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suffisait d'une seule bataille perdue pour amener en quelques jours l'ennemi sous les murs de Vienne. D'un autre côté, on craignait que la Russie ne vînt frapper la monarchie autrichienne au cœur en soulevant la Hongrie; puis on objectait la position indécise dans laquelle se tenait la Prusse à qui l'on supposait à Vienne le dessein de s'allier à la Russie suivant les circonstances, enfin le siége prolongé de Sébastopol contre laquelle les assaillants semblaient épuiser vainement leurs meilleures forces.

Malgré toutes ces raisons plus ou moins fondées, malgré la situation précaire des finances de l'Autriche à cette époque, un mot de l'empereur aurait suffi pour refouler toutes ces hésitations et pour entraîner l'armée autrichienne comme un seul homme contre la Russie. Où en serait maintenant ce dernier empire, si l'Autriche avait osé en temps opportun?

XXIII. La diplomatie de Vienne, attendant elle-même le mot d'ordre d'en haut, avait peine à dissimuler ses oscillations; et comme dans le cours des conférences elle avait plus souvent manifesté des dispositions pacifiques que des intentions guerrières, elle fit naître dans l'esprit des plénipotentiaires de Paris et de Londres la conviction que l'Autriche ne tirerait point l'épée pour soutenir les conditions primitivement posées comme bases de la paix par les puissances occidentales. Or M. Drouyn de Lhuys était d'avis que la grande guerre contre la Russie ne pouvait être menée à bonne fin qu'avec le concours de l'Autriche et qu'il n'y aurait guère plus, dès que cette puissance y participerait, lieu de craindre une alliance de la Prusse avec la Russie.

Les moyens révolutionnaires dont on avait de plusieurs côtés conseillé l'emploi contre la Russie, déplaisaient à la

politique française d'abord. M. Drouyn de Lhuys chercha donc à savoir de M. le comte de Buol à quelles conditions l'Autriche consentirait à prendre part aux hostilités, et après que ces conditions lui eurent été communiquées, il les revêtit d'une forme diplomatique convenable : ce qui donna naissance à ce qu'on a appelé plus tard « les propositions autrichiennes. » Il y était arrêté, comme dernières concessions faites aux puissances occidentales, que toutes les parties contractantes prendraient l'engagement de respecter l'indépendance et l'intégrité territoriale de l'empire ottoman; que les plénipotentiaires russes et ceux de la Sublime Porte proposeraient d'un commun accord à la conférence l'effectif égal des forces navales que les deux puissances riveraines entretiendraient dans la mer Noire et qui ne devraient pas dépasser l'état actuel des bâtiments russes à flot dans cette mer; que les détroits resteraient fermés, sauf les exceptions stipulées; que chacune des puissances qui n'a pas d'établissement dans la mer Noire. serait autorisée par un firman à faire entrer et stationner dans cette mer deux frégates ou bâtiments de moindre force; que, dans le cas où le sultan serait menacé d'une agression, il se réserverait le droit d'ouvrir le passage à toutes les forces navales de ses alliés. Un traité particulier de garantie en faveur de l'empire ottoman, projeté subsidiairement entre l'Autriche, la France et l'Angleterre, devait assurer d'une façon permanente l'accomplissement de ces conventions, et pour que le casus belli contre la Russie fût d'avance déterminé le plus nettement possible, un article secret de ce second traité portait que si la Russie venait à rétablir ses forces dans la mer Noire sur le pied où elles étaient au commencement des hostilités et si les avertissements donnés à cette puissance en commun et en présence de la flotte de la mer Noire res

taient sans résultat, on regarderait ces éventualités comme un cas de guerre.

On pouvait reprocher à ce projet d'arrangement de n'aboutir en somme qu'à constituer un système de paix armée à l'égard de la Russie; mais il ne faut point perdre de vue qu'à cette époque la prise de Sébastopol n'était encore rien moins qu'assurée, que les grandes puissances de l'Allemagne avaient déclaré la campagne de Crimée entreprise sans leur assentiment, qu'ils en abandonnaient les suites à l'entière responsabilité des armées combattantes, et que surtout la France n'avait aucun avantage immédiat à retirer de la disparition complète de la flotte russe du Pont-Euxin. Ce qui aurait pu suffire à la France, c'était de réduire cette flotte à ne pouvoir devenir de longtemps un danger pour la Turquie; car en anéantissant la flotte russe, la France ne faisait en définitive que contribuer à l'accroissement de la prépondérance commerciale de la Grande-Bretagne. Au résumé, si les Russes n'acceptaient pas les propositions autrichiennes, il en résultait un casus belli qui liait l'Autriche, selon la promesse qu'elle en avait faite, et la France gagnait alors une puissante alliée sur terre.

XXIV. Ces avantages particuliers qui ressortaient pour la France de ce projet avaient tout d'abord engagé l'empereur des Français à y donner son approbation; lord John Russell et le comte de Westmoreland y avaient aussi donné la leur. M. Drouyn de Lhuys pouvait déjà se flatter du succès de son initiative, lorsque tout à coup on apprit le rejet formel par le cabinet de Londres des nouvelles propositions de paix.

L'Angleterre qui, avant le 2 décembre 1854, avait constamment reculé devant une union avec l'Autriche et qui en

général ne tenait pas à grossir le faisceau de ses alliances, n'entendait pas subordonner la paix aux essais d'une médiation trop indulgente. A cette époque elle n'avait pas encore été à même de fournir des preuves éclatantes de sa valeur militaire, et elle était décidée à ne point évacuer la mer Noire tant qu'on y verrait encore flotter le pavillon russe. Napoléon III, qui par des motifs dignes de considération désirait demeurer l'allié fidèle de la Grande-Bretagne, acquiesça à la politique rigoureuse du cabinet de Londres et il abandonna à cette occasion l'homme d'État sur lequel il avait pu jusques là se reposer pour la direction des affaires. Voudrait-on maintenant reprocher à M. Drouyn de Lhuys de ne pas avoir prévu qu'un gouvernement dans une situation difficile comme celle de l'Autriche n'aurait que le courage de remporter seul des victoires et non celui de profiter des victoires que remporteraient les autres?

XXV. Le changement survenu dans le ministère français produisit à Vienne une sensation profonde, on y prêta même un instant à l'empereur des Français l'intention d'attaquer la Russie à l'aide de moyens révolutionnaires. Le gouvernement autrichien sembla devenir de plus en plus indifférent à la position de jour en jour plus critique des forces alliées sous les murs de Sébastopol, et par les désarmements partiels opérés en Gallicie il s'attira le reproche d'avoir mis la Russie à même d'augmenter le nombre de ses combattants. Tandis que l'Autriche cherchait à justifier sa conduite par le rejet qu'on avait fait de ses propositions et qu'elle attendait avec impatience le moment favorable pour renouer les négociations, le succès des armes anglo-françaises fit tout-à-coup prendre à l'affaire d'Orient une autre tournure.

Le 16 août 1855 les Russes avaient tenté un dernier effort pour délivrer la place assiégée; mais leur déroute au pont de Traktir n'avait été que le prélude de plus grands désastres encore. Le 8 septembre les Français avaient pris la tour de Malakoff qui dominait tout le côté sud de la ville, et le 9 Sébastopol était au pouvoir des alliés. Les débris de la flotte avaient été détruits par les Russes eux-mêmes et leur pavillon avait entièrement disparu de la mer Noire. Ces événements qui s'étaient suivis avec une grande rapidité produisirent un effet foudroyant.

La Russie, grâce au soin le plus rigoureux à tenir secrets les rouages de son administration intérieure, avait empêché les cabinets qui avaient des rapports intimes avec sa cour de se procurer des renseignements exacts sur les ressources. réelles de ce vaste empire, au point que jusque peu avant la chute de Sébastopol l'ambassadeur d'Autriche à Saint-Pétersbourg avait conservé l'opinion la plus erronée concernant la force militaire de la Russie. Ce fut seulement lorsque les vides considérables, causés dans l'armée du czar encore plus par les vices du système administratif que par de sanglantes batailles, furent devenus impossibles à dissimuler même aux yeux les moins clairvoyants, que le comte Esterhazy chercha à éclairer son gouvernement sur le véritable état des choses. Malgré cela l'Autriche n'eût peut-être pas encore adopté à l'égard de la Russie une conduite bien différente de la politique toute d'indulgence qu'elle avait suivie jusqu'alors envers elle, si le gouvernement russe ne l'eût lui-même encouragée à modifier sa manière d'agir en lui faisant vers la fin de septembre 1855 des ouvertures confidentielles.

XXVI. Le sort de la flotte de la mer Noire ayant été pro

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