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Saint Augustin dit, dans ses Confessions, qu'il ne comprit l'évangile de saint Jean qu'après avoir lu quelques ouvrages des platoniciens. « J'y trouvai toutes ces grandes vérités, que dès le «< commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et « que le Verbe était Dieu... qu'en lui est la vie ; que cette vie est <«< la lumière des hommes, mais que les ténèbres ne l'ont point « comprise; qu'encore que l'âme de l'homme rende témoignage à « la lumière, ce n'est point elle qui est la lumière, mais le Verbe « de Dieu; que ce Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la véri« table lumière qui éclaire tous les hommes venant en ce monde, « qu'il était dans le monde, que le monde a été fait par lui, et « que le monde ne l'a point connu... Quoique cette doctrine ne « soit pas en propres termes dans ces livres-là, elle y est dans le « même sens et appuyée de plusieurs sortes de preuves (1). » La théorie du Verbe est donc identique, pour saint Augustin, à celle des Idées platoniciennes. Aussi, sans la doctrine des Idées, saint Augustin ne conçoit point de sagesse. « Les Idées sont les raisons << immuables et invisibles des choses, même des choses visibles «<et muables, qui ont été faites par elles. Car Dieu n'a rien fait en « l'ignorant... Si donc il a fait toutes choses avec science, il a fait « nécessairement ce qu'il connaissait (2). »

Considérons maintenant le rapport de l'Intelligence divine au Bien dont elle dérive.

Chez les philosophes chrétiens, comme chez les néoplatoniciens, c'est par émanation ou procession, et non par création, que l'intelligence procède du Bien suprême. Les exemples tirés du feu, de la lumière et de la science, sont empruntés à Philon par les premiers philosophes chrétiens: saint Justin (3), Tertullien (4), Origène (5), Tatien (6), saint Hilaire. L'expression de Plotin, ş

« L'image archetype des autres images est le Verbe, qui existe primiti«vement en Dieu, Dieu lui mème en tant qu'il réside auprès de Dieu, et « qui n'y resterait pas s'il n'était fixé à la contemplation incessante de « l'abîme de son Père. » Comment. sancti Johannis, II, 2.

1. Conf., VII, 9.

2. De Civitate Dei, XI, 22, 10 3; VIII, 6, 7. Voir, dans la traduction des Ennéades par M Bouillet, une multitude de passages imités ou traduits de Plotin par saint Augustin. Table générale, t. III.

3. Dial., 221.

4. Apol., c. 31.

5. Homélie, VI, in Num, et Contra Cels., 1. VI, p. 323.

6. Contra gentes, 145.

ix porós, reçoit la consécration du concile de Nicée, qui l'admet dans le Symbole de la foi.

Le désaccord entre les chrétiens et les alexandrins commence seulement quand il s'agit de déterminer la dignité relative de l'Intelligence et de l'Unité absolue.

Les néoplatoniciens considéraient l'Intelligence procédant du Bien comme inférieure au Bien même. Pour les philosophes chrétiens, au contraire, la pensée divine doit être l'expression adéquate de la substance divine; la Parole éternelle et nécessaire doit exprimer Dieu tout entier; le Fils que le Père engendre par sa nature même ne peut être inférieur au Père, car alors il serait dans la nature du parfait d'engendrer involontairement l'imparfait par une inexplicable déchéance: la voie paraîtrait ouverte au panthéisme, qui se représente l'imparfait comme le prolongement nécessaire du parfait, et conséquemment comme ne faisant qu'un avec lui. Il en résulte que l'Intelligence engendrée par le Bien est égale et coéternelle au Bien même.

Cette première différence entre la trinité néoplatonicienne et la trinité chrétienne devait entraîner des différences non moins importantes au sujet du troisième principe, l'âme divine, ou l'Esprit.

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III. Dieu conçu comme l'Esprit suprême. Dans la métaphysique chrétienne, l'Esprit divin n'est plus simplement l'âme du monde. L'acte vivifiant de Dieu est un acte d'amour, et l'Esprit est l'amour même.

Les platoniciens s'étaient fait une idée trop obscure de l'amour en Dieu. Ne distinguant pas assez l'amour du désir, qui n'en est que la borne et l'imperfection, ils avaient élevé le premier principe au-dessus de l'amour ainsi entendu comme au-dessus de la pensée, et ils avaient insisté à l'excès sur cette thèse. Plotin dit bien que Dieu s'aime lui-même, et que c'est en s'aimant qu'il se donne l'être; mais il ne va pas jusqu'à dire expressément que Dieu aime ce qu'il produit et lui donne l'être en l'aimant; il se borne à dire que Dieu n'est ni envieux ni avare du bien qu'il possède. C'était s'arrêter au côté négatif de la question; car, que Dieu ne soit point avare et ne veuille point le mal, cela ne suffit pas il faut encore, pour produire, qu'il veuille le bien. Si, par exemple, j'ai les mains pleines des semences d'une foule de fleurs, et que je sois seul au monde, sans avoir besoin de ces fleurs, j'aurai beau n'être ni avare ni

jaloux, pourquoi ma main répandrait-elle les germes de la vie? Il faut nécessairement qu'à l'absence de raisons négatives s'ajoute une raison positive, et que quelque volonté d'amour me porte à semer ces germes et à les faire produire. Au fond, les alexandrins le comprenaient sans doute; mais ils préférèrent, pour ne pas rabaisser Dieu, laisser dans l'indétermination la raison suprême de l'acte divin, qu'ils considéraient d'ailleurs comme identique à l'être même de Dieu ou au Bien. Ayant voulu ainsi purifier entièrement la nature divine, les alexandrins se firent accuser de l'avoir réduite, par leur méthode d'élimination, à une existence vide de pensée et d'amour.

Le caractère de la personnalité divine devient beaucoup plus précis dans la conception chrétienne de l'Esprit. Toute notion neutre, comme le rò ayaó des Grecs, disparaît pour faire place à la dénomination personnelle : àyzó, l'être bon.

En outre, la relation de Dieu au monde n'est plus conçue par le christianisme de la même manière que par les alexandrins. Pour ces derniers, tout était produit par procession; non-seulement les hypostases supra-naturelles, mais même la nature. Chez les philosophes chrétiens, la trinité étant comme un cercle fermé éternellement, la procession n'a lieu que du Père au Fils et à l'Esprit; la naissance du monde doit être expliquée par un mode de production tout différent il faut recourir à la création proprement dite, dont l'idée précise s'introduit alors dans la philosophie.

Les Hébreux avaient conçu Dieu comme créant par un acte de pure liberté. Les Indiens et les Perses l'avaient conçu comme engendrant par amour, mais par un amour qui semble mêlé de désir selon eux, nous l'avons vu, l'être, retiré d'abord en luimême, vivant d'une vie immanente, « respirant et ne respirant pas,» s'écrie enfin du fond de son unité : « Si j'étais plusieurs!»> et, par la puissance de son dévouement ou de sa dévotion, il engendre le monde. Les philosophes chrétiens s'élèvent à l'idée plus compréhensive et plus vraie de l'amour exempt de besoin, de l'amour parfaitement libre, comme vrai principe de la création.

Supprimez cette notion d'une bonté aimante, il ne restera plus pour expliquer le monde que la puissance et la pensée; or, il semble n'y avoir dans ces deux choses rien que de fatal: Dieu devra donc être considéré comme une puissance qui se développe ou une pensée qui se profère par une sorte de nécessité intérieure. Il n'en est pas ainsi lorsque l'on regarde la production du monde comme un acte de bonté et d'amour. La bonté est essentiellement

libre; les bienfaits de l'amour n'excitent la reconnaissance que parce qu'ils n'ont point un caractère de fatalité. Le soleil échauffe sans aimer; aussi recevons-nous sa chaleur sans y répondre par l'amour; si le monde sortait de Dieu absolument comme la chaleur émane du soleil (1), où seraient cette bonté et cette fécondité paternelles qui font de Dieu un être aimant et aimable? Non, s'il reste encore dans l'amour divin quelque caractère de nécessité, ce n'est pas du moins une nécessité métaphysique, et conséquemment fatale; c'est une nécessité purement morale, qui n'exclut ni la liberté dans le créateur ni la reconnaissance dans la créature. Telle fut la conception que la métaphysique chrétienne opposa à la doctrine de la production par l'être. Déjà les vieux théologiens et les poètes de la Grèce avaient appelé l'Amour le premier et le plus puissant des dieux; Platon et Aristote avaient fait aussi de l'amour l'essence de la nature; mais l'amour n'était point encore considéré comme l'essence de Dieu même, et l'immuable nécessité semblait toujours le premier caractère de la perfection divine. Par contraste, la métaphysique hébraïque donnait pour dernier mot des choses la liberté toute-puissante du Créateur, mais presque une liberté arbitraire et indifférente, malgré les grandes pensées de charité qui se mêlaient à ses dogmes comme à ceux de Zoroastre, de Confucius et de Boudha. Au-dessus de la nécessité, au-dessus de la liberté, toutes les religions, toutes les philosophies, entrevoyaient en Dieu quelque perfection essentielle et suprême qui concilie ces deux contraires en rendant la nécessité toute morale et en purifiant la liberté de tout arbitraire. Le christianisme porta dans cette notion confuse la lumière et la chaleur, et il la fit vivre en disant que Dieu est Amour.

II.

MORALE DES PHILOSOPHES CHRÉTIENS.

L'idée de l'amour libre en Dieu avait pour conséquence nécessaire l'idée de l'amour libre dans l'homme. La bonté divine est charité la bonté dans l'homme est également charité. La charité devient le principe essentiel de la morale.

Déjà nous avons vu que les peuples de l'Orient, dans leur morale plutôt religieuse et contemplative que civique et active, faisaient une part considérable à l'amour et à la douceur, où ils

1. Ce qui n'est pas d'ailleurs, comme on l'a vu plus haut, la vraie pensée des alexandrins.

reconnaissaient la suprême puissance. Les peuples de l'Occident, au contraire, vivant surtout de la vie active, admiraient surtout la puissance de la volonté, la force et la liberté de l'âme. L'Orient incline à la résignation patiente et à l'humilité, l'Occident à la lutte virile et à la fierté. La morale des philosophes chrétiens donne de nouveau la prééminence au principe de la douceur et de l'amour; mais c'est un amour plus actif et plus pratique qui ne peut consentir au repos tant qu'il n'a pas amené à lui et à son suprême objet toutes les autres ȧmes.

La charité chrétienne enveloppe deux amours inséparables l'un de l'autre l'amour de Dieu par-dessus toutes choses et l'amour de tous les hommes pour Dieu, charité divine et charité humaine. Quand je parlerais », dit saint Paul avec une éloquence sublime, toutes les langues des hommes et des anges, si je n'ai point la «< charité, je ne suis qu'un airain sonore, une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de prophétie, que je pénétrerais « tous les mystères et que je posséderais toutes les sciences, « quand j'aurais la foi qui transporte des montagnes, si je n'ai «point la charité, je ne suis rien. Et quand je distribuerais << tout mon bien pour nourrir les pauvres, et que je livrerais mon « corps pour être brûlé, si je n'ai point la charité, tout cela ne me « sert de rien. La charité est patiente, elle est bienfaisante; « elle n'est point jalouse, elle n'est point téméraire, elle n'est « point orgueilleuse. Elle souffre tout, elle croit tout, elle espère « tout, elle supporte tout (1). »

La charité est donc l'intention aimante de la volonté même, sans laquelle les œuvres extérieures et les actes mêmes de l'intelligence ne sont rien; la première action, tout intérieure, sans laquelle les autres actions perdent leur prix, c'est l'amour. La charité ainsi conçue est commandée comme le devoir fondamental, D'où dérive cette conséquence, qu'étant obligés à aimer, il dépend de nous d'aimer. Le précepte de l'amour renfermait donc le germe d'une doctrine nouvelle à savoir que l'amour, représenté auparavant comme une passion fatale est libre. Ainsi se substitue à l'amour fondé sur le sentiment l'idée d'un amour fondé sur la volonté, et méritant dans toute la force du mot le nom de bienveillance, c'est à-dire volonté du bien des autres.

Toutefois, cette idée de la liberté dans l'amour ne devait se développer que bien des siècles plus tard. Elle se trouvait en

1. Corinthiens, XIII.

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