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en s'emparant d'Aden en 1838, avaient paru vouloir euxmêmes renverser l'obstacle qui s'oppose à la navigation directe entre la Méditerranée et la mer Rouge et ils eussent peut-être travaillé au percement de l'isthme de Suez, si une année après leur occupation d'Aden n'étaient survenus les graves démêlés avec la France à propos de l'appui prêté par cette dernière à Méhémet-Ali. La méfiance de l'Angleterre, qui depuis la campagne de Bonaparte en Égypte ne s'est jamais entièrement éteinte, avait été de nouveau ranimée par la manière dont le gouvernement de juillet avait embrassé la cause du vice-roi, et quoique plus tard les projets que la France nourrissait sur l'Égypte eussent été reconnus tendre plutôt à des avantages commerciaux qu'à des conquêtes et que la France se fût montrée tellement circonspecte qu'elle n'avait jamais présenté la question de Suez comme une entreprise gouvernementale, l'Angieterre cependant exploita la conquête de l'Algérie et le souvenir de la politique française de 1839 pour dissuader le divan de laisser établir une séparation maritime entre la Turquie et l'Égypte. Ce sont tout justement les restrictions que la Grande-Bretagne a su en 1841 faire apporter au pouvoir des vice-rois, qui permettent aujourd'hui au sultan de ne pas tenir compte du firman par lequel le pacha avait accordé à M. de Lesseps le percement de l'isthme. L'influence que l'Angleterre exerce sur le divan à cet égard a été tellement soutenue que même pendant sa plus grande intimité avec la France durant la guerre contre la Russie la question n'a pas avancé à Constantinople. Quand même nous conviendrions que pour le moment les intérêts de la France et de l'Angleterre sont opposés dans ce grave débat et que celle-ci comme principale propriétaire du chemin de fer de l'Égypte et de celui de l'Euphrate aurait à craindre

moins de concurrence pour son commerce des grandes Indes que si le canal de Suez conduîsait les petites marines marchandes dans l'Océan Indien; comme il s'agit ici d'une route pour le monde entier, la question n'est pas de savoir dans le quel des deux projets l'Angleterre, mais la majorité des états est le plus intéressée. La carte nous répond que le canal de Suez ouvrirait une route directe et commode vers toute l'Asie orientale et les côtes de l'Afrique aux États de l'est et du sud de l'Europe sans en excepter la Turquie et que cette route maritime non interrompue serait même aux États du Nord et de l'Occident plus utile que des routes entrecoupées de chemins de fer. La carte nous fait voir encore que tous les pays de l'Europe orientale auront plus près pour aller au cap de Bonne-Espérance que par la voie de Gibraltar. Ajoutons que les craintes de l'Angleterre au sujet d'un danger éventuel pour ses possessions de l'Inde qui pourrait lui venir du côté de la France sont d'autant plus exagérées que même l'influence la plus décisive que pourrait avoir la France à l'entrée de la mer Rouge n'équivaudra jamais à l'importance d'Aden situé à la sortie de cette dernière. Dans cette lutte plutôt commerciale que politique l'Allemagne, depuis que Trieste la ville maritime la plus importante de l'Autriche est mise par un réseau de chemins de fer en communication avec tous les

États germaniques, aurait des avantages incontestables à attendre du percement de l'isthme de Suez.

LVI. Quittons maintenant le terrain des questions nationales pour en revenir à nos considérations et pour exposer en quoi la lutte orientale a contribué aux progrès de la civilisation dans sa marche de l'Occident à l'Orient. La guerre a frayé des voies nouvelles, indiqué des buts nouveaux à la Russie

aussi bien qu'à la Turquie. L'Occident a prouvé d'une manière éclatante sa prépondérance morale; il a démontré que la civilisation européenne ne corrompt pas, comme certains piétistes cherchent à le faire accroire, les plus nobles germes de la nature, mais qu'elle développe toutes les facultés primitives des sociétés d'une façon plus normale qu'un monde incivilisé ne saurait jamais le faire. En effet les premières et plus éminentes qualités de l'homme, le courage, la persévérance, le dévouement, la magnanimité n'ont pas été affaiblies sous l'influence de ces arts nouveaux : de conduire et d'entretenir les armées avec humanité; de transporter Mars et son immense bagage par navires et par wagons à l'aide de la vapeur jusqu'aux pays les plus lointains; de transmettre en une minute des ordres, des souhaits et des plaintes à travers des milliers de lieues; de faire rentrer en quelques jours des milliards dans le trésor de la guerre, quand même la disette et l'épidémie eussent accablé pays et peuples peu de temps aupa

ravant.

C'est le plus grand et le plus consolant résultat de la guerre, que la résistance rencontrée jusqu'à présent en Russie par la civilisation occidentale ait été rompue et que ce vaste empire dans lequel comme partout ailleurs battent des millions de cœurs généreux participera désormais aux bienfaits d'une civilisation supérieure et d'une plus grande somme de bien-être. Les bombes de la France et de l'Angleterre ont fait pénétrer bien avant sur le sol russe plus d'une idée de l'Occident que les czars s'étaient efforcés à la fois avec orgueil et anxiété de tenir écartées de leurs frontières. Le cosaque qui assis à présent à son foyer domestique raconte aux siens les faits d'armes de la Crimée, répand dans sa sombre cabane les semences d'une pensée plus libérale; le pope aura beau

prêcher contre les païens de l'Occident, il n'y a pas de Russe assez arriéré pour ne pas reconnaître la bravoure de son ennemi, il n'y en a pas d'assez ingrat pour ne pas se rappeler avec reconnaissance les soins qu'il a trouvés dans les ambulances de ces païens. Mais ce ne sont là encore que les germes les moins substantiels de la civilisation que le souffle de la guerre ait portés jusques par delà la chaîne de l'Oural : la politique de la Russie même prendra par suite de l'enseignement qu'elle a tiré de la dernière guerre une direction. plus humaine. La dynastie des czars mettra plus de zèle à développer les ressources de son pays, ne serait-ce qu'afin de pouvoir plus tard combattre avec des forces supérieures; un nouveau réseau de chemins de fer dont la construction aurait été sans cette guerre différée longtemps encore reliera le cœur de l'Europe aux extrémités de la Russie; la vapeur fera sauter les barrières douanières de l'Est et les produits de l'industrie de l'occident et du centre de l'Europe ne seront plus de simples articles de luxe à l'usage des classes élevées de la Russie; mais introduits pour la consommation générale ils développeront le goût et le bien-être des Slaves jusqu'à ce qu'ils réussissent à fabriquer eux-mêmes ces objets nécessaires à une existence plus aisée, ce qui ne demandera peut-être que peu de temps, puisqu'ils possèdent au plus haut degré la faculté de l'imitation. L'empire ottoman aussi, soit qu'il conserve l'intégrité de son territoire, soit qu'il fournisse les bases d'autres États, deviendra grâce à l'industrie occidentale une échelle commode pour escalader le grand Orient.

LVII. La civilisation fait entrer notre âge insensiblement mais d'une manière sûre dans des phases nouvelles et inconnues. Les hommes comme instruments des gouvernements

peuvent bien encore pendant longtemps se faire la guerre; mais comme membres de la grande famille humaine ils tendent de plus en plus à se rapprocher. Vit-on jamais une telle communauté d'entreprises, une telle solidarité entre les éléments encore bruts de la barbarie et les lumières de la civilisation? L'Anglais et le Français payent des impôts pour alimenter une lutte qui sembla devoir durer longtemps; mais cette lutte à peine terminée ils se font actionnaires de chemins de fer russes. Le maréchal Pélissier par la brèche qu'il fait aux murs de Sébastopol ouvre la route de Saint-Pétersbourg aux banquiers de Paris et de Londres. Au point de vue de la civilisation c'est un fait remarquable que la France et la Grande-Bretagne, après avoir dépensé dans l'espace de deux ans six milliards de francs pour affaiblir la puissance moscovite, se trouvent encore assez riches pour aider de leurs capitaux immédiatement après la guerre la construction des chemins de fer de la Russie; mais au point de vue politique c'est là une humiliation incontestable pour cette puissance. On peut dire que le protée de la civilisation occidentale prend cette fois-ci la forme d'un fleuve roulant de l'or pour pénétrer dans la moitié orientale de l'ancien monde, et il a tellement conscience de sa force qu'il s'inquiète peu s'il procure ainsi à la Russie les moyens dont elle a manqué jusqu'alors pour atteindre son but. En effet, pour peu qu'on considère ces faits dans leurs rapports avec la situation politique, on voit d'une part le gouvernement anglais chercher à éloigner les Russes des frontières de l'Inde, et d'une autre part les Anglais ne mettre pas moins d'empressement que les Français à leur prêter de l'argent pour construire des chemins de fer qui doivent les y mener. L'empereur Nicolas éprouvait une secrète satisfaction à observer le trafic industriel et financier

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