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XXXIV. Pour considérer les conditions de la paix sous le rapport de l'état politique actuel et sous celui des effets qu'elles pourront produire sur la marche générale de la civilisation européenne, il est nécessaire de les énoncer d'abord sommairement. La Turquie est admişe à participer aux avantages du droit public et du concert européen, et sa conservation est déclarée un point d'intérêt général. Le sultan est censé communiquer spontanément aux puissances le firman du 18 février 1856 qui améliore le sort de ses populations chrétiennes, comme étant un engagement pris par lui de plein gré; les puissances ne sauraient en aucun cas s'immiscer soit collectivement, soit séparément dans les rapports du sultan avec ses sujets, ni dans l'administration intérieure de son empire; le traité de Londres concernant la clôture des détroits est renouvelé; la mer Noire est neutralisée ses eaux et ses ports sont formellement et à perpétuité interdits aux pavillons de guerre; ni la Russie ni la Porte ne pourront désormais établir ni maintenir d'arsenaux militaires maritimes sur le littoral de cette mer; l'Euxin reste ouvert au commerce de toutes les nations qui auront le droit d'avoir des consuls dans les différents ports de ces parages; le czar et le sultan concluent une convention particulière à l'effet de déterminer la force et le nombre des bâtiments légers nécessaires au service de leur littoral qu'ils se reservent d'entretenir dans la mer Noire; ils n'auront à l'avenir que six bâtiments à vapeur de cinquante mètres de longueur à la flottaison ou d'un tonnage de huit cents tonneaux au maximum et quatre bâtiments légers à vapeur ou à voile d'un tonnage qui ne dépassera pas deux cents tonneaux chacun; la navigation du Danube est entièrement libre et elle sera facilitée par la suppression des obstacles qui l'entravent encore; chacune

des puissances contractantes a le droit de faire stationner en tout temps deux bâtiments légers aux embouchures du Danube afin d'assurer l'exécution des règlements; la frontière de la Bessarabie est rectifiée au préjudice de la Russie, et le territoire cédé par cette dernière annexé à la Moldavie sous la suzeraineté de la Sublime Porte; celle-ci s'oblige de conserver aux principautés danubiennes une administration. indépendante et nationale; aucune protection exclusive ne sera exercée sur elles par une des puissances garantes, et le sultan promet de convoquer immédiatement dans chacune des deux provinces un divan ad hoc composé de manière à constituer la représentation la plus exacte des intérêts de toutes les classes de la société et appelé à faire connaître les vœux des populations relativement à l'organisation des Principautés; la constitution définitive de ces provinces aura lieu par l'organe d'une commission spéciale et après une entente entre les signataires du traité et la puissance suzeraine; les Principautés jouissent de la garantie de toutes les puissances, elles peuvent entretenir une armée nationale et se mettre avec l'assentiment de la Porte dans l'état de défense qu'elles jugeront nécessaire; une intervention armée ne peut avoir lieu dans les Principautés sans un accord préalable de toutes les puissances; la Servie conserve son administration indépendante, et ses droits et immunités sont placés sous la garantie collective des parties contractantes. Outre les stipulations concernant la frontière de Bessarabie, les exigences de l'Angleterre avaient sous la forme du cinquième point fait entrer dans le traité la condition importante que la Russie ne pourrait plus fortifier les îles d'Aland; enfin le Congrès a proclamé un nouveau droit maritime plus en harmonie avec les mœurs de notre temps.

Dans la teneur de tous ces articles de paix on peut distinguer quatre directions; pour rendre plus facile au lecteur d'en embrasser l'ensemble, nous classerons donc ces articles en quatre catégories suivant qu'ils ont trait à l'affermissement de l'empire ottoman, à l'affaiblissement de la Russie, à l'intérêt général de l'Europe et aux intérêts particuliers des divers États. Aidé par la nature de l'objet, nous allons encore simplifier ce procédé en réunissant les modifications relatives à l'empire ottoman et à l'empire russe dans une seule catégorie, et celles qui se rapportent à l'Europe et respectivement à chacun des États dans une autre catégorie principale.

XXXV. L'admission de l'empire ottoman dans le concert européen fait honneur à la diplomatie: elle prouve, malgré les calculs politiques qui peuvent y avoir contribué, combien les principes de la tolérance ont fait de progrès dans l'Occident. La véritable portée de cette décision dépendra beaucoup des circonstances: elle peut rester une lettre morte, mais elle pourra aussi, quelque invraisemblable que cela paraisse, gagner de l'influence sur les affaires de l'Europe. Les Turcs ont surtout tenu à ce qu'on leur fit cet honneur; ils voulaient ainsi sortir officiellement de la position isolée dans laquelle on les reléguait comme barbares et atteindre à la sphère d'action de la société européenne. Si l'on s'était contenté de garantir au sultan l'intégrité de ses possessions sans en faire une question d'intérêt général, il ne se serait relevé de sa position humiliante de protégé de la Russie que pour retomber dans celle presque aussi humiliante de protégé de l'Europe; tandis que désormais introduit sur un pied d'égalité dans le grand concert des puissances, il pourra bien, s'il n'y est pas trop joué lui-même, finir par y jouer un rôle auquel on ne

s'attend nullement. On voit que les Turcs, tant qu'ils participèrent aux délibérations de la diplomatie, surent parfaitement défendre leurs intérêts non seulement en ce qui concerne leur salut, mais aussi leur honneur; ils se sont tirés des situations les plus difficiles avec un tact diplomatique remarquable; et s'ils réussissaient à assurer l'indépendance de leur empire en le fortifiant à l'intérieur, si les gouvernements remplissaient exactement leurs promesses, la participation de la Turquie au droit public de l'Europe pourrait avoir pour résultat qu'à l'avenir il y aurait six grandes puissances au lieu de cinq. Tant que la Turquie sera faible, et elle le restera peut-être malgré tous les efforts possibles, l'amoindrissement de l'influence de la Russie dépendra bien moins de la déclaration dont nous venons de parler que de la conduite désintéressée que les puissances occidentales tiendront à son égard.

XXXVI. L'abolition du protectorat russe sur les principautés danubiennes a une importance plus directe. Ce droit, dont le czar avait surtout dans les derniers temps plusieurs fois abusé, non seulement affaiblissait la Turquie et principalement les provinces moldo-valaques; mais encore il aidait les sourdes menées de la Russie dans les pays slaves du sudest. Pour faire ressortir les avantages que retirent les Principautés de cette convention, qu'il nous soit permis de raconter ici quelques épisodes de l'occupation de ces provinces par les Russes dans ces derniers temps.

En 1848 le czar avait fait occuper les États roumains sous le prétexte que la révolution qui y avait éclaté menaçait la prospérité de l'empire ottoman. Après avoir prélevé pour couvrir ses frais de guerre une augmentation de deux dixièmes sur

les impôts ordinaires, il demanda à la Valachie un supplément de trente millions de piastres et à la Moldavie un de douze millions, paraissant ainsi vouloir ajouter au droit de protecteur, qu'il avait déjà, celui de créancier. L'intervention de la Russie en 1853 fut une injustice bien plus criante encore; car cette fois elle n'avait même pas le prétexte de la révolution, et comme elle s'était toujours prononcée pour une administration indépendante des Principautés au point de conseiller aux hospodars en leur réclamant les impôts et les quarante-deux millions de piastres de ne seulement pas requérir l'autorisation de la Porte pour ce paiement, elle viola par son entrée sur le territoire roumain un territoire reconnu neutre par elle-même. La déclaration solennelle du général Gortzchakoff qu'il venait dans le pays en ami, fut presque aussitôt démentie par l'injonction que les hospodars recurent du consul-général russe de ne plus payer de tribut à la Turquie. Lorsque le gouvernement roumain, conformément à la promesse que tous les articles fournis pour l'entretien de l'armée seraient payés par la Russie, réclama le remboursement d'avances faites pour achats au compte des Russes, le consul-général à Bukarest répondit par un décompte des contributions de guerre dues pour l'occupation de 1848.

Ces violences ne furent que le prélude de plus grandes encore; car dès que la Porte eut déclaré la guerre à la Russie, celle-ci traita les Principautés non plus en pays ennemi, mais en pays conquis. Toute relation avec la Turquie, ainsi que toute communication entre les deux rives du Danube, fut interdite sous des peines déterminées par la loi martiale. Ceux des habitants qui possédaient du blé dans le voisinage du fleuve étaient obligés de le transporter dans l'intérieur du pays ou d'en subir la destruction. Enfin la Russie ayant poussé

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