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qu'on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas il faut suivre à la rigueur la loi civile, qui est le palladium de la propriété.

Ainsi, lorsque le public a besoin du fonds d'un particulier, il ne faut jamais agir par la rigueur de la loi politique; mais c'est là que doit triompher la loi civile, qui, avec des yeux de mère, regarde chaque particulier comme toute la cité même.

Si le magistrat politique veut faire quelque édifice public, quelque nouveau chemin, il faut qu'il indemnise; le public est, à cet égard, comme un particulier qui traite avec un particulier. C'est bien assez qu'il puisse contraindre un citoyen de lui vendre son héritage, et qu'il lui ôte ce grand privilége qu'il tient de la loi civile, de ne pouvoir être forcé d'aliéner son bien.

Après que les peuples qui détruisirent les Romains eurent abusé de leurs conquêtes mêmes, l'esprit de liberté les rappela à celui d'équité; les droits les plus barbares, ils les exercèrent avec modération : et, si l'on en doutoit, il n'y auroit qu'à lire l'admirable ouvrage de Beaumanoir, qui écrivoit sur la jurisprudence dans le douzième siècle.

On raccommodoit de son temps les grands chemins, comme on fait aujourd'hui. Il dit que, quand un grand chemin ne pouvoit être rétabli,

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on en faisoit un autre le plus près de l'ancien qu'il étoit possible; mais qu'on dédommageoit les propriétaires aux frais de ceux qui tiroient quelque avantage du chemin. On se déterminoit pour lors par la loi civile: on s'est déterminé de nos jours par la loi politique.

CHAPITRE XVI.

Qu'il ne faut point décider par les règles du droit civil quand il s'agit de décider par celles du droit politique.

On verra le fond de toutes les questions, si l'on ne confond point les règles qui dérivent de la propriété de la cité avec celles qui naissent de la liberté de la cité.

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Le domaine d'un état est-il aliénable, ou ne l'est-il pas ? Cette question doit être décidée par la loi politique, et non pas par la loi civile. Elle ne doit pas être décidée par la loi civile, parce qu'il est aussi nécessaire qu'il y ait un domaine pour faire subsister l'état, qu'il est nécessaire qu'il y ait dans l'état des lois civiles qui règlent la disposition des biens.

Si donc on aliène le domaine, l'état sera forcé de faire un nouveau fonds pour un autre do

'Le seigneur nommoit des prud'hommes pour faire la levée sur le paysan; les gentilshommes étoient contraints à la contribution par le comte, l'homme d'église par l'évêque. Beaumanoir, ch. vv,

maine. Mais cet expédient renverse encore le gouvernement politique; parce que, par la nature de la chose, à chaque domaine qu'on établira, le sujet paiera toujours plus, et le souverain retirera toujours moins; en un mot le domaine est nécessaire, et l'aliénation ne l'est pas.

L'ordre de succession est fondé, dans les monarchies, sur le bien de l'état, qui demande que cet ordre soit fixé, pour éviter les malheurs que j'ai dit devoir arriver dans le despotisme, où tout est incertain, parce que tout y est arbitraire.

Ce n'est pas pour la famille régnante que l'ordre de succession est établi, mais parce qu'il est de l'intérêt de l'état qu'il y ait une famille régnante. La loi qui règle la succession des particuliers est une loi civile, qui a pour objet l'intérêt des particuliers; celle qui règle la succession à la monarchie est une loi politique, qui a pour objet le bien et la conservation de l'état.

Il suit de là que, lorsque la loi politique a établi dans un état un ordre de succession, et que cet ordre vient à finir, il est absurde de réclamer la succession en vertu de la loi civile de quelque peuple que ce soit. Une société particulière ne fait point de loi pour une autre société. Les lois civiles des Romains ne sont pas plus applicables que toutes autres lois civiles : ils ne les ont point employées eux-mêmes lorsqu'ils ont jugé les rois :

et les maximes par lesquelles ils ont jugé les rois sont si abominables, qu'il ne faut point les faire

revivre.

Il suit encore de là que, lorsque la loi politique a fait renoncer quelque famille à la succession, il est absurde de vouloir employer les restitutions tirées de la loi civile. Les restitutions sont dans la loi, et peuvent être bonnes contre ceux qui vivent dans la loi; mais elles ne sont pas bonnes pour ceux qui ont été établis pour la loi, et qui vivent pour la loi.

Il est ridicule de prétendre décider des droits des royaumes, des nations et de l'univers, par les mêmes maximes sur lesquelles on décide entre particuliers d'un droit pour une gouttière, pour me servir de l'expression de Cicéron 1.

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CHAPITRE XVII.

Continuation du même sujet.

L'ostracisme doit être examiné par les règles de la loi politique, et non par les règles de la loi civile; et bien loin que cet usage puisse flétrir le gouvernement populaire, il est au contraire très propre à en prouver la douceur ; et nous aurions senti cela, si, l'exil parmi nous étant toujours 'Liv. 1, des Lois.

une peine, nous avions pu séparer l'idée de l'ostracisme d'avec celle de la punition.

Aristote nous dit' qu'il est convenu de tout le monde que cette pratique a quelque chose d'humain et de populaire. Si, dans les temps et dans les lieux où l'on exerçoit ce jugement, on ne le trouvoit point odieux, est-ce à nous, qui voyons les choses de si loin, de penser autrement que les accusateurs, les juges et l'accusé même ?

Et si l'on fait attention que ce jugement du peuple combloit de gloire celui contre qui il étoit rendu; que, lorsqu'on en eut abusé à Athènes contre un homme sans mérite 2, on cessa dans ce moment de l'employer3; on verra bien qu'on en a pris une fausse idée, et que c'étoit une loi admirable que celle qui prévenoit les mauvais effets que pouvoit produire la gloire d'un citoyen, en le comblant d'une nouvelle gloire.

I 1 République, liv. III, chap. XIII.

Hyperbolus. Voyez Plutarque, Vie d'Aristide. 3 Il se trouva opposé à l'esprit du législateur.

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