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plus habile est sujette à se fourvoyer, dès qu'elle se complaît trop dans ses idées favorites et qu'elle prête une oreille trop facile à des informations entachées de partialité. Ce qui contribua à aveugler le czar, ce furent les rapports adressés par des personnages chargés de missions particulières en sus des ambassadeurs que leur position mettait du moins à portée de se former un jugement juste et éclairé sur les affaires du dehors; ces personnages, connaissant les opinions préconçues de leur souverain, s'ingéniaient avant tout à les flatter et n'envoyaient pour la plupart aux autorités que des rapports écrits dans des vues qui devaient recevoir bon accueil à la cour. Comme la peinture anecdotique de la société occupe en général une place importante dans les rapports faits par les diplomates russes; comme les correspondants de la cour de Russie tiraient des excès de l'agiotage ou bien de l'immoralité de tel ou tel homme haut placé autant de preuves de cette décadence déjà depuis si longtemps pressentie et constatée par la clairvoyance moscovite; comme ils représentaient la France tremblant sur un volcan et ses finances épuisées; comme ils n'avaient pas assez d'ironie pour se moquer des airs aristocratiques que se donnait la nouvelle cour française; comme ils se plaisaient à insinuer, entre autres confidences, qu'ils tenaient de bonne source que la reine d'Angleterre montrait une répulsion prononcée pour l'empereur Napoléon, tous ces commérages qu'il payait à prix d'or chatouillaient agréablement les illusions du czar et stimulaient ses fantaisies ambitieuses. Les agents d'un ordre inférieur, qui avaient mission de fomenter le mécontentement dans les provinces de la Turquie, renchérissaient encore sur ce parti pris de flatter ses désirs et envoyaient tout naturellement des rapports d'un caractère encore plus encourageant,

au point que lorsque le prince Mentzikoff partit de SaintPétersbourg, l'empereur était persuadé que les Gréco-Slaves n'attendaient plus que l'arrivée de son ambassadeur à Constantinople pour faire une levée de boucliers générale. C'est ainsi que le despotisme contribue lui-même à sa destruction par les conséquences extrêmes de son propre ouvrage. La Russie, tout en ayant dépensé pour les exigences de son service diplomatique plus d'argent que n'importe quel gouvernement, a en définitive commencé son entreprise dans l'ignorance la plus absolue de la position des autres États, et ce n'est qu'une fois à l'œuvre qu'elle a connu ses affaires intérieures dont les sommités de l'État elles-mêmes avaient une intelligence incomplète.

XVII. Pour tout dire, il ne fut nullement honorable pour la politique russe de ne point avoir voulu attaquer la Turquie ouvertement, mais d'avoir cherché plutôt à en amener la dislocation intérieure. D'après le témoignage digne de foi de plusieurs membres du divan, le prince Mentzikoff, en outre de la mission officielle dont il était investi concernant les lieux saints et le droit de protection sur les chrétiens, avait encore la mission secrète de conclure avec la Porte un traité dans le genre de celui d'Unkiar-Skelessi. Dans le cas du succès de l'un ou de l'autre de ces deux projets de l'empereur Nicolas, la Porte se trouvait assujettie au bon plaisir du czar. Lui reconnaître le droit de protection, c'était le constituer chef des rajahs; et une alliance offensive et défensive une fois conclue, le czar aux premiers troubles pouvait bien entrer en Turquie comme défenseur et ne plus en sortir. C'est ce projet primitif de préférer l'emploi de moyens dissolvants à un franc recours aux armes, qui nous explique pourquoi, lorsque la

force armée devint nécessaire, l'organisation s'en montra trèsincomplète. La partie était à moitié perdue pour la Russie du moment que les chrétiens de la Turquie, à qui la Porte avait du reste solennellement assuré leurs anciens droits par un nouveau firman, ne se levèrent point et que l'insurrection. grecque fut écrasée presque sans effort. En faisant à la France les propositions de partage de l'empire ottoman que l'Angleterre avait antérieurement repoussées, le czar laissa voir qu'il ne se croyait raisonnablement pas encore de force à soutenir la lutte contre l'Europe entière, et il est d'autant plus étonnant que malgré cela il finit par s'engager dans les périlleux hasards d'une guerre universelle.

XVIII. L'insuccès de la mission du prince Mentzikoff aurait dû dessiller les yeux de l'empereur Nicolas; mais la fermeté inaccoutumée de la Porte le poussa à empècher la Turquie de reprendre de nouvelles forces, et convaincu qu'une tentative armée accélèrerait son écroulement, il viola le territoire turc en dépit des conseils contraires que lui avaient donnés toutes les puissances étrangères et en particulier l'empereur d'Autriche dans une lettre autographe. Dès ce moment la patience de l'Europe à été mise à l'épreuve à un degré presque sans exemple dans l'histoire, et c'est ce qui exonère surtout la France et la Grande-Bretagne de tout soupçon d'avoir par calcul excité à la guerre. La note de Vienne est la meilleure preuve de cette politique suivie par les grandes puissances de l'Europe; mais elle montre en même temps qu'à une guérison radicale on préféra, pour des raisons d'État, l'application d'un remède anodin qui, bien que calmant le mal, n'empêchait pas la gangrène de continuer. De plus, comme au demeurant il s'agissait de leur peau, on ne doit

pas s'étonner que les Osmanlis aient été plus sensibles et plus clairvoyants que les diplomates européens: qui plus que les Turcs en rejetant la note de Vienne étaient à même de savoir tout le parti que les Russes pouvaient tirer d'un morceau de papier écrit? Par l'interprétation finale de cette note, le gouvernement russe avait trahi trop clairement ses projets. pour que le divan ne dût point cette fois compter en toute confiance sur l'appui de l'Europe. Ce fut surtout Reschid-Pacha qui jugea l'occasion favorable pour soustraire à jamais l'empire ottoman à l'influence russe et le rallier au concert. des États de l'Europe.

XIX. Par une coïncidence remarquable, à la même époque des calculs politiques d'un caractère analogue prévalaient en France. Le gouvernement était loin de désirer la guerre, et eût-il eu le désir de la faire, les éléments d'une nouvelle coalition contre le jeune empire français tendaient trop sensiblement par des causes toutes naturelles à se réunir, pour qu'il ne fût pas de son intérêt comme de son devoir de faire tous ses efforts pour les désunir au lieu d'en faciliter la jonction par une témérité inopportune, et circonstance non moins remarquable, ce fut la Russie, puissance qui aurait pu devenir le pivot d'une pareille coalition, ce fut elle au contraire qui indiqua à l'empire français le moyen de l'empêcher et qui fut ainsi cause que le contre-poids de l'Europe occidentale, dont jusqu'alors la division avait tant de fois secondé les manœuvres des czars, se resserra afin de rendre impossibles peut-être pour toujours les agressions de l'Orient contre l'Occident sous le rapport politique et sous celui de la civilisation.

XX. Personne n'ignore qu'un des expédients les plus à l'usage du czar pour gagner de l'influence fut de se poser en défenseur de la légitimité et en protecteur des petits États. On avait donc lieu de s'étonner de voir l'empereur Nicolas, au mépris de toutes considérations, entreprendre une guerre qui en se généralisant aurait eu pour suite l'anéantissement de l'indépendance des petits États. Le moindre des devoirs qu'il avait à remplir et envers sa propre dignité et envers ces faibles États qui en échange de l'espoir incertain de secours ultérieurs lui donnaient toute leur confiance et se prêtaient entièrement à ses volontés, c'était de fournir des preuves incontestables de sa force; mais les revers successifs qu'il éprouva dans la campagne du Danube, où les Russes furent presque sur tous les points repoussés par les Turcs seuls, eurent bientôt changé l'opinion avantageuse qu'on en avait pu conserver. Ils rendirent d'autant plus difficile pour le czar toute rétrocession, et c'est cette circonstance encore plus que les pertes matérielles de la Russie qui fait la véritable importance des victoires remportées par Omer-Pacha.

Les violences commises dans les principautés danubiennes où il eût été au contraire de bonne politique pour la Russie d'agir avec ménagement, puis la destruction peu glorieuse de l'escadre turque dans le port de Sinope hâtèrent la marche des évènements. Après que la France, inspirée par une prévoyance heureuse, eut, en envoyant sa flotte dès le 20 mars 1853 dans les eaux de la Turquie, fourni les premiers éléments de résistance contre les Russes, le concert des divers États de l'Europe, tel qu'il avait été réglé en 1815 et dans lequel la Russie occupait la position la plus avantageuse, fut dans le courant de l'année 1854 complétement modifié. La France et l'Angleterre formèrent le 12 mars de la

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