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CHAPITRE III

LES PARTIES CONTRACTANTES
DANS LES TRAITÉS DE COMMERCE 1

15. Le point de départ de la réglementation moderne du commerce entre les peuples est l'existence d'États et autres entités autonomes analogues qui disposent de la faculté de gouverner souverainement, soit par des traités avec d'autres États et entités autonomes, soit par leurs lois nationales, les conditions de la circulation internationale des marchandises.

La souveraineté douanière expression la plus simple de cette faculté est une conquête relativement récente de l'évolution historique. Pendant de longs siècles, parfois jusqu'au commencement du XIXe siècle, les États européens vivaient sous l'empire d'un système de morcellement de la souveraineté douanière. Les droits de douane étaient perçus par des provinces, des villes, des seigneurs féodaux; à chaque pas à l'intérieur des États on rencontrait des barrières douanières et des bureaux de douane agissant pour le compte de ces provinces, villes ou seigneurs et exerçant une influence prépondérante sur les conditions des échanges avec l'extérieur.

Parmi les pays européens, seule l'Angleterre paraît de tout temps avoir été constituée en un État à régime douanier unifié et centralisé. Elle percevait les droits de douane sur le commerce extérieur exclusivement dans les ports et toujours au profit de la couronne. Quelle qu'ait été l'origine des droits de douane dans ce pays, il n'est pas douteux que c'est à l'Exchequer royal que revenaient les recettes des douanes et que les droits n'étaient payés qu'une seule fois sur la périphérie du territoire du royaume, dans les ports qui possédaient des « étapes » ou entrepôts (« staples ») des marchandises passant la frontière. Le parlement s'étant approprié, dès le xe siècle, le contrôle jaloux de ce revenu de la couronne, contribua à consolider la centralisation douanière 3.

1. Arnauné, 391; Nogaro et Moye, 219.

2. La question est controversée : les uns y voient une espèce de prime d'assurance contre les violences privées, d'autres, une modification du droit de préemption du roi sur une partie des marchandises importées ou exportées.

3. Dowell, A history of taxation and taxes in England, Ia, 1888; Hubert Hall, A history of the custom revenue in England, I, 1885, 55; Lipson, Introduction, 521.

L'Écosse, royaume indépendant, resta naturellement hors du territoire douanier britannique. Mais dès 1603, époque ou Jacques Ier monta simultanément sur les trônes des deux pays, des tentatives furent faites de part et d'autre pour arriver à l'union économique. Ce résultat fut définitivement acquis en 1707 par l'Acte d'Union qui fusionna les territoires douaniers anglais et écossais en un seul. Pendant quelque temps l'administration des douanes écossaises resta soumise à l'Échiquier d'Edinbourgh, mais cette situation ne dura pas1.

Dans les autres pays européens, la centralisation douanière est le résultat d'une longue et pénible évolution. Déjà sous les Mérovingiens en Allemagne, les droits de douane (Zölle) faisaient l'objet de concessions féodales du roi à ses vassaux. Dans le système féodal du haut moyen âge cette pratique se développe, et le contrôle de l'Empire devient illusoire, quoique, en principe, aucune nouvelle douane ne devait être instituée sans le consentement de l'Empereur (paix de Mainz, 1235). Le pouvoir des comtes de l'Empire de percevoir les droits de douane à leur propre profit n'est plus contrôlé du temps de l'empereur Frédéric II. Lors de la formation des villes, au XIIe siècle, celles-ci s'arrogent des privilèges analogues et perçoivent des droits de douanes à l'occasion des foires qui s'y tiennent. La consolidation des États nouveaux se développant sur le territoire de l'Empire, n'amène pas, en elle-même, de changement dans la situation. Le pouvoir central laisse intact le système des barrières intérieures, se bornant à centraliser dans ses caisses les recettes douanières2.

Le développement des douanes en France suit la même voie. Au moyen âge chaque seigneur et chaque ville organisent des bureaux de douane et perçoivent des droits. La couronne, après avoir unifié politiquement le territoire de la France, conserve pour son propre compte les douanes intérieures comme sources de revenus. Ainsi au temps de Vauban, des barrières douanières existent non seulement entre les différentes provinces, mais à l'intérieur d'une seule et même province. Sous Louis XIV et Louis XV on fait des efforts pour simplifier ce système, en introduisant un seul tarif pour le commerce extérieur du gros du pays, le territoire des soi-disant « cinq grosses fermes », qui ne connaît plus de douanes intérieures; mais une frontière douanière continue à séparer le territoire des «< cinq grosses fermes » des « provinces réputées étrangères» (Lyon

1. Theodora Keith, Commercial relations of England and Scotland 1603-1707, Cambridge, 1910 (Girton College Studies, no 1), 183; Atton and Holland, The King's Customs, 1908, 142. Sur l'Irlande ci-dessous § 17.

2. Schröder-Künsberg. Lehrbuch der deutschen Rechtsgeschichte, 1922, 204, 433, 569, 574, 644, 702; Hoffmann, Deutsches Zollrecht, I, Geschichte des deutschen Zollrechts, 1902, I, 19.

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nais, Provence, Languedoc, Gascogne, Flandre, Artois, Bretagne, Franche-Comté, etc.) dont chacune constitue un territoire douanier séparé. L'Alsace, les Trois Évêchés, la Lorraine, Dunkerque, Bayonne et Marseille n'étaient pas soumis à la souveraineté douanière centrale et les échanges avec ces pays étaient gouvernés par les règles du commerce avec les pays étrangers1.

Les inconvénients économiques du système de morcellement de la souveraineté douanière, tel qu'il existait dans les États du continent européen, ont été partout reconnus à l'époque du mercantilisme. Les traités de commerce contribuèrent, nous le savons, à faire disparaître l'ancien régime douanier, mais les résultats qu'ils avaient atteints n'étaient que partiels et l'effort principal dans cette direction appartient à la législation intérieure des États.

Un des premiers États européens, qui mit fin à l'ancien ordre de choses fut la Russie. Par un oukaze du 20 décembre 1753', l'impératrice Élisabeth supprima toutes les douanes intérieures et les dix-sept impôts différents qui y étaient perçus et ordonna que les droits de douane soient à l'avenir prélevés dans les ports et sur les frontières extérieures russes, à l'occasion de l'importation et de l'exportation des marchandises. Les motifs de l'oukaze contenaient un réquisitoire éloquent contre l'ancien régime douanier.

L'Autriche accomplit la même réforme en 1775. Jusque-là chacune des « terres de couronne » de l'État des Habsbourg constituait un territoire douanier séparé; l'impératrice Marie-Thérèse supprima les barrières douanières entre les « terres de couronne, » à l'exception de la frontière avec la Hongrie. Celle-ci subsista jusqu'en 1851, époque où elle fut supprimée; après l'inauguration du dualisme en 1867, cette suppression fut sanctionnée par l'union douanière entre l'Autriche et la Hongrie3.

L'unité douanière de la France fut conquise par la Révolution. Le 31 octobre-15 novembre 1790, l'Assemblée nationale, «< considérant que le commerce est le moyen de donner à l'agriculture et à l'industrie manufacturière tous les développements et toute l'énergie dont elles sont susceptibles et qu'il ne peut produire cet important effet qu'autant qu'il jouit d'une sage liberté », décréta que tous les droits de traites et tous les bureaux placés à l'intérieur du royaume pour leur perception seront abolis (art. 1); les innombrables tarifs et droits intérieurs étaient remplacés par un tarif unique à toutes les entrées et sorties du royaume, sauf les excep

1. Esmein-Génestal, Cours élémentaire de l'histoire du droit francais 14, 1921, 558. 2. Polnoé Sobronié Zakonov, 10164; cf. Koulicher, Otcherk istorii rousskoi torgovli, 1923, 235.

3. Kobatsch, Zollverwaltung und Zollverfahren. Beiträge zur neuesten Handelspolitik Oästerreichs; Schriften des Vereins für Sozialpolitik, CIII (1901), 286.

tions, entrepôts et transits reconnus nécessaires (art. 2)1. L'exemple de la France fut suivi par différents États qui subissaient son influence à l'époque napoléonienne, entre autres par la Bavière et le Wurtemberg, qui furent, en Allemagne, les premiers à supprimer les douanes intérieures (lois de 1808) 2.

La Prusse resta morcelée au point de vue des douanes jusqu'en 1818. Son régime douanier d'avant la réforme donne une illustration intéressante de l'ancien système. Dire que ce système consistait en une multitude de douanes intérieures remplaçant les douanes de la frontière, serait singulièrement le simplifier. Ce qui le compliquait, ce n'est pas seulement la quantité des barrières intérieures, mais les différences dans les modalités de la perception des droits. A Kurmark, Magdebourg et Halberstadt, on percevait non des droits d'entrée, mais des droits de transit qui devaient être acquittés à la sortie d'un district douanier : le transport devait se faire par des routes spéciales seules ouvertes au commerce. Ces trois provinces comptaient quatre-vingt-dix districts douaniers. Dans le Neumark le système était différent : on y percevait les droits une seule fois à l'entrée, mais pendant tout le parcours ultérieur, la marchandise était contrôlée par les douanes intérieures (en tout onze douanes). En Pomeranie les droits étaient payés seulement, si on passait par des localités possédant des postes douaniers qui étaient au nombre de quatre-vingt-dix: si on choisissait d'autres routes, on ne payait rien. En plus des douanes à l'intérieur des provinces, il y avait des douanes interprovinciales dont les plus nombreuses sur la frontière de la Silésie. Enfin aux douanes gouvernementales s'ajoutaient des douanes communales et seigneuriales. Ce système extrêmement compliqué tomba en Prusse en 1818. Les douanes intérieures des provinces de l'Est avaient été supprimées en 1805 et 1816, mais c'est seulement la loi du 26 mai 1818 qui unifia définitivement tout le territoire. « Le commerce intérieur, disait la loi, doit être libre, et aucune restriction de celui-ci n'existera plus entre les différentes provinces ou parties de l'État » (§ 16); « Tous les droits intérieurs, tant gouvernementaux que communaux et privés, sont abolis» (§ 17). Les droits peuvent être perçus exclusivement sur la frontière extérieure, conformément à deux tarifs, tarif A en vigueur dans les provinces de l'Est (Prusse, Prusse orientale, Brandenbourg, Poméranie, Silésie, Posen et Saxe) et tarif B en vigueur dans les provinces occidentales (Westphalie, Clèves, Juliers, Berg et Bas-Rhin) 3.

1. Duvergier, Collection des Lois, I, 1824, 503; Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, II, 1919, 236.

2. Hoffman, I, 124; Max Seydel, Bayerisches Staatsrecht, 12, 1896, 141.

3. Freymark, Die Reform der preussischen Handels- und Zollpolitik von 18001821, Jena, 1898, I (Conrad's Sammlung, XVII).

Ainsi, par les efforts de plusieurs générations, fut créée en Europe l'unité et l'indivisiblité douanière des États, base essentielle de toute la réglementation internationale moderne des échanges commerciaux entre les peuples. Dans le droit international en vigueur il est nécessaire et suffisant qu'un organisme politique, État simple, indépendant ou dépendant, État composé et confédération d'États, province autonome, dispose librement de la souveraineté douanière pour qu'il puisse devenir partie contractante d'un traité de commerce. 16. La faculté d'un État simple indépendant de conclure des traités de commerce est évidente et n'a pas besoin d'une démonstration. Moins évidente est cette faculté chez les autres organismes politiques que j'ai mentionnés : États composés, États dépendants, provinces autonomes.

Commençons par les États composés, tels qu'ils existent actuellement. Beaucoup de types anciens des États composés ont entièrement disparu du droit public moderne, et seul l'État fédératif doit aujourd'hui nous intéresser. L'État fédératif, comme tel, n'est pas nécessairement une entité douanière unique et un sujet individuel des traités de commerce; théoriquement il serait possible d'admettre que chaque État membre de la fédération conserve sa souveraineté douanière et sa faculté de faire des conventions commerciales. Mais l'équilibre normal des compétences de l'État central, d'une part, et des États membres, d'autre part, implique dans toutes les espèces existantes l'unité douanière des États fédératifs. La Constitution des États-Unis d'Amérique ne proclame pas explicitement ce principe, mais leur unité en matière des traités de commerce découle des attributions des organes de l'Union. La section 8 du chapitre 1 de la constitution dit : « Le Congrès aura le pouvoir : 1° d'établir et lever des taxes, droits, impôts et excises, pour payer les dettes et pourvoir à la défense commune et à la prospérité générale des États-Unis, mais tous les droits, impôts et excises devront être uniformes dans toute l'étendue des États-Unis. 2o De régler le commerce avec les nations étrangères, entre les divers États et avec les tribus indiennes. » La section 8 ajoute : « 1o Aucune taxe, aucun droit ne sera mis sur les articles exportés d'un État quelconque. 2o Aucune préférence ne sera donnée par des règlements commerciaux ou fiscaux aux ports d'un État sur ceux d'un autre État, aucun navire parti d'un État à destination de l'un d'eux ne sera obligé d'entrer, de prendre patente, de rompre charge ou de payer des droits dans un autre. » Enfin, la section 10 porte : « 1o Aucun des États ne pourra conclure de traité d'alliance ni de confédération. 2o Aucun des États ne pourra, sans le consentement du Congrès, imposer des droits ou taxes sur les importations ou exportations, sauf ce qui pourra être absolument nécessaire pour l'exécution de ses lois d'inspection; le produit net de tous droits et impôts mis par

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