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dans un laboratoire. Les savants sont naturellement enclins à nier les faits isolés, qui ne rentrent dans aucune loi connue. J'ai peur enfin qu'on ne rejette les manifestations insolites en même temps que les manifestations miraculeuses et avec cette même fin de nonrecevoir « On n'a jamais vu cela. » Quant au miracle, si c'est une dérogation aux lois naturelles, on ne sait ce que c'est, car personne ne connaît les lois de la nature. Non seulement un philosophe n'a jamais vu de miracle, mais il est incapable d'en jamais voir. Tous les thaumaturges perdraient leur temps à dérouler devant lui les apparences les plus extraordinaires. En observant tous ces faits merveilleux, il ne s'occuperait que d'en chercher la loi et, s'il ne la découvrait point, il dirait seulement Nos répertoires de physique et de chimie sont bien incomplets. » Ainsi donc il n'y a jamais eu de miracle, au vrai sens du mot, ou, s'il y en a eu, nous ne pouvons pas le savoir, puisque, ignorant la nature, nous ignorons également ce qui n'est pas elle.

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Mais revenons au livre du père Didon. Il abonde en descriptions. L'auteur a, comme autrefois M. Renan, fait le voyage d'Orient, et il en a rapporté des paysages qui, sans avoir certes la suavité de ces beaux tableaux de Nazareth et du lac de Tibériade que M. Renan a peints sur nature, ne manquent ni de richesse ni d'éclat. On croit voir avec le pieux voyageur « les eaux d'opale du lac de Génézareth et la désolation de la mer Morte. J'ai noté quelques lignes charmantes sur la Samarie. La grande nouveauté du livre consiste en somme dans un

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orientalisme pittoresque qui s'associe, pour la première fois, d'une matière assez bizarre, à l'orthodoxie la plus exacte. Ainsi le père Didon croit à l'adoration des Mages, mais il les appelle des cheikhs. Son Jésus est fils de Dieu, mais nous le voyons adolescent, portant au front et aux bras les courroies de la prière qu'il a reçues au Sabbat-Tephilin, dans la synagogue de Nazareth. Et toutes les scènes de l'Évangile sont ainsi teintées de couleur locale et de romantisme.

Mais cet ouvrage n'est pas seulement une suite de scènes plastiques. L'auteur s'est efforcé de constituer la psychologie de Jésus et c'est la partie la plus malheureuse du livre. On ne peut pas lire, sans sourire, que Jésus avait la science parfaite de sa vocation messianique, que rien ne lui manquait de ce qui peut donner à la parole l'efficacité et le prestige », qu'«< aucun orateur populaire ne peut lui être comparé », qu'il respectait l'initiative de la conscience », que l'échec de sa mission à Jérusalem lui causa «< la plus grande douleur que puisse éprouver un homme appelé à un rôle public ». Cet essai de psychologie humanodivine fait songer involontairement à Barbey d'Aurevilly qui adorait Jésus comme Dieu, mais qui, comme homme, lui préférait Hannibal.

Je n'ai pas qualité pour juger une telle œuvre au point de vue de l'orthodoxie, et il faut bien penser que les théologiens n'y ont rien trouvé de répréhensible, puisqu'ils l'ont approuvée. Je serai curieux pourtant de savoir ce qu'on en pense dans une certaine revue que

dirigent avec beaucoup de savoir et de prudence les pères jésuites, et que je connais fort bien, car ils ont eu la bonté de me l'envoyer un jour qu'ils m'y maltraitaient beaucoup, mais non pas autant toutefois que le père Gratry et que le père Lacordaire. Ou je me trompe fort, ou les petits Pères ne goûteront pas beaucoup cette histoire romantique et cette psychologie moderne 1. Pour ma part, je voudrais comparer le Jésus-Christ du R. P. Didon à ce panorama de Jérusalem qu'on montre en ce moment aux Champs-Élysées et où l'on voit, d'un côté, le Temple, la tour Antonia, le palais et les portes de la ville restitués d'après les travaux des archéologues, et, d'une autre part, un calvaire traditionnel comme une peinture d'église. Mais je craindrais que cette compa

1. Je parlais ici des Études, revue dirigée par les pères de la Compagnie de Jésus. On ne m'y a point ménagé, mais il n'est pas au pouvoir des Pères de me rendre injurieux et de mauvaise foi. Je n'ai point cessé de reconnaître et de dire que leur revue est rédigée par des écrivains habiles et judicieux. Je prévoyais bien que le livre du père Didon leur paraîtrait d'un goût douteux et qu'ils estimeraient pour le moins imprudent l'essai tenté par l'éloquent dominicain d'une psychologie de Jésus, selon les méthodes de Taine et de Bourget. Mes pressentiments ne me trompaient pas. Quelques jours après avoir publié mon article, je reçus les Études religieuses de novembre 1890, et j'y lus avec grand plaisir un morceau très solide sur le Jésus-Christ du père Didon, où il est dit : << N'a-t-il pas trop accordé au désir de placer Jésus dans « son milieu »? Certaines phrases sur l'influence de ce milieu sonnent d'une façon étrange, à propos du Verbe incarnė. Ainsi, parmi des détails d'une longueur un peu exagérée sur « l'éducation » qu'a dû recevoir Jésus « adolescent », et après cette observation que, << dans les assemblées publiques, à la synagogue (de Nazareth), il connut aussi, par expérience, les misères, les travers, les aberrations et la

raison ne donnât à l'excès l'idée d'un art frivole, tout en surface et peu solide. Je craindrais aussi de ne pas rendre l'effet de ces pages disparates, si étrangement mêlées de descriptions, de discussions, d'homélies, de morceaux de théologie, de psychologie et de morale, inspirés tantôt de saint Thomas d'Aquin et tantôt de Paul Bourget, où l'on passe brusquement de saint Luc et de saint Mathieu à Joanne et à Bædecker, où l'âme de madame de Gasparin semble flotter sur l'Évangile, où l'on tombe tout à coup d'une psychologie oratoire dans une démonologie qui rappelle à la fois le père Sinistrari, nos amis Papus et Lermina, l'école de Nancy et M. Charcot. Pages d'un aspect plus confus que les quais encombrés de cette petite ville de Capharnaum si bien décrite par le R. P. Didon lui-même.

vaine science des docteurs de son temps..., » vient cette réflexion au moins inutile : « Les premières impressions de l'adolescence ne s'effacent pas; en Jésus, comme en nous, elles aident à comprendre les volontés, les paroles, les actes de l'âge mûr. » (T. I, pp. 84-85.) La description très poétique de Nazareth est précédée de ces lignes encore plus singulières : « On ne comprendrait pas sa physionomie (celle de Jésus) et son caractère, si, dans l'étude de son adolescence et de sa jeunesse, on négligeait le milieu extérieur, la nature au sein de laquelle il a grandi. L'homme tient par des attaches trop étroites au sol qui l'a vu naître, pour n'en pas recevoir l'empreinte... » (P. 86.) Nous n'aimons pas non plus lire que «la pensée (du supplice auquel Jésus se savait et se sentait voué) étendait sur tout son être un voile de tris. tesse.» (I, p. 270); ou que « souvent, dans sa vie, Jésus a laissé voir l'accablement où le jetait la vue seule du calice qu'il devait boire ». (P. 166.) - Ces observations excellentes sont du R. P. J. Brucker, qui est, avec le R. P. P. Brucker, un des rédacteurs les plus distingués des Études.

CLÉOPATRE'

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M. Paul Stapfer nous enseigne, dans son livre sur Shakespeare et l'antiquité, que Cléopâtre a fourni le sujet de deux tragédies latines, seize françaises, six anglaises et au moins quatre italiennes. Je serais fort embarrassé de nommer seulement les seize tragédies françaises, et il me paraît suffisant d'indiquer la Cléopâtre captive de Jodelle (1552), les Délicieuses Amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre de Belliard (1578), La Cléopâtre de Nicolas Montreux (1594), la Cléopåtre de Benserade (1636), le Marc-Antoine de La Thorillère (1677), la Mort de Cléopâtre de Chapelle (1680), la Cléopâtre de Marmontel (1750), la Cléopâtre d'Alexandre Soumet (1824) et la Cléopâtre

1. A propos du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau. Consultez Henry Houssaye; Cléopâtre, dans Aspasie, Cléopâtre, Théodora, 1 vol.

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