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empire, avait par sa politique orientale couru le risque de soulever toute l'Europe contre elle. Le bombardement de Tripoli devait humilier le divan; en franchissant de force les Dardanelles, elle aurait violé le traité de Londres au maintien duquel elle était plus intéressée que toutes les autres puissances. Sa façon d'agir était d'autant plus hasardée que ce paraissait être l'usage traditionnel de la diplomatie de ne jamais laisser un ambassadeur faire seul tapage à Constantinople. Là presque toujours une réclamation en fait surgir une autre, et effectivement l'Autriche ne manqua point, par la mission du comte de Leiningen à Constantinople, de faire voir que la France n'avait pas seule le privilége de tenir au divan un langage hautain. M. Drouyn de Lhuys s'appliqua donc à terminer aussi promptement et aussi bien que possible tous ces démêlés, et il y réussit, sauf toutefois le règlement d'une affaire plus importante et moins facile à conclure.

XII. Des conventions anciennes connues sous le nom de capitulations, renouvelées par un traité international en date de 1740, assuraient aux rois de France un droit de protection sur les chrétiens catholiques romains en Turquie, et cette prérogative, jointe au patronage de toutes les nations faisant le trafic du Levant sous son pavillon que lui attribuaient des traités de commerce aussi très-anciens, lui avait depuis plusieurs siècles acquis une grande autorité parmi les peuples de l'Orient. Les catholiques romains étaient autrefois en possession des lieux de pèlerinage les plus vénérés de la Palestine, et notamment du saint sépulcre à Jérusalem, dont ils avaient la jouissance presque exclusive. Plus tard les Grecs sont parvenus par des moyens plus ou moins licites à s'emparer de plusieurs sanctuaires et peu à peu à en expulser

tout à fait les moines franciscains. Les lieux saints ont depuis plusieurs siècles continué d'être un sujet de querelles sans cesse renouvelées, se prolongeant plus ou moins et tranchées par la Porte à l'avantage tantôt d'un parti, tantôt de l'autre, mais le plus souvent en faveur des catholiques. Dans ces diverses occasions Romains et Grecs n'ont jamais manqué de présenter de vieux firmans ou de vieilles sentences pour prouver leurs titres à la conservation de tel ou tel lieu saint; mais si tout ce fatras de documents surannés peut prouver quelque chose, c'est que les autorités turques en provoquant ou en accordant de tels firmans ou sentences ont cédé soit à des considérations de politique générale, soit à l'influence des ambassadeurs, souvent même à la corruption, sans avoir sérieusement examiné les titres de chacun. Les catholiques ont sans cesse accusé les Grecs de faux et de bien d'autres méfaits; de leur côté les Grecs reprochent aux catholiques la ruse et la fraude.

Une étude consciencieuse de la question des lieux saints, dont les résultats seront publiés ultérieurement, nous amène à cette conclusion que bien que les orthodoxes n'aient joui ni sans interruption ni aussi longtemps que les Latins de la possession des lieux saints, ils ont cependant des titres importants à faire valoir à cet égard. Non seulement ils ont en plus d'une circonstance difficile sauvé les lieux de pélerinage d'une entière destruction; mais encore ils les ont fait entretenir à leurs frais et en général, surtout dans les temps modernes, ils y ont envoyé un plus grand nombre de pélerins et une plus grande quantité d'offrandes en argent que les catholiques romains.

XIII. Lors des dernières discussions la Porte n'aurait point

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encore vidé d'une manière définitive les querelles suscitées à propos des lieux saints, car les chrétiens eux-mêmes l'en empêchent; mais comme les autres fois elle les eût momentanément aplanies par des firmans, si la France et la Russie n'eussent voulu profiter de la question en litige pour mesurer leur influence en Turquie. La situation fut encore aggravée par la circonstance que, ainsi que nous venons de le dire, le gouvernement français en vertu des traités pouvait réclamer un droit de protection sur les catholiques, que la Porte songeait d'autant moins à contester que ce droit ne s'étend en somme que sur une minorité peu considérable et sur des pèlerins ne faisant qu'aller et venir, tandis que au contraire jamais aucun traité, pas même celui de Koutchouc Kainardji, n'avait conféré à la Russie de droit de protection sur les sujets catholiques grecs de la Porte. Or, comme il y a de onze à douze millions de Grecs dans l'empire ottoman, un semblable droit exercé par la Russie eût eu une bien autre importance que celui que revendiquait la France. Néanmoins, attendu que d'un côté les orthodoxes s'étaient déjà arrogé la garde des sanctuaires et que d'ailleurs la Porte tenait à ne pas brusquer la Russie, elle penchait à donner gain de cause aux réclamations de cette puissance sur celle des Latins, lorsque la diplomatie française vint la harceler avec plus de roideur que jamais. Les prétentions françaises indignèrent les cabinets dans l'esprit desquels elles réveillaient peut-être aussi les défiances manifestées par l'empereur Nicolas, de sorte que leurs ambassadeurs à Paris furent chargés de désapprouver la politique du cabinet des Tuileries. Déjà même le czar se félicitait d'avoir trouvé un moyen de provoquer une coalition contre le nouvel empire et offrit même au sultan l'appui de ses armes pour combattre la France.

XIV. Le gouvernement français à qui revient l'honneur d'avoir pénétré les vues secrètes du czar dans un moment où presque tous les autres gouvernements s'imaginaient que le czar n'avait adopté cette politique agressive que parce que son amour-propre avait été blessé à Jérusalem, conçut le plan de désarmer l'ennemi en laissant tomber entièrement l'affaire des lieux saints, persuadé qu'en écartant ainsi la question franco-russe il allait mettre à nu une question russo-européenne. Aussi quel ne fut pas le désappointement du czar, quand tout à coup le ministre français à Saint-Pétersbourg lui fit la communication que la France était prête à s'entendre avec la Russie sur la question des sanctuaires.

On ne paraît pas jusqu'à présent avoir tenu compte d'une circonstance bien significative: c'est que cè fut dans la soirée du 9 janvier 1853, juste neuf jours après que la résolution importante que nous venons de mentionner eût été prise à Paris, que le czar avait fait à l'ambassadeur anglais à SaintPétersbourg les premières ouvertures relativement à un partage éventuel de la Turquie et, chose étrange, ce ne fut que quelques heures (le jour suivant) après ce premier entretien que l'envoyé français notifia au chancelier qu'un projet de conciliation avait été expédié de Paris; de sorte qu'il est difficile de savoir si c'est la destinée qui a voulu que le czar commençât la partie avant que son adversaire eût eu le temps de lui arracher les cartes des mains, ou si, informé des intentions du cabinet français par d'autres voies, il se hâta pour qu'on ne pût l'empêcher de poser l'enjeu. Quand M. de Nesselrode eut exprimé au marquis de Castelbajac son entière satisfaction des avances pacifiques du gouvernement français, l'empereur, quatre jours plus tard (le 14 janvier), eut avec sir George Hamilton Seymour une autre entrevue dans laquelle

il s'expliqua en termes moins équivoques encore; ce qui pourtant ne l'empêcha point le 16 de dire au marquis de Castelbajac, lorsque celui-ci lui présenta ses lettres de créance émanant du nouveau gouvernement impérial, que les communications que la France venaient de lui faire lui causaient un plaisir bien sincère. Le 17 il répondait par écrit à Napoléon III sur le même ton, et le 10 février il faisait partir le prince Mentzikoff pour Constantinople.

XV. Le gouvernement anglais qui, grâce aux révélations de son représentant à Saint-Pétersbourg, était plus à même que le gouvernement français de pénétrer les véritables desseins de la Russie, garda longtemps le secret sur les ouvertures faites par le czar et hésita pendant plusieurs mois avant de se déclarer ouvertement contre la politique russe. Parmi les hommes d'État de l'Angleterre quelques-uns ne semblaient pas éprouver trop de répugnance pour les projets de partage, et il est fort probable que si Constantinople n'était à elle seule un objet de jalousie rivale plus important que tout le reste même de la Turquie, la Russie et l'Angleterre seraient tombées d'accord pour conclure le marché. Mais le cabinet de Saint-James ne voulant pas prêter la main au partage de l'empire ottoman et la Russie ayant fait selon les prévisions de M. Drouyn de Lhuys, par les incroyables prétentions du prince Mentzikoff à Constantinople, de la question pendante entre elle et la France une question européenne, l'alliance des deux grands États occidentaux devait être la conséquence naturelle d'une telle politique provocatrice.

XVI. L'empereur Nicolas avait cru longtemps ce rapprochement impossible, prouvant ainsi que la diplomatie même la

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