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qu'Aristote a méconnue dans la République. Bien qu'il ait entrevu le développement des idées, lorsqu'il reproche à Platon de poser d'abord quatre professions essentielles dans l'État, et d'en créer plus tard de nouvelles (1), cette gradation savante n'est pour lui qu'une inconséquence au lieu d'un progrès. Mais l'origine de l'État, dont il a été question jusqu'ici, n'a rien de commun avec le principe social: l'origine de la société, c'est l'ensemble des faits qui en déterminent la formation, et qui lui donnent naissance dans le temps: on comprend sous ce titre toute occasion, tout auxiliaire du développement de l'État; le principe de la société, c'est ce qui lui donne sa raison d'être et sa fin; c'est ce qui la rend nécessaire au point de vue métaphysique, obligatoire dans l'ordre moral, universelle et indissoluble en fait; c'est donc le but, et non le point de départ de toutes recherches sur la société.

Dans les livres suivants de la République, Platon, lorsqu'il est parvenu près du terme de ses travaux, s'arrête un moment comme pour mesurer le chemin qu'il a parcouru; il reconnaît alors combien il y a de distance entre cette règle douteuse qu'il décorait prématurément du nom de justice et la justice véritable, celle-là s'arrêtant aux actes extérieurs de la vie et à la nature matérielle, celle-ci devant régler avant toute chose l'âme, l'intelligence, la vie intérieure de l'homme (2); il déclare

(1) Arist., Polit., p. 1291, l. 14 et sqq.

(2) Plat., p. 443, a, b, c, d.

que ce principe, admis en apparence au début, n'était que l'image de la vérité, qu'il prenait pour la vérité elle-même (1): or, ajoute Platon, prendre la ressemblance d'une chose pour la chose elle-même, c'est rêver (2). Aristote lui-même serait-il plus sévère?

Suivons cette admirable transformation:

L'État naissant a été fondé sur un petit nombre de professions indispensables. Mais, nous l'avons vu, ces professions ne sont rien, sans l'échange qui en est le but; en sorte que pour suffire, dans l'État, aux besoins purement matériels, il faut satisfaire un besoin nouveau qui leur est supérieur ; il faut régler le mode de l'échange, puisque «c'est » là la cause première qui a porté les hommes à ⚫ vivre en société (3). » En un mot, il faut s'élever aux rapports mutuels qui naissent des différents besoins des citoyens : ces rapports sont déjà quelque chose d'immatériel; peut-être y trouveronsnous la justice que nous cherchons. C'est en vain qu'on multiplierait les professions, qu'on ajouterait au nécessaire le superflu, qu'on agrandirait l'État, qu'on y créerait encore, pour prévenir des agressions injustes, la classe nouvelle des guerriers (4). Une seule question domine ici toutes les autres : celle qu'on indiquait tout à l'heure solidarité des professions, quel qu'en soit le nombre, et nécessité de régler les rapports mutuels de ceux qui les

(1) Plat., p. 443, a, b, c, d.
(2) Ibid., p. 476, c, d.
(3) Ibid., p. 369, a, b, c.

(4) Ibid., p. 373 et sqq.

exercent (1). Par là s'introduit insensiblement une idée supérieure, la notion du bien et du mal. Pourquoi, en effet, cette répartition des fonctions sociales? Afin que chacune soit bien remplie par celui qui s'y consacrera sans partage: « Pourquoi > n'avons-nous pas voulu que le cordonnier fût en » même temps tisserand ou architecte? afin qu'il » en fit mieux son métier. Nous ne lui avons pas permis de se mêler du métier d'autrui, ni d'avoir pendant toute sa vie d'autre objet que la per» fection du sien (2).

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Il existe donc au-dessus du besoin matériel de l'homme, et de l'œuvre matérielle de la profession qui y correspond, le rapport nécessaire qui unit entre eux ceux qui suivent des professions différentes; et de là naît la nécessité d'exercer chaque profession de la manière la plus avantageuse pour tous, la nécessité de bien faire, et de savoir ce qui est bien. Les fonctions sociales ne peuvent remplir leur destination, si chaque artisan ne reconnaît que son art suppose des règles certaines, dont la connaissance lui est indispensable, une méthode préférable à toute autre, et sans laquelle tous ses travaux, tous ses efforts seraient stériles.

Prenons les guerriers pour exemple : ils doivent unir, chose difficile, la force avec la douceur; le guerrier doit être fort contre les ennemis de l'État, doux et bienveillant envers tous ses concitoyens (3). Comment pourra-t-il concilier dans son âme deux

(1) Plat., p, 374, a, b.

(2) Ibid.

(3) Ibid., p. 375, a, b.

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qualités qui paraissent s'exclure? Par le discernement. Considérez, dit Platon, le gardien domestique, le chien, doux et caressant pour ses maîtres, farouche enver les étrangers: ce qui le guide, c'est l'instinct; le guerrier, conduit par son jugement et par sa raison, saura distinguer, au dedans, comme au dehors de l'État, les amis et les ennemis de la chose publique, se rendra compte de la valeur de ses actes, comprendra ses devoirs, les accomplira librement (1). Nous nous trouvons ainsi conduits à rechercher comment nous pourrons former de tels hommes. De même que les besoins matériels de l'État impliquaient des professions différentes, ces professions des rapports d'échange et de solidarité mutuelle, et ces relations à leur tour l'obligation de bien remplir chaque profession, nous voyons apparaître ici une nécessité nouvelle, inséparable des faits qu'on vient de décrire, mais d'un ordre plus élevé : il faut donner aux citoyens le discernement du bien et du mal, c'est-à-dire les former par l'éducation. Nous voici donc en présence de ce grand problème.

(1) Plat., p. 376, a, b, c.

CHAPITRE IV.

L'ÉDUCATION, FONDEMENT DE L'ÉTAT.

SOMMAIRE: Que l'éducation est la véritable base de l'ordre social : par elle, chaque citoyen apprend à connaître, à aimer, à accomplir ses devoirs.

Leibnitz disait que celui qui a dans ses mains l'éducation peut changer le monde. Rien ne saurait donner une plus juste idée de l'éducation telle que Platon l'a conçue: elle peut tout, elle comprend tout dans sa République. En effet, il ne s'agit pas ici de cette éducation de la vie, que le jeune homme déjà formé trouve dans le monde; éducation qui vient compléter la première, et en dépend presque toujours; qui n'a pour ainsi dire pas de terme, car elle se continue dans l'homme jusqu'à son dernier jour, fortifiée sans cesse par les enseignements de l'expérience, et par les méditations personnelles : l'éducation proprement dite c'est celle qui entraîne dans une voie déterminée l'enfant incapable encore de se conduire; c'est le premier pli contracté par une âme neuve, et pure de toute impression, de toute habitude. Une fois cette impulsion donnée à l'enfant par ceux qui sont chargés de diriger ses premiers pas, l'âme entre en possession d'elle-même : l'éducation première est terminée, le jeune homme devient responsable de ses actions. Mais la responsabilité première ne revient

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