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elle rompit tout net le mariage, fur ce que fon amant fit voir qu'il n'avoit que cinquante-fix ans, & qu'il ne prit point de lunettes pour figner le contrat.

Sur cela feulement?

Oui. Elle dit

HARPAGON.

FROSINE.

que ce n'est pas contentement pour elle que cinquante-fix ans ; & fur tout elle eft pour les nez qui portent des lunettes.

HARPAGON.

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

FROSINE.

Cela va plus loin qu'on ne vous peut dire. On lui voit dans fa chambre quelques tableaux, & quelques eftampes. Mais que penfez-vous que ce foit? Des Adonis, des Céphales, des Paris & des Apollons? Non. De beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Neftor & du bon pere Anchise fur les épaules de fon fils.

HARPAGON.

Cela eft admirable! Voilà ce que je n'aurois jamais pensé; & je fuis bien aife d'apprendre qu'elle eft de cette humeur. En effet, fi j'avois été femme, je n'aurois point aimé les jeunes hommes.

FROSINE.

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que de jeunes gens pour les aimer, ce font de beaux morveux, de beaux godelureaux pour donner envie de leur peau; & je voudrois bien fçavoir quel ragoût il y a à eux.

HARPAGON.

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Pour moi, je n'y en comprends point, & je ne fçais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

FROSINE.

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeuneffe aimable, estce avoir le fens commun? Sont-ce des hommes que des jeunes blondins? Et peut-on s'attacher à ces animaux là? HARPAGON.

C'est ce que je dis tous les jours; avec leur ton de poule laitée, leurs trois petits brins de barbe relevés en barbe de chat, leurs perruques d'étoupes, leurs hauts-de-chauffes tout tombans, & leurs eftomacs débraillés.

FROSINE.

Hé! Cela est bien bâti, auprès d'une personne comme vous. Voilà un homme cela. Il y a là de quoi fatisfaire à la vûë; & c'est ainsi qu'il faut être fait, & vêtu, pour donner de l'amour.

HARPAGON.

Tu me trouves bien?

FROSINE.

Comment? Vous êtes à ravir, & votre figure eft à peindre. Tournez-vous un peu, s'il vous plait. Il ne fe peut pas mieux. Que je vous voye marcher. Voilà un corps taillé, libre & dégagé comme il faut, & qui ne marque aucune incommodité.

HARPAGON.

Je n'en ai pas de grandes, Dieu merci. Il n'y a que ma fluxion, qui me prend de tems en tems.

Tome V.

H

FROSINE.

Cela n'eft rien. Votre fluxion ne vous fiéd point mal, & vous avez grace à touffer.

HARPAGON.

Di-moi un peu. Mariane ne m'a-t-elle point encore vû ? N'a-t-elle point pris garde à moi en passant?

FROSINE.

Non. Mais nous nous fommes fort entretenuës de vous. Jé lui ai fait un portrait de votre perfonne, & je n'ai pas manqué de lui vanter votre mérite, & l'avantage que ce lui seroit d'avoir un mari comme vous.

HARPAGON.

Tu as bien fait, & je t'en remercie.

FROSINE.

J'aurois, monsieur, une petite priére à vous faire. J'ai un procès que je fuis fur le point de perdre, faute d'un peu d'argent; [Harpagon prend un air férieux.] & vous pourriez facilement me procurer le gain de ce procès, fi vous aviez quelque bonté pour moi. Vous ne fçauriez croire le plaisir qu'elle aura de vous voir. [Harpagon reprend un air gay.] Ah! Que vous lui plairez, & que votre fraise à l'antique fera fur fon efprit un effet admirable. Mais, fur tout, elle fera charmée de votre haut-de-chauffes, attaché au pourpoint avec des aiguillettes. C'eft pour la rendre folle de vous; & un amant aiguilleté fera pour elle un ragoût merveilleux.

HARPAGON. Certes, tu me ravis de me dire cela.

FROSINE.

En vérité, monfieur, ce procès m'eft d'une conféquence tout-à-fait grande. [Harpagon reprend fon air férieux.] Je fuis ruinée, fi je le perds; & quelque petite affistance me rétabliroit mes affaires. Je voudrois que vous euffiez vû le raviffement où elle étoit à m'entendre parler de vous. [Harpagon reprend un air gay.] La joye éclatoit dans fes yeux au récit de vos qualités; & je l'ai mise enfin dans une impatience extrême de voir ce mariage entiérement conclu. HARPAGON.

Tu m'as fait grand plaifir, Frofine; & je t'en ai, je te l'avouë, toutes les obligations du monde.

FROSINE.

Je vous prie, monfieur, de me donner le petit fecours que je vous demande. [Harpagon reprend encore un air férieux.] Cela me remettra fur piéd, & je vous en ferai éternellement obligée.

HARPAGON.

Adieu. Je vais achever mes dépêches.

FROSINE.

Je vous affûre, monfieur, que vous ne sçauriez jamais me foulager dans un plus grand befoin.

HARPAGON.

Je mettrai ordre que mon carroffe foit tout prêt pour vous mener à la foire.

FROSINE.

Je ne vous importunerois pas, fi je ne m'y voyois forcée

par la néceffité.

HARPAGON.

Et j'aurai foin qu'on soupe de bonne heure, pour ne vous point faire malades.

FROSINE.

Ne me refusez pas la grace dont je vous follicite. Vous ne fçauriez croire, monfieur, le plaifir que.

HARPAGON.

Je m'en vais. Voilà qu'on m'appelle. Jufques à tantôt.
FROSINE feule.

Que la fiévre te ferre, chien de vilain à tous les diables. Le ladre a été ferme à toutes mes attaques; mais il ne me faut pas pourtant quitter la négociation; & j'ai l'autre côté, en tout cas, d'où je fuis affûrée de tirer bonne récompense.

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