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M. d'Argout prend alors la parole : « La question est épi<«< neuse, dit-il, et ce n'est pas trop de la nuit pour y ré«<fléchir.» Là-dessus on ajourne le vote et on se sépare.

Au bas de la lettre on lisait les noms de MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau, députés . C'était une complication de plus. Car, en forçant deux députés à comparaître à sa barre, la pairie courait risque d'offenser la Chambre élective et d'éprouver un refus qui aurait donné naissance à un déplorable conflit. Eh bien, cela même précipita la décision. Les meneurs du procès pensèrent que MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau appartenant à la minorité de la Chambre élective, la majorité n'hésiterait pas, ou à leur imposer l'humiliation d'un désaveu, ou à les sacrifier; que dans le sein de cette majorité, asservie aux ministres, la haine de la république l'emporterait sur l'esprit de corps; qu'en un mot, la Chambre des députés ne refuserait pas de livrer deux de ses membres aux rancunes d'une assemblée rivale, ce qui constaterait l'union des trois Pouvoirs, donnerait à la pairie, au milieu d'une telle tempête, la force morale dont elle avait besoin, et contribuerait à ranimer son courage expirant. Il fut donc convenu :

1° Que la pairie manderait à sa barre les gérants de la Tribune et du Réformateur, et les signataires de la lettre, y compris MM. de Cormenin et Audry de Puyraveau; 2° que la résolution serait transmise par un message à la Chambre des députés, afin d'autorisation de poursuite. Et tels furent, en effet, les résultats du vote émis par les pairs réunis en comité secret, le 13 mai (1835.)

'Le nom de M. Garnier-Pagès, par un hasard singulier, étant tombé en páte à l'imprimerie, ne figurait pas au bas de la lettre publiée.

La Chambre des députés en fut aussitôt informée par un message. Le surlendemain, elle se rassemblait dans ses bureaux, et, à la suite d'une discussion animée, elle nommait, pour examiner la demande en autorisation concernant deux de ses membres, une commission composée de MM. François Delessert, Sapey, Bessières, Sauzet, de Rémusat, Jacqueminot, Augustin Giraud, Parent, Salvandy.

M. de Cormenin et M. Audry de Puyraveau ayant été appelés à s'expliquer, devant la commission, sur leur participation à la lettre, le premier déclara qu'il n'avait ni signé ni autorisé la signature de son nom; le second refusa de répondre d'une manière catégorique, ne reconnaissant pas à la Chambre élective dont il faisait partie, le droit d'autoriser sa comparution à la barre de la pairie. La commission se trouvait de la sorte amenée à séparer deux causes qui avaient paru indissolublement liées. Elle opina donc à accorder l'autorisation de poursuites contre M. Audry de Puyraveau et à la refuser contre M. de Cormenin; double conclusion que M. Sauzet reçut mission de motiver dans un rapport où il sut marier aux inspirations de la colère tout ce que peut fournir de sophismes une analyse étroite et subtile de textes mal compris.

Pas plus que M. de Cormenin, M. Audry de Puyraveau n'avait signé. Et pourtant, l'attitude de l'un avait différé de celle de l'autre. Ce fut, dans l'intérieur du parti républicain, le sujet de commentaires où l'emportement domina. On n'eût que des éloges pour la conduite de M. Audry de Puyraveau, et l'on reprocha, au contraire, à M. de Cormenin d'avoir manqué d'énergie. On aurait pu lui reprocher avec plus de justice d'avoir commis une faute

politique. Car, de tous les genres de courage, le plus réel et le plus rare est celui qu'on déploie contre son propre parti.

Au reste, à en juger par les apparences, à contempler cet homme au visage empreint d'une réserve légèrement ironique, aux allures pleines de modestie, au geste lent, à la démarche fatiguée, au sourire pensif et doux, qui n'eût été tenté de croire à M. de Cormenin plus de circonspection que d'audace? Dans sa conversation, d'un charme inexprimable, mais tissue de phrases inachevées, il hésitait sans cesse, et la présence d'une assemblée donnait quelque chose d'effrayé à son regard, dont une douceur pénétrante noyait à demi l'étincelle. Nous l'avons vu à la tribune ses mains tremblaient sur le marbre, sa voix s'éteignait dans l'espace en phrases indécises, et chaque mouvement de son corps trahissait son trouble. Qu'on juge de ce que devait être son attitude au milieu d'agitations sans exemple. Aussi, s'était-il confiné d'abord dans des études paisibles, auxquelles il dut de devenir le créateur de la science administrative, le flambeau du Conseil d'État. Et tout semblait révéler en lui l'homme né pour vivre dans le silence du cabinet, tout, jusqu'à ses habitudes et ses scrupules littéraires. Jamais, en effet, écrivain ne peigna sa phrase avec plus de complaisance, et son style était d'une admirable coquetterie, mais il se trouva que dans cet homme si dépourvu d'assurance, dans cet orateur sans aplomb, dans ce logicien solitaire, dans ce légiste, dans ce littérateur si soigneux de ses œuvres, la nature avait mis un pamphlétaire, un pamphlétaire aussi violent que Juvénal et aussi àpre que Milton. Qu'il y ait dans les monarchies un penchant funeste à absorber la

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violent que Juvenal et aussi àpre que Milton. Qu'il y ait dans les monarchies un penchant funeste à absorber la

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