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comprendre à Saint-Pétersbourg qu'il lui serait impossible de maintenir sa neutralité. L'empereur Alexandre n'ayant pas du reste créé la situation, la paix lui devenait plus facile qu'elle ne l'aurait été pour son père. Nous rendons volontiers cette justice à ce dernier qu'il n'eût guère conclu la paix aux conditions proposées et qu'en cela il eût peut-être agi davantage dans les véritables intérêts de la Russie. Un autocrate tel que lui aurait eu en cas de continuation de la guerre, en même temps qu'il eût couru le risque d'accroître ses pertes, la chance de récupérer ce qu'il avait déjà perdu. Ce ne furent pas les puissances occidentales qui, comme on l'avait d'abord dit, s'étaient acculées dans une impasse; mais ce fut bien la Russie la défense de Sébastopol la rongeait jusqu'à la moelle; elle manquait d'air, d'espace, et l'extension seule du théâtre de la guerre lui offrait une chance de salut.

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XXX. La diplomatie russe a terminé la guerre comme elle l'avait commencée par une erreur. Elle n'avait d'abord pas cru que ses attaques contre la Turquie pussent jamais provoquer une entente entre la France et l'Angleterre; et une fois que, consommée, cette alliance qu'elle avait jugée impossible lui eût fait ressentir ses atteintes, elle s'imagina qu'elle supprimerait l'effet par la cause, c'est-à-dire qu'elle briserait la coalition en mettant fin à la lutte. Cette idée fut presque l'unique consolation qu'elle garda pour l'avenir, et elle ne manquait pas de partisans aveugles qui proclamèrent la conclusion d'un traité quelconque un véritable coup de maître, prétendant que la Russie dissoudrait certainement ainsi l'alliance occidentale et plus tard unie à la France prendrait sa revanche sur l'Angleterre. Nous le répétons, ce raisonnement était peu fondé peut-être cette alliance eût-elle

été plus facile à rompre en temps de guerre qu'en temps de paix; car si la masse des belligérants s'était grossie, si outre la France, l'Angleterre, la Sardaigne, la Turquie et la Russie, l'Autriche, la Prusse, les États secondaires de l'Allemagne, la Suède, le Danemark, la Hollande, la Belgique et peut-être aussi l'Espagne, qui briguait déjà l'honneur de pouvoir combattre les Russes, avaient pris rang dans l'ordre de bataille, peut-être alors y aurait-il eu des alliances séparées, des trahisons, des complications internationales dans lesquelles le génie russe aurait pu montrer ce dont il est capable, tandis que dans la position où ils étaient entassés les Russes étouffaient resserrés en quelque sorte comme dans un étau. De l'autre côté du détroit la guerre était populaire; en France elle l'était beaucoup moins la simple continuation des hostilités eût donc insensiblement miné l'alliance, la paix au contraire pouvait resserrer peut-être pour longtemps encore les liens d'amitié entre la France et l'Angleterre ou du moins les rapprocher plus facilement en cas de brouille passagère.

XXXI. Entrevoyant la possibilité d'une entente cordiale entre la France et la Russie, les Anglais se trouvèrent cependant engagés à agir avec un surcroît de circonspection; comme leurs prévenances à l'égard de l'empereur des Français leur avaient déjà valu plus d'un succès, ils s'en tinrent à cette ligne de conduite et, de politesse faisant politique, proposèrent Paris comme siége du Congrès de la paix. Par ce trait d'habileté diplomatique ils firent naître dans l'esprit de Napoléon III le désir de justifier la confiance qu'on venait de lui témoigner, et comme les Russes dans le but de le gagner également à leur cause optèrent aussi pour Paris et déclarèrent avec une sorte de fatalisme asiatique que le czar avait remis

son honneur entre les mains de l'empereur des Français, celui-ci se trouva à la fois dans la position la plus flatteuse et la plus difficile, d'où il n'a pu encore sortir jusqu'à présent.

XXXII. Le 25 février 1856 le Congrès s'ouvrit à Paris, et le ministre des affaires étrangères de France, M. le comte Walewski, en obtint la présidence. Au commencement des délibérations la Prusse n'y était pas représentée. Les puissances occidentales et notamment la Grande-Bretagne soulevèrent des difficultés contre son admission. Aussi bien que les autres États, la Prusse n'avait cessé de donner tort à la Russie depuis que la politique de cette dernière puissance était devenue agressive, et elle s'était jointe aux premières démarches que la diplomatie européenne avait tentées contre le czar; mais une fois convaincue que déjà dans le courant de l'année 1853 l'empereur Nicolas ne pouvait plus penser à faire de conquêtes en Turquie et ne songeait qu'au moyen de se retirer honorablement de la lutte dans laquelle il s'était imprudemment engagé, elle crut qu'il n'y avait plus de danger immédiat à écarter. Après s'être garantie par un traité avec l'Autriche contre l'éventualité d'une attaque russe au cœur de l'empire ottoman et prouvé par là que dans certaines conjonctures elle pourrait se joindre aux puissances occidentales, elle regarda dès ce moment tout secours matériel fourni contre la Russie comme une prodigalité contraire à ses propres intérêts en ce qu'elle ne devait profiter qu'aux puissances occidentales et à l'Autriche. C'est dans la crainte qu'en se laissant pousser de concession en concession elle ne finît par perdre sa liberté de mouvement qu'elle se retira des conférences de Vienne. Une tentative ultérieure de conclure un traité avec les puissances occiden

tales étant restée sans résultat, le gouvernement de FrédéricGuillaume IV observa dans tous les événements qui suivirent une neutralité complète; mais pendant que la balance dans laquelle on pesait à Saint-Pétersbourg pour la dernière fois les chances de la paix et de la guerre oscillait encore, la Prusse mit son influence du côté de la paix et elle eut d'autant plus de poids que le roi de Prusse par sa modération et ses ménagements s'était acquis des titres chèrement achetés à la reconnaissance de la Russie. On a surtout reproché à la Prusse d'avoir contribué à prolonger la résistance de la Russie par cette politique hésitante; mais un examen approfondi des circonstances démontre le mal fondé d'un pareil reproche. Nous avons vu que l'empereur Nicolas, en dépit des représentations de toutes les puissances, en dépit de la lettre autographe de l'empereur François-Joseph, ne s'était pas désisté de sa résolution d'occuper les principautés danubiennes et que battu ensuite par les Turcs seuls il se croyait encore trop puissant pour céder même à une menace unanime de tous les gouvernements. Il est vrai que pendant une année la Prusse avait tenu en mains le crayon pour tracer une carte nouvelle de l'Europe; mais les puissances occidentales elles-mêmes avaient dès le début de la guerre fait la déclaration solennelle qu'elles n'entendaient point faire de conquêtes; et quoique l'occasion de rogner le vaste empire des czars puisse se faire désormais bien longtemps attendre, il faut reconnaître que dans ces circonstances les hommes d'État prussiens ont en tout cas prévenu bien des désastres et épargné de grands périls à leur patrie. La Prusse, située entre la France et la Russie, avait plus que toute autre puissance à se préoccuper du danger d'une entente cordiale entre ses deux voisins, et c'est à cela qu'il faut sans doute attribuer

la politique adoptée par M. le baron de Manteuffel de ne point exposer son pays par une alliance soit avec l'Occident, soit avec l'Orient aux rancunes de l'un et à l'ingratitude de l'autre.

XXXIII. Il n'était pas permis à la Russie, comme nous l'avons vu, de faire des reserves à propos de l'acceptation de la paix; il lui était donc interdit de demander de prime abord l'admission de la Prusse dans le Congrès. Les puissances pouvaient par conséquent en agir avec la Prusse comme elles en avaient agi en 1841 avec la France à qui l'on avait présenté à signer un traité fait sans sa participation. Mais comme le ministre de Prusse en France M. le comte Maximilien de Hatzfeldt avait déjà, dans les circonstances les plus difficiles qu'avaient fait naître les complications de la question orientale, réussi à conserver à Paris une influence marquée, ce dipiomate parvint aussi peu à peu à aplanir les obstacles qui s'opposaient à l'admission de la Prusse dans le Congrès, et le 10 mars, à la septième séance, les plénipotentiaires adoptèrent la résolution suivante : « Le Congrès, considérant qu'il est d'un intérêt européen que la Prusse, signataire de la convention conclue à Londres le 13 juillet 1841, participe aux nouveaux arrangements à prendre, décide qu'un extrait du protocole de ce jour sera adressé à Berlin par les soins de M. le comte Walewski, organe du Congrès, pour inviter le gouvernement prussien à envoyer des plénipotentiaires à Paris. » Le 18 mars la Prusse était représentée au Congrès par son premier ministre et par son envoyé à Paris. Après dix-neuf séances, la paix fut signée le 30 mars 1856 par les plénipotentiaires des cinq grandes puissances, de la Turquie et de la Sardaigne.

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