Images de page
PDF
ePub

auquel se livrent les États occidentaux et il crut agir en bon administrateur en entassant son argent dans la citadelle de Saint-Pétersbourg, le réservant pour des fins qui lui paraissaient plus nobles, au lieu de le dépenser en rails et en locomotives. Cependant cette fureur d'agiotage et ce désir effréné de s'enrichir, devenus contagieux à la suite des constructions de chemins de fer, mais qui d'ailleurs s'étaient de tout temps et partout manifestés sous d'autres formes voire même en Russie, n'ont pu empêcher ces vastes entreprises de produire leurs immenses résultats, auxquels il faut attribuer en définitive la part la plus essentielle dans la défaite de la Russie. Après la supériorité que les armées de l'Occident doivent à leur organisation plus libérale et plus naturelle, c'est en second lieu l'argent et la vapeur qui ont décidé le désastre local des Russes. Cette vérité ne saurait cependant amoindrir l'importance morale de la victoire; car les proportions gigantesques, inouïes, de l'emploi qu'on a fait des capitaux et de la vapeur dans cette guerre prouvent que ces forces n'étaient point des forces brutes, mais bien le résultat d'un travail intellectuel et matériel prodigieux auquel la Russie est restée presque entièrement étrangère.

LVIII. L'histoire nous enseigne que les Scythes dont descendent les Sarmates ou Slaves sont originaires de la Tauride, la Crimée actuelle. Déjà dans les temps les plus reculés ces peuples formaient un monde en conflit avec un monde plus civilisé, et les poëtes grecs nous ont transmis ce mythe touchant d'Iphigénie enlevée par un miracle à la ténébreuse Tauride où l'on immolait des victimes humaines. Cette coutume barbare avait exposé la prêtresse de Diane au danger de sacrifier son frère et de commettre ainsi, symboliquement

parlant, l'action de la guerre dans laquelle les hommes qui cependant sont frères s'immolent les uns les autres parce qu'ils ne se connaissent pas. Mais le sanglant sacrifice qui vient d'être consommé en Tauride est encore plus merveilleux que celui d'Iphigénie; car il a eu pour résultat de dompter ce même esprit scythique qui y régnait sous d'autres formes il y a déjà des milliers d'années.

LIX. La tendance des Slaves à établir une civilisation émanant d'eux-mêmes a au fond quelque chose de noble; mais il y a certainement de l'égoïsme dans leur idée panslaviste et dans leurs efforts pour devenir la nation prédominante en Europe. Si nous nous opposons ici à cette idée ce n'est point que nous prétendions attribuer ce rôle à un autre peuple que les Slaves; mais c'est que nous ne nous considérons que comme les instruments du seul génie civilisateur lequel en dépit de toutes les jalousies a pris l'essor le plus sublime vers l'idéal de la raison.

Lorsque la civilisation n'était encore que le produit d'un culte de la nature plus ou moins spiritualisé s'accommodant aux besoins physiques et moraux des nations; lorsqu'elle n'avait point encore de centre, mais que semblable aux forces naturelles partout répandues, elle éclosait sur différents points de la terre; lorsque même le judaïsme bien plus spiritualiste était claquemuré dans un monde païen, alors on pouvait comprendre que la civilisation se présentât sous différentes formes auxquelles on donna des noms d'après les différents peuples qui se distinguèrent par un plus haut degré de civilisation. Depuis l'avénement du christianisme la civilisation n'a plus ses racines dans le culte de la nature, mais dans celui de l'esprit et c'est pourquoi, comme ce dernier, elle est et demeure une et

entière tout en se multipliant; de sorte qu'aujourd'hui il n'existe pour ainsi dire pas de civilisation française, anglaise, allemande, russe; mais une civilisation européenne dont la science et les lumières, qui ne sauraient aspirer à un double objet, sont tout à la fois le but et le moyen. Quelle est donc la civilisation que les Slaves voudraient répandre en Europe? Ont-ils une religion nouvelle, des arts nouveaux, d'autres sciences, de nouvelles inventions qui ne reposent pas sur les. nôtres? Leur christianisme est-il plus susceptible de perfectionnement que celui de l'Occident, ou ne le dirait-on pas plutôt une ossification de l'esprit? Leur illusion même est une preuve qu'ils n'ont pas encore mesuré les profondeurs de l'ère nouvelle et rien que pour cette raison ils appartiennent encore à un monde ancien. Il est vrai que le temps de leur domination en Europe peut également arriver, mais dans quelles conditions! Il faudrait auparavant que toute la force vitale des nations de l'Occident fût épuisée, et même en ce cas un débordement slave ne pourrait que faire rétrograder la marche de l'humanité.

La civilisation ancienne succomba sous l'invasion des barbares, parce que ceux-ci l'attaquèrent avec toute la force d'une vigueur primitive, tandis que les moyens de défense des peuples civilisés étaient insuffisants. Aujourd'hui les Occidentaux ne sont pas seulement les maîtres dans les arts et dans les sciences, mais ils le sont dans la guerre et nos moyens d'instruction sont en même temps nos moyens de défense ce qui fait qu'avec un légitime orgueil nous pouvons les présenter à nos amis et à nos ennemis. Si le sort nous réserve de grandes catastrophes elles se manifesteront sous d'autres formes que dans les temps anciens; ce n'est pas une invasion des Scythes que nous redoutons, et ce qui vient de

se passer vers le milieu du XIXe siècle tout près du berceau de notre civilisation nous autorise à l'appréhender encore moins.

LX. Que l'Orient soit pour nous une éternelle pomme de discorde, il nous récompense cependant de ce que nous coûte son éducation, en maintenant notre énergie en éveil. D'après les lois immuables de l'équilibre de ce monde une division. plus rationnelle de l'Europe résultera sans doute de nos luttes ultérieures au sujet de l'Orient. Le désillusionnement des Slaves, que les derniers événements sont de nature à provoquer, la conviction que leur véritable destinée est de rester les élèves de l'Europe et de devenir les précepteurs de l'Asie, pourraient avancer ce grand changement dans la vie des peuples.

COMMENTAIRE.

LE

TRAITÉ DE PAIX

DU 30 MARS 1856 (1).

AU NOM DE DIEU TOUT-PUISSANT (1).

Leurs Majestés l'empereur des Français, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, l'empereur de toutes les Russies, le roi de Sardaigne et l'empereur des Ottomans, animés du désir de mettre un terme aux calamités de la guerre, et voulant prévenir le retour des complications qui l'ont fait naître, ont résolu de s'entendre avec Sa Majesté

(1) La rédaction du traité de paix fut, dans la séance du 14 mars, confiée à Aali-Pacha, M. de Hübner, M. de Bourqueney, lord Cowley, M. de Brunnow et M. de Villamarina. Dès la séance suivante, le 18 mars, ce comité par son rapporteur M. le baron de Bourqueney, présenta au Congrès un projet de rédaction basé sur les points préalablement adoptés. Dans ce travail on ne saurait s'empêcher de reconnaître une certaine précipitation, et sa phraséologie est loin de justifier la réputation de netteté et de précision si généralement faite à la langue française, ce dont se plaindront surtout ceux qui entreprendront de le traduire en langue étrangère. Quant au fond on était déjà d'accord lors de la réunion du Congrès;

« PrécédentContinuer »