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XL. Les règlements touchant la liberté de la navigation du Danube, qui eussent nécessairement dû faire partie de tout autre traité de paix antérieur, n'ont plus d'objet, du moins comme conditions imposées à la Russie, du moment que cette puissance est dépossédée des bouches de ce fleuve. Néanmoins il eût pu se faire que la Turquie et l'Autriche de leur côté s'arrogeassent sur le Danube des droits qui en eussent sinon entravé, du moins gêné le parcours; on doit donc considérer les mesures prises pour le rendre entièrement libre comme un bienfait pour toute l'Europe. Le Danube, le seul grand fleuve de notre continent qui coule de l'ouest à l'est, semble la ligne naturelle suivie par ce mouvement qui porte la civilisation de l'Europe en Asie. Désormais les digues élevées par les Slaves vont être dans le sens littéral du mot percées par les pioches et les vaisseaux venant de l'Occident. De même que l'Europe entière profitera de la destruction de la flotte russe dans la mer Noire, parce que à l'avenir les marchés du sud-est, les plus riches en céréales, lui seront d'un accès plus facile; de même l'Allemagne surtout profitera de la libre navigation du Danube.

XLI. Mais pourquoi, pourrait-on demander, cette surveillance spéciale à l'embouchure du fleuve, puisqu'il faut en concluant des traités s'en rapporter surtout à la bonne foi des parties contractantes? N'est-il pas à craindre que dans de certaines circonstances une flotte composée de vaisseaux des différentes nations et stationnant aux bouches du Danube ne ferme ces dernières et ne porte un grave préjudice à l'Autriche ainsi qu'à tout le centre de l'Europe? Un pareil cas pourrait très-bien se présenter en effet, surtout si l'alliance entre la France et l'Angleterre parvient à constituer une sorte de dicta

ture occidentale; toutefois, pour le moment du moins, les vaisseaux des autres nations formeraient un contre-poids suffisant à toute tentative de ce genre. Ne perdons point de vue que la mission réelle de la flotte internationale est de surveiller plutôt le littoral russe sur l'Euxin que la navigation du Danube; car ces vaisseaux seront de véritables éclaireurs au service des consuls étrangers que dorénavant la Russie est obligée de supporter dans ses villes de la mer Noire.

Pour se convaincre de la justesse de ces remarques, on n'a qu'à relire le compte rendu de la deuxième séance du Congrès dans laquelle, en réponse à l'observation faite par le comte Orloff que la présence de vaisseaux de guerre aux bouches du Danube serait contraire au principe de la neutralisation, M. le comte de Buol déclara qu'il était bien entendu que ces vaisseaux pourraient aussi circuler librement dans la mer Noire; que la nature et les besoins du service auquel ils seraient destinés ne pourraient laisser subsister aucun doute à cet égard. En présence d'une déclaration aussi formelle il ne restait plus aux plénipotentiaires russes qu'à amener les envoyés des autres puissances à avouer franchement qu'au fond le mot de « neutralisation » ne signifie rien autre chose que anéantissement de la flotte russe, sans même que ce coup soit adouci par l'interdiction simultanée de tous les autres pavillons de guerre; ou à subir cette dure condition sans mot dire; et c'est ce dernier parti qu'ils ont pris.

XLII. Considéré au point de vue de l'utilité, le renouvellement de la convention des détroits n'était plus indispensable du moment que les vaisseaux de guerre russes avaient été expulsés du Pont-Euxin: Ce renouvellement a servi, sans qu'on l'ait peut-être voulu, à flatter l'amour-propre de la Russie, qui

de ce qu'on a jugé nécessaire la clôture du Bosphore doit conclure tout naturellement qu'on redoute encore sa puissance dans ces parages. En effet n'aurait-ce pas été une grande humiliation pour la Russie si d'accord avec les autres puissances la Porte eût déclaré qu'il n'existait plus aucune raison d'intercepter l'accès vers elle du côté du nord et que c'était au midi seulement que ses abords devaient être interdits aux vaisseaux de toutes les nations, comme ils l'étaient déjà auparavant. Par contre la remise en vigueur de cette dernière mesure devait importer aux Turcs plus que jamais; car s'ils n'ont plus à redouter la flotte russe dans la mer Noire, il est également vrai que dans de certaines circonstances ils ne pourront plus l'appeler à leurs secours. La Porte doit à présent se fier à la bonne foi et plutôt encore à la rivalité de la France et de l'Angleterre; mais si sa confiance venait à être trompée, si jamais une flotte alliée franchissait les Dardanelles, la destruction de la marine russe aurait des conséquences bien différentes de celles qu'elle peut avoir aujourd'hui, et c'est particulièrement l'Autriche qui aurait alors à se repentir de la rigueur qu'elle a fini par montrer à cet égard. Si sa politique générale lui fait un devoir d'empêcher la consolidation d'une dictature occidentale, son intérêt particulier lui en fait un autre de prévenir dès à présent la possibilité d'une occupation commune des Dardanelles par la France et l'Angleterre comme étant aussi dangereuse pour elle que pouvaient l'être les progrès de la Russie dans la direction du Bosphore.

XLIII. La guerre ayant pris naissance à l'occasion de l'affaire d'Orient, il était naturel qu'à la conclusion de la paix les vainqueurs cherchassent à affaiblir la Russie surtout du côté du midi. Néanmoins les puissances occidentales n'ont

pas été sans porter également leur attention vers le nord: aussi les voyons-nous, profitant du grave échec qu'ils avaient fait subir de ce côté à la Russie antérieurement à la réunion du Congrès de Paris, prescrire que les îles d'Aland ne seraient plus fortifiées. La nature elle-même fait à la Russie une nécessité impérieuse de se frayer au nord comme au midi une route vers la mer sous peine de ne pouvoir donner à ses forces le développement proportionnel dont elles ont besoin. Aut midi la Russie se voit séparée de la mer ouverte par le Bosphore et les Dardanelles; au nord c'est le Sund qui l'arrête; aussi dans ces derniers temps avait-elle cherché à s'ouvrir une issue vers l'océan Atlantique et les circonstances paraissaient seconder ses desseins. Les ports russes sur la mer Glaciale au dessus de la Laponie, étant gelés pendant les deux tiers de l'année, ne peuvent servir au développement d'une marine puissante; mais tout près de ces contrées, dans le Finmark norwégien, on trouve des baies profondes qui par une faveur de la nature ne sont jamais envahies par les glaces. Ces « fiords, » qui sont déjà d'un grand avantage en raison de la pêche abondante qui s'y fait et dont Altenfiord pourrait surtout être transformé facilement en un port militaire d'une haute importance, ont depuis longtemps éveillé la convoitise de leur puissant voisin qui effectivement n'a pas manqué de faire tous ses efforts pour s'en rendre maître. Comme les ressources des populations laponnes en partie nomades qui habitent sur la frontière sont très-restreintes, ces populations usaient du bénéfice d'un ancien traité qui accorde aux Russes la faculté de venir en été pêcher sur les côtes du Finmark dans des canots qu'ils louent des Norwégiens et d'y mener paître leurs rennes, tandis que par contre les Lapons norwégiens ont le droit de se transporter en hiver

sur le territoire russe où ils trouvent une pâture plus abondante pour leurs troupeaux. L'empereur Nicolas cherchant à tirer parti de cet usage demanda à la Suède la permission pour les sujets russes d'établir des demeures fixes sur les côtes du Finmark et d'y posséder des embarcations. Si le gouvernement de Stockholm eût cédé à ces prétentions, la Russie aurait pris pied dans les ports de la Norwége et plus tard elle eût peut-être trouvé moyen de s'en emparer entièrement. Pour se venger du rejet de cette proposition, le czar en 1852 ferma sa frontière norwégienne et mit ainsi les pauvres Lapons en danger de mourir de faim durant l'hiver. La cour de Suède fut indignée d'une telle conduite, et lorsque bientôt après la guerre éclata, elle fut d'autant plus portée à tourner ses regards vers l'occident. Ce sont ces circonstances qui facilitèrent la conclusion entre les puissances maritimes et la Suède de ce traité mémorable qui garantit à celle-ci l'inviolabilité de son territoire. Ainsi fut déçue l'espérance de la Russie de trouver au milieu des falaises sauvages de la Scandinavie un point d'où elle pût librement s'élancer sur le vaste Océan. Il est présumable que sans la guerre orientale le gouvernement suédois si isolé jusques là n'eût pu à la longue résister aux tentatives des czars, et la Russie aurait dès lors posé au sommet de l'Europe une couronne de granit dont le monde eût eu à supporter le fardeau peut-être durant plusieurs générations. L'antique race des marins norwégiens, exercée continuellement à la pêche, lui aurait fourni d'excellents matelots. D'un autre côté la Russie possède en abondance les matériaux nécessaires à la construction des vaisseaux, et dès que le colosse eût pu plonger sa large poitrine dans les flots de l'Atlantique, il ne lui eût pas fallu longtemps pour donner un libre essor à sa marine.

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