ébranler par l'annulation d'un emprunt contracté en Europe le peu de confiance qu'on pouvait encore avoir dans les ressources pécuniaires de l'empire. Des évènements d'un caractère peu grave en lui-même, une affaire de désertion à Tripoli, une querelle à propos de la libre entrée d'un vaisseau de guerre dans les Dardanelles, l'assassinat d'un prêtre catholique à Antioche, crime qui n'avait pas été assez sévèrement puni, tous ces faits avaient entraîné la diplomatie française aux menaces les plus imprudentes contre la Turquie. Lorsque après le coup d'État M. Drouyn de Lhuys fut nommé ministre des affaires étrangères, son premier soin fut de mettre, selon ses propres expressions, un terme à ce vacarme dont on étourdissait le malade. Sa mort, disait-il, serait le plus grand malheur qui pût vous arriver; et vous faites cependant tout pour l'accélérer, ne voyant pas que, fût-il fantasque et quinteux, mieux encore vaudrait supporter patiemment ses caprices que de s'exposer à précipiter sa perte.

En effet la France, à qui dans ce moment il importait avant tout de dissiper la méfiance qu'inspirait le nouvel

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