PRÉFACE. Était-ce par esprit d'originalité ou par une pensée ayant trait à la forme même de son travail que l'auteur du présent ouvrage lui a donné dans l'édition allemande le titre de Discours turc? Nous croyons que la seconde de ces suppositions est la seule vraie pour peu que l'on ne se contente pas de puiser dans ce livre des renseignements, qui y abondent d'ailleurs; mais qu'on le considère sous le rapport de la forme rhétorique que l'auteur a choisie, on reconnaîtra facilement que l'art n'y est pas pour moins que la science. Quiconque étudie la crise orientale dans ses éléments constitutifs trouvera que certains grands faits s'y détachent de l'ensemble, le résument et en sont pour ainsi dire la formule synthétique. Ces faits capitaux, pas un des nombreux ouvrages plus ou moins volumineux qu'a fait naître cette importante question d'Orient ne les a mis suffisamment en lumière; la formule qui est en même temps celle de l'avenir, pas un n'a su la dégager. Cette insuffisance tient à la rapidité avec laquelle nous vivons actuellement. Les temps sont si agités, les impressions si passagères, les esprits si incertains et si troublés, que les faits restent sans enseignement et qu'au lieu de guider dans le chemin qu'il nous reste à parcourir, ils se trouvent n'avoir eu qu'un simple intérêt anecdotique. Nous devons donc des éloges à ces rares esprits qui, profitant de leur position personnelle et cédant à l'amour de la vérité, décomposent en quelque sorte par leurs recherches la vie sociale et politique, non seulement pour nous la montrer telle qu'elle vient de se passer dans ses détails, mais aussi pour nous enseigner ses rapports avec l'écoulement éternel des temps. Cependant l'auteur ne s'est nullement borné à des appréciations générales, il a raconté les détails les plus intimes du mouvement diplomatique des dernières années. Ici son but paraît avoir été triple: il nous trace une esquisse rapide de la société européenne vivifiée par le courant d'une civilisation qui depuis des siècles marche de l'occident à l'orient, et en face de cette société il nous déroule le tableau de la puissance russe s'efforçant à faire refluer le 'courant intellectuel de l'Occident auquel elle-même doit les éléments principaux de sa civilisation. C'est dans ce vaste cadre que l'auteur raconte l'histoire diplomatique de la crise d'Orient, pour la composition de laquelle il a évidemment puisé à des sources peu exploitées jusqu'à présent. Il nous montre la France, menacée lors de la reconstitution de l'Empire d'une nouvelle coalition, devenant au contraire, grâce à la sagesse de son gouvernement, le noyau d'une coalition gigantesque contre la Russie. Il nous développe la grandeur de sa nouvelle position, tout en ne cachant pas les fautes qu'elle a commises, selon lui, lors de la conclusion des traités. Enfin, il nous fait voir comment et pourquoi la Russie a dû échouer dans son entreprise, et à cette occasion il remplit avant tout une tâche politique et patriotique. Nous présumons que, appartenant lui-même à la race germanique, il a surtout voulu montrer l'immense importance que le traité du 30 mars 1856 doit avoir pour l'émancipation de l'Allemagne de cette funeste influence que la Russie a depuis si longtemps exercée sur le développement intérieur des États de la Confédération. Il semble vouloir dire à ses compatriotes d'autres que vous se sont chargés de vous montrer à quel point vous vous êtes laissé abuser par la Russie; il ne dépend que de vous que cette puissance ne reprenne jamais le rang qu'elle a jadis occupé. Plusieurs faits d'un haut intérêt sont racontés ici pour la première fois; on peut considérer comme particulièrement nouveau dans cet ouvrage : l'aperçu des relations entre la France et la Russie à l'occasion du rétablissement de l'Empire; l'exposé de la politique de l'empereur Nicolas lors de ses conversations avec sir George Hamilton Seymour et de la coïncidence frappante des dates énoncées au chapitre XIV; celui de la politique de M. Drouyn de Lhuys qui, en ôtant à l'empereur Nicolas tout prétexte de prendre une position agressive, lui fournit l'occasion de se démasquer complétement; l'indication des fautes de la diplomatie française lors du commencement de la querelle au sujet des lieux saints; la révélation de ce fait important que la France s'est servie de la question orientale pour empêcher la coalition que l'empereur Nicolas s'était efforcé de provoquer contre elle et pour devenir le centre de nouvelles alliances politiques; l'histoire intime des quatre points de garantie, dans laquelle il est aisé de s'apercevoir que l'auteur n'a pas voulu trop insister sur ce fait caractéristique que dès le commencement des hostilités l'Autriche peut-être à l'instigation de la Russie a fait demander à Paris à quelles conditions on serait disposé à la paix; le récit de l'origine de la fameuse formule de la « neutralisation de la mer Noire » et de la scène qui a eu lieu entre M. Drouyn de Lhuys et le prince Gortchakoff dans une des conférences de Vienne; la description de l'état politique de l'Autriche à cette époque, chapitre dans lequel les choses ne sont dites qu'à demi-mot; l'historique de ce qu'on a appelé << les propositions autrichiennes »; l'énonciation du fait significatif que c'est la Russie qui dans le courant de l'automne 1855 a demandé à faire la paix; le jugement porté sur la politique qué l'Angleterre a suivie lorsqu'on l'a contrainte à terminer la guerre, et celui sur la politique de la France dans l'affaire de Bolgrad; l'appréciation de la véritable portée du traité du 15 avril, à laquelle se joint le tableau de la situation politique actuelle de l'Europe. On observera aussi que tous les points secondaires, mais se rattachant à l'affaire orientale le traité avec la Suède, le canal de Suez, le nouveau droit maritime, l'affaire des principautés, sont traités brièvement, mais avec profondeur et parfois avec ironie. : Un mot encore sur cette étude remarquable. L'argumen tation y est simple, précise, lumineuse; la parole sobre, le style élégant. Ce n'est qu'en se livrant à l'examen raisonné de l'ouvrage qu'on parvient à se rendre compte de tout ce qu'il a fallu de travail de réduction pour arriver à cette concision en apparence si facile. Alors aussi se révèlent le choix réfléchi des termes et leur emploi significatif; ils trahissent une portée tellement condensée, que chacun d'eux à la place qui lui est rigoureusement assignée, pour peu qu'on le regarde de près, présentera un point de départ particulier et servira de motif à de nouveaux et riches développements. Pour la forme comme pour le fond, en un mot, nous y trouvons toutes les conditions qui donnent à un travail littéraire la double valeur d'un document historique et d'une œuvre d'artiste. Puis au fond de tout cela, il y a le coup d'œil large qu'exige l'impartialité de l'histoire et qui permet de mesurer à poids égal et en dehors de toute prévention favorable ou contraire les éléments divers qui concourent au développement de l'humanité. C'est en se plaçant à cette hauteur et dans toute la sérénité d'esprit dont il s'y inspire que, planant librement au dessus des partis engagés dans la lutte, l'auteur a su reconnaître à chacun sa part d'influence morale et intellectuelle, faisant rentrer ainsi avec bonheur la spécialité politique dans le tableau de l'ensemble de la civilisation, subordonnant l'épisode historique à l'idée éternelle. Ce petit volume si substantiel emprunte un nouvel intérêt à la réouverture prochaine des conférences et ne saurait manquer d'avoir un certain retentissement. A. G. de L. |