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l'exigence jusqu'à demander l'incorporation des troupes valaques dans l'armée russe, les hospodars abdiquèrent le gouvernement. Les membres du conseil d'administration qui leur succéda furent menacés de la potence par le général Gortzchakoff, s'ils osaient exprimer une opinion défavorable à la politique russe. Désormais et grâce au traité du 30 mars les contrées riveraines du Danube ne sont plus exposées à de semblables avanies.

L'abolition du protectorat russe sur la Servie n'a pas tout à fait l'importance que celle du même droit qu'elle s'était arrogé sur la Moldo-Valachie; mais ce résultat n'en forme pas moins un supplément utile à cette politique qui a pour but l'affaiblissement de la puissance russe. Le czar avait blessé profondément l'amour-propre national des Serbes par la manière brusque dont le prince Mentzikoff avait exigé le renvoi du ministre des affaires étrangères, M. Elia Garachanin. De son côté l'Autriche, lorsque les événements eurent pris une tournure plus sérieuse sur les bords du Danube, manifestait, avant même d'avoir conclu un traité avec la Turquie, l'intention d'occuper militairement la Servie, et son ministre à Paris cherchait déjà à insinuer l'opportunité de cette mesure. Aujourd'hui la Servie, placée comme la Moldo-Valachie sous la sauvegarde de l'Europe entière, est à l'abri de pareils dangers pour quelque temps au moins.

XXXVII. Afin de rendre l'accès des principautés danubiennes plus difficile aux Russes et de les déposséder des bouches du Danube, on les a contraints de céder la partie la plus importante de la Bessarabie. Du côté de la Russie et de celui de la Turquie, les frontières de la Moldo-Valachie présentaient dans leurs forces respectives un rapport inverse de

ce que naturellement elles auraient dû être. Ces principautés n'étaient séparées de la Russie, qui menaçait incessamment de les absorber, que par une faible rivière, le Pruth, tandis que entre elle et la Turquie leur suzeraine coulait le Danube. A l'ouverture des négociations on avait bien envie de faire perdre aux Russes presque la moitié de la Bessarabie. Les préliminaires de paix signés à Vienne le 1er février 1856 avaient déjà arrêté que la frontière partirait des environs de Chotyn, suivrait la ligne des montagnes qui s'étend dans la direction sud-est et aboutirait au lac Salzyk. On eût ainsi fermé aux Russes non seulement la route de Leowa, mais encore celle de Skuliany, qui l'une et l'autre les conduisaient auparavant dans les Principautés. Si la France eût été un peu plus sévère à cet égard et si les envoyés de Saint-Pétersbourg n'eussent point eu à faire entrer en ligne de compte la restitution de Kars, il est probable que cette décision primitive eût été maintenue. On renonça cependant à modifier la frontière entre Chotyn et Hersh, ainsi qu'à y enclaver les territoires situés au nord de Bolgrad : ce qui diminua sensiblement la perte que dut subir la Russie. La portion de territoire qu'elle a définitivement cédée comprend environ 200 milles géographiques et renferme près de 200,000 habitants. Les forteresses importantes de Reni, d'Ismaïl et de Kilia Nova furent rendues à la Moldavie, et l'escadre russe du Danube qui occupait le port d'Ismaïl, conquête faite par Suwaroff au prix d'énormes sacrifices, a dû disparaître ainsi que la flotte qui dominait la mer Noire. La Russie, qui est loin d'être riche en sel, a aussi perdu les lacs salés qui avoisinent le Danube, et, ce qu'elle doit regretter encore davantage, une population laborieuse en partie d'origine allemande.

Quoique cette frontière nouvelle de la Turquie d'Europe

soit encore une barrière relativement bien faible, car la nature lui prête peu de ses avantages ordinaires, l'acceptation de cette limite est peut-être la plus dure condition qui ait été imposée au czar. La cession forcée d'un territoire est en général un fait inouï dans l'histoire de la Russie moderne; et lorsqu'on voit avec quelle ténacité des souverains moins puissants que les czars s'efforcent de sauvegarder leur honneur allant jusqu'à des menaces de guerre à propos de territoires insignifiants qu'on veut détacher de leur couronne, on trouve dans cette indépendance d'allure souveraine un contraste frappant avec cette politique embarrassée dans laquelle une fois prise la Russie fut réduite à se soumettre à la perte d'une frontière importante.

XXXVIII. Si les souverains tiennent à l'inviolabilité de leur territoire, ils tiennent encore plus à leur liberté d'action sur le pays qu'ils gouvernent. Cependant nous venons d'être témoin du spectacle étrange de la puissance la plus étendue de toutes consentant à ne plus entretenir de marine militaire dans les principaux ports qui lui appartiennent. Ce n'est qu'à grand'peine et grâce à la politique indulgente de la France, qu'on a accordé aux Russes la conservation du port militaire de Nikolaïeff et la reconstruction des forts sur la côte orientale de la mer Noire qu'ils avaient détruits euxmêmes pendant la guerre et qui leur sont nécessaires pour la possession du Caucase; toutefois leur premier plénipotentiaire au Congrès, M. le comte Orloff, se crut dans l'obligation d'assurer que Nicolaïeff ne servirait plus que de chantier de construction pour les bâtiments légers seuls accordés à la Russie. Sébastopol, ce superbe boulevard maritime, dont les forts les plus solides situés au nord de la baie n'avaient

même pas été entamés pendant le siége, doit désormais être rayé comme tel de la carte et les quelques navires russes, qui avaient échappé à la destruction dans les eaux de la mer inhospitalière, ont été contraints de traverser comme des exilés en deuil les détroits de Constantinople pour aller chercher un refuge jusques dans la mer Baltique. Les puissances alliées ont parfaitement entendu, et le comte Orloff a parfaitement adopté cette manière d'envisager les choses, que la flotte russe est expulsée non seulement de la mer Noire, mais encore de la mer d'Azof et des eaux avoisinantes. Comme les vaisseaux destinés à croiser aux embouchures du Danube, réunis à l'escadre de service que la Turquie a la permission de maintenir dans la mer Noire, et la flotte turque qui se tient constamment dans ces parages seront toujours plus forts que l'escadre de service accordée à la Russie, la défaite de cette dernière sous ce rapport est aussi complète que possible.

XXXIX. Nous abordons maintenant le point dont la solution a le plus d'importance pour la Turquie, celui qui a servi de prétexte à la guerre et qui à cause de sa nature même n'a pu être réglé qu'imparfaitement. La condition des chrétiens de la Turquie, on ne saurait le nier, a été sensiblement améliorée à la suite de la guerre, et c'est ainsi qu'on peut dire que le sang chrétien n'a pas été versé inutilement. Si le hatti-houmaïoun du 18 février 1856 est exécuté, la Turquie est à la veille de subir une transformation dont nous n'avons encore qu'une faible idée. Les plénipotentiaires russes euxmêmes ont déclaré dans le Congrès que ce document dépasse de beaucoup leurs espérances. Jamais le prince Mentzikoff n'avait demandé autant que le sultan a fini par accorder. Ce

résultat a donné lieu à la parabole suivante : « Un jour les << Russes allèrent en Turquie et ils y trouvèrent le Coran. « C'est, dirent-ils, un bon livre qui n'a besoin que d'être «< revu. Après eux vinrent les Français et les Anglais; mais << ceux-ci ayant aussi trouvé le Coran le jetèrent à la mer. » Il serait peut-être plus juste de dire que le Coran a été retrempé dans des réformes, mais qu'il n'est pas encore tout à fait tombé dans l'eau. En effet il est peu probable que la Porte réussisse à réaliser l'établissement de l'égalité civile des chrétiens et des musulmans. En tout cas, comme il lui faudra de longs efforts pour y parvenir, la Russie cherchera de nouveau à mettre à profit l'affinité de race et de religion qui existe entre ses sujets et les populations turques; même à l'heure qu'il est les Russes insinuent à leurs coréligionnaires orthodoxes en Turquie que, s'ils ont versé leurs sang, c'est pour la défense, c'est pour l'amélioration du sort de leurs frères. Le clergé grec, à qui les réformes introduites par le divan font perdre peu à peu la position lucrative qu'il occupait, travaillera longtemps encore plutôt dans l'intérêt du czar que dans celui du grand seigneur. Cet inconvénient n'aurait pas été écarté quand même on eût au profit de la Porte enlevé à la Russie des provinces entières. Il n'y a que l'établissement d'un puissant État chrétien sur les côtes du Bosphore qui pourrait faire cesser et peut-être à jamais cette situation si pleine de danger.

Tels sont les traits principaux qui caractérisent les transactions survenues entre la Russie et la Turquie. Nous croyons superflu de faire observer que ces transactions affectent également les intérêts de l'Europe en général et plus ou moins les intérêts particuliers des différents États. L'occasion ne nous manquera pas du reste de faire ressortir ces intérêts.

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