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DANS SES RAPPORTS AVEC LA MORALE,

ESSAI SUR LA

RÉPUBLIQUE DE PLATON.

CHAPITRE PREMIER.

LE DROIT DU PLUS FORT.

SOMMAIRE: Du fondement de la politique. Quelques philosophes placent
le droit dans la raison du plus fort; premières objections contre ce
principe matérialiste.

S'il est une œuvre où soit marquée la nécessité
des rapports qui doivent unir la politique avec la
morale, c'est sans doute celle qui nous occupe. La
République de Platon ne traite point, comme l'Es-
prit des Lois de Montesquieu (1), comme la Poli-
tique d'Aristote (2), du nombre et de la forme des
gouvernements, du caractère et de la valeur des
institutions, de la distribution et du jeu des pou-
voirs le législateur y cherche avant tout ce qui
peut faire d'un homme un bon citoyen: de ce seul
point il fait dépendre le reste (3), et ramène la

(1) Esp. des Lois, I, 3.

(2) Polit. II, I, 1.

(3) Piat., Rép., édit. Steph., p. 424, a, b.

politique tout entière au problème de la destinée humaine.

Aussi prend-il son point de départ dans les circonstances ordinaires de la vie (1), et ce caractère moral donne au début de la République une simplicité singulière. Point de ces considérations savantes qui passent la portée commune: Socrate, accompagné de quelques amis, s'entretient familièrement avec un vieillard qu'il rencontre au retour d'une fête solennelle (2) la conversation s'engage sans but apparent, les idées semblent naître et se succéder au hasard; mais ce libre abandon cache une méthode supérieure.

Socrate demande à Céphale s'il est heureux. Les vieillards nous ont devancés dans une carrière que peut-être il nous faudra parcourir; interrogeons leur expérience: ils nous diront si la route est pénible et rude ou d'un trajet agréable et facile (3). Céphale répond en souriant qu'il porte légèrement le poids des années. Bien des gens, il le sait, se plaignent amèrement de la vieillesse et lui imputent mille maux ; mais est-il sensé de s'en prendre aux choses, quand il ne tient qu'à nous de les rendre bonnes ou mauvaises? ne sait-on pas que la vieillesse peut être aimable si la sagesse l'accompagne, et que la jeunesse même devient le tourment de ceux qui en usent mal (4)?

Les premiers mots que prononce Socrate laissent

(1) Plat., p. 328, a.
(2) Ibid., p. 328, b, c.
(3) Ibid., c.

(4) Ibid., p. 329, a, b, c.

entrevoir le but qu'il poursuit faire dépendre l'organisation sociale des conditions de la destinée humaine, connaître la fin de l'homme pour déterminer la fin de la société; et cette recherche toute morale est le vrai commencement de la politique, car le magistrat et le simple citoyen doivent trouver dans les lois de notre destinée, le premier, la sanction de l'autorité qu'il exerce, le second, l'obligation de l'obéissance.

Quand Socrate demande si la vieillesse est un mal, la question peut s'étendre à la jeunesse, à l'âge mûr, à toutes les phases de l'existence humaine, et il pose en réalité ce problème : La vie est-elle un mal?

«

La société retentit sans cesse d'accusations contre la vie, de murmures contre la sagesse du Créateur; c'est l'éternelle plainte de Job qui maudit le jour où il a reçu l'existence, et s'écrie avec amertume: Pourquoi suis-je né (1)?» Parole téméraire, plainte injuste et passionnée dont le bon sens de Céphale va faire justice : si la vieillesse était un mal, on ne verrait que des vieillards chagrins et moroses; il ne faut donc pas lui imputer le malheur de ceux qui ne savent point la porter sagement (2). Ainsi la destinée que nous tenons de la Providence n'est ni mauvaise ni bonne : elle devient l'un ou l'autre, suivant l'usage que nous faisons de notre liberté; l'homme seul est coupable quand le bienfait de l'existence se corrompt

(1) Job, III, 1, 3, 11, 12. (2) Plat., p. 329, e.

dans ses mains. « La vie n'est de soy ni bien ni » mal, comme dit Montaigne (1): c'est la place » du bien et du mal selon que vous la leur faictes. » La destinée des États ne saurait être différente. Les institutions sociales portent l'empreinte de la liberté humaine : le bien et le mal en peuvent sortir. En un mot, que l'on considère l'existence de l'individu, ou celle de l'État, la vie est bonne pour qui en connaît le but.

Ce but, quel est-il?

L'homme, placé dans la dépendance du corps et des sens, a des besoins matériels à satisfaire; faut-il en conclure que le bien-être soit le but même de l'existence, la condition essentielle pour bien vivre? Et pour étendre le même principe à l'État, ne doiton pas substituer au droit et à la justice l'intérêt et l'utilité, comme lois de l'ordre social?

Telle est la pensée secrète de ceux qui attribuent le bonheur de Céphale à son immense fortune (2); elle constitue, à leurs yeux, le souverain bien. Et ce qu'ils disent ici de la richesse, ils le diraient de la santé, de la puissance, de tout ce qui contribue au bien-être matériel. On se rappelle cet obscur citoyen de Sériphe qui attribuait la renommée de Thémistocle à la grandeur d'Athènes, sa patrie : « Oui, dit celui-ci, je serais obscur si j'étais de Sériphe; et toi, même si tu étais Athénien (3). La pauvreté, dit Céphale, peut rendre la vieillesse pénible au sage lui-même, mais la fortune,

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(1) Essais, I, XIX.
(2) Plat., p. 330, a.

(3) Ibid.

sans la sagesse, n'en saurait adoucir l'amertume (1). Et il explique en quoi cette sagesse consiste : quel que soit le prix du bien-être matériel, l'homme doit songer qu'il n'est pas seul en ce monde; que son bonheur est lié par des relations nécessaires avec le bonheur de ses semblables, et qu'ils peuvent lui susciter des obstacles. Il ne faut donc pas chercher le souverain bien dans des jouissances qui ne dépendent pas entièrement de nous-mêmes; chacun de nous doit tenir compte des autres, et savoir mettre un frein à ses désirs (2).

On voit que Platon, pour être entendu de tous, écarte tout appareil scientifique; et, sans quitter le terrain de la vie commune, il pose les plus hautes questions au moyen d'exemples particuliers qui sont à la portée de chacun ; cette conversation aisée est l'exposition même du sujet, par la seule gradation des idées qui s'y succèdent : -en cherchant à prouver que l'homme est maître de sa destinée, qu'il ne peut trouver le souverain bien dans la poursuite illimitée du plaisir, qu'il est tenu de respecter le bien-être de ses semblables, on introduit l'idée, confuse encore, du devoir et de la justice; et comme il s'agit ici de la justice, considérée dans les relations sociales, au sein de la vie collective, traiter du juste et de l'injuste, c'est traiter de l'État.

Mais il est aisé de se méprendre sur l'essence véritable de la justice; et il ne suffit pas d'en invo

(1) Platon, p. 330, b. (2) Ibid., p. 331, c.

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