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Victor à Paris. C'est par la nature de l'amour que Richard s'explique la nature de Dieu, autant qu'elle peut être explicable (1). L'école de saint Victor, après Richard, continua de protester contre les subtilités dialectiques du raisonnement et contre les discussions où se perdaient les théologiens. Tous les problèmes de l'École avaient été réunis par Pierre le Lombard dans son livre des Sentences, qui devint un des manuels du moyen âge les questions les plus futiles y sont mêlées aux questions les plus graves; mélange de profondeur et de naïveté qui exprime assez bien l'esprit de l'époque (2).

Par le double effet de l'indépendance dialectique et de l'indépendance mystique, la libre pensée faisait des progrès, et la théologie scholastique semblait déjà se dissoudre. L'Église livra au bûcher un grand nombre d'hérétiques et frappa d'anathème les ouvrages d'Aristote, que l'on commençait à étudier et où les derniers disciples d'Abélard, de plus en plus hardis, furent accusés d'avoir puisé leurs doctrines (1209).

Cependant Aristote, après avoir été condamné par l'Église, ne tarda pas à devenir, quand ses ouvrages furent mieux connus, la grande autorité du moyen âge. A l'influence platonicienne qui avait dominé dans la première période succède, dans la seconde, l'influence péripatéticienne, Aristote introduit une vie nouvelle dans cette science philosophique trop peu indépendante pour être créatrice et pour subsister par sa seule force. L'Église, obligée d'admettre peu à peu la philosophie dans son sein, préféra admettre une philosophie toute faite et réduite à un système invariable: Aristote semblait lui offrir ce système; on adopta ce philosophe pour maître dans les choses humaines, on l'appela le précurseur du Christ dans les choses naturelles, præcursor Christi in rebus naturalibus, on songea même à le canoniser. En acceptant ainsi l'autorité d'un penseur qui, à son

1. Dieu est l'amour, et l'amour exige un objet aimé : Dieu éternellement aimant a donc un objet éternellement aimé, son fils. Par cette conception, Richard élevait la théorie chrétienne à son expression la plus haute. En même temps, il décrivait les degrés successifs par lesquels notre amour peut s'élever jusqu'à l'identification avec l'amour divin, et dont le terme final est l'extase (excessus).

2. Comment concilier la prescience divine avec la création libre? Où était Dieu avant la création. Comment les démons pénètrent-ils dans les hommes? Quelle était la taille d'Adam à son apparition sur la terre? Dieu aurait-il pu devenir une femme aussi bien qu'il a pu s'incarner dans un homme? La souris qui mange l'hostie consacrée mange-t-elle le corps du Seigneur? etc., etc.

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époque, avait été un des esprits les plus libres, on introduisait, sans le savoir, dans l'autorité même un germe de liberté : on favorisait tout ensemble l'esprit d'analyse métaphysique et d'observation naturelle.

DEUXIÈME PÉRIODE DE LA SCHOLASTIQUE.

I. Ce furent les Arabes qui firent connaître en Occident les monuments principaux de la philosophie d'Aristote, dont on ne possédait encore que l'Organum, envoyé de Constantinople à Charlemagne.

Les Arabes avaient traduit et commenté les écrivains grecs : leurs principaux philosophes péripatéticiens furent le médecin Avicenne (x1° siècle) et Averrhoès (XIIe siècle). Les doctrines des Arabes furent transmises aux chrétiens par les Juifs venus d'Espagne, qui eux-mêmes avaient produit plusieurs philosophes distingués, principalement Maimonide (XIIe siècle). On connut bientôt en Occident la Physique d'Aristote, sa Métaphysique, ses Morales, sa Politique, avec les commentaires arabes. De là un flot d'idées nouvelles et une puissante impulsion donnée aux esprits. L'étude d'Aristote favorisait tout ensemble les recherches expérimentales sur la nature et les spéculations métaphysiques. On trouve ces deux tendances chez le dominicain Albert le Grand qui, à cause de sa science des choses naturelles, passe pour magicien; mais bientôt prédomina, dans l'ordre des Dominicains, le goût de la métaphysique et de la logique. Le plus illustre représentant de cet ordre fut saint Thomas d'Aquin, l'ange de l'École, doctor angelicus (1).

L'œuvre de saint Thomas est le plus puissant effort du moyen âge pour concilier dans un système encyclopédique deux éléments bien différents, la philosophie humaine et la philosophie divine, Aristote et le christianisme. Construire une science immobile et définitive, répondre d'avance à toutes les questions, fixer sur tous. les points l'orthodoxie religieuse et l'orthodoxie philosophique, voilà le but de la Somme. Au fond, point d'idée vraiment ori

1. 1225-1274 Né à Aquino, près de Naples, d'une famille noble, Thomas préfère à la vie seigneuriale les etudes religieuses et entre, malgré l'opposition de son père, dans l'ordre de saint Dominique. Ses frères l'enlèvent au moment où il veut quitter l'Italie pour se rendre à Paris; on le retient captif dans son château. Il s'échappe au bout de deux ans, et se rend à Cologne, où il devient disciple d'Albert le Grand.

ginale en métaphysique; c'est une œuvre artificielle où n'éclate que la puissance de coordination logique.

Le côté intellectuel et rationnel domine chez saint Thomas, plutôt que les notions de liberté et d'amour c'est une philosophie de la raison, plutôt que de la volonté. Sur la question des idées, conciliant Aristote avec Platon, c'est-à-dire en réalité avec saint Augustin, il admet que les Idées universelles existent éternellement dans l'Intelligence divine et y expriment des possibilités éternelles des choses. Sur la question de la volonté, il essaie de concilier le libre arbitre avec le déterminisme par sa théorie de la prémotion physique ou prédétermination naturelle; mais il semble qu'à la fin le déterminisme triomphe aux dépens de la liberté. Dieu veut et prévoit toutes nos actions; il veut qu'elles soient telles et telles, mais en même temps il veut qu'elles soient libres. Par exemple Dieu veut que j'accomplisse librement telle action mon action est donc voulue par Dieu telle qu'elle est, mais en même temps elle est voulue libre, et elle l'est réellement. Je suis ainsi mû d'avance naturellement, comme l'indique le terme de prémotion physique, je suis prédéterminé par Dieu, mais prédéterminé à agir librement de telle ou telle manière (!). Cette solution, en définitive, fait de nos volontés libres des volontés de Dieu, et il reste toujours à savoir comment nos actes peuvent être tout ensemble nécessaires et libres.

Saint Thomas n'ayant qu'une idée faible de la volonté, ne pouvait comprendre le véritable principe de l'individualité. Qu'est-ce qui constitue l'existence propre et distincte de chaque être ? Ce grand problème était une conséquence inévitable de la question du réalisme et du nominalisme: pour découvrir la nature des idées universelles, on ne pouvait manquer de rechercher en même temps la nature des existences individuelles. Aussi le problème de l'individualité (ou individuation) finit par acquérir une importance légitime, principalement à l'époque de saint Thomas et de Duns Scot. Selon saint Thomas, la forme des êtres, considérée indépendamment de toute matière, est universelle: par exemple, la pensée séparée de toute matière n'est plus telle ou telle pensée, ni la pensée de tel ou tel être, mais la pensée universelle. Qu'est-ce donc qui constitue la distinction des individus ? - La matière, où la forme se manifeste, c'est-à-dire la limitation, les relations dans l'espace et dans le temps.

1. Summ. theol., I, 19, art. 8.

Les preuves de l'existence de Dieu, dans saint Thomas, sont empruntées à Aristote et aux platoniciens. Quant à la nature essentielle de Dieu, saint Thomas transporte en cette question la même tendance rationaliste et déterministe. Dieu est-il essentiellement et primitivement une volonté libre, dont l'intelligence avec ses lois nécessaires ne serait que l'expression dérivée, ou la volonté de Dieu est-elle subordonnée à son intelligence? Cette dernière réponse est celle de saint Thomas. Son Dieu est celui de Platon, qui trouve éternellement en lui la vérité toute faite, le bien tout constitué, la perfection tout accomplie, et qui, contemplant en lui-même cette nécessité éternelle des choses, la réalise dans le monde. Le Dieu de saint Thomas est plutôt une nature parfaite, qu'une volonté qui se rend parfaite librement.

La morale et le droit, dans saint Thomas, sont également fondés sur des principes purement intellectuels et rationnels. Saint Thomas conçoit la loi civile à la manière des Stoïciens et des Platoniciens: « C'est un ordre de la raison, imposé pour le bien commun par celui qui est chargé du soin de la communauté, et suffisamment promulgué (1). » « Le droit est la proportion d'une chose à une autre (2). » Cette proportion a pour but d'établir l'égalité qui est l'objet de la justice. On reconnaît la théorie d'Aristote perfectionnée par les jurisconsultes stoïciens de Rome.

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La propriété, selon saint Thomas, comme selon les Pères, de l'Église, n'est pas de droit naturel, mais elle n'est pas non plus contraire au droit naturel: elle s'y ajoute par une invention humaine (per adinventionem rationis humanæ) (3). L'esclavage est de droit naturel, parce qu'il est fondé sur l'utilité qui en résulte et pour l'esclave et pour le maître (4). Le droit de penser et de parler librement en matière de religion n'existe pas. « Si les faussaires et autres malfaiteurs », dit saint Thomas,

sont justement punis par les princes séculiers, à plus forte << raison les hérétiques convaincus doivent-ils être non-seu«lement excommuniés, mais punis de mort (juste occidi). « L'Église témoigne d'abord sa miséricorde pour la conversion « des égarés; car elle ne les condamne qu'après une première « et une seconde réprimande. Mais si le coupable est obstiné,

1. Somme, I, II, q. 90, a. 4.

2. II. II, q. 57. art. 1. 3. II, II, q. 46, a. 1.

4. II, II, q. 46, a. 3.

« l'Église, désespérant de sa conversion et veillant sur le salut des « autres, le sépare de l'Église par sa sentence d'excommunication, « et le livre au jugement séculier pour être séparé de ce monde. << par la mort. Car, ainsi que le dit saint Jérôme, les chairs putrides « doivent être coupées, et la brebis galeuse séparée du troupeau, « de peur que la maison tout entière, tout le corps, tout le trou« peau, ne soit atteint de la contagion, gâté, pourri et perdu. Arius « ne fut qu'une étincelle à Alexandrie. Mais pour n'avoir pas été «< étouffée d'un seul coup, cette étincelle a enflammé l'univers (1). » Telle était la doctrine officielle de la théologie, et c'est à tort qu'on a parfois rejeté sur le bras séculier la responsabilité des persécutions religieuses.

La politique de saint Thomas, étant empruntée à Aristote, est assez libérale dans ses principes. L'attribut essentiel de la souveraineté est la puissance de faire des lois, et cette puissance appartient à la multitude tout entière, ou à celui qui représente la multitude (vel totius multitudinis, vel alicujus gerentis vicem) (2). Aussi, dans un bon gouvernement, il faut que tous aient quelque part au gouvernement (ut omnes aliquam partem habeant in principatu) (3). Quand le pouvoir est injuste, les sujets ont le droit de le rejeter, s'ils en ont la faculté. « Le gouvernement « tyrannique n'est pas juste, puisqu'il n'est pas ordonné pour le << bien commun, mais pour le bien de celui qui gouverne; et par « conséquent le renversement de cette sorte de gouvernement « n'a pas l'essence de la sédition... C'est plutôt le tyran qui est « séditieux (4). » Mais en définitive c'est à l'Eglise qu'il appartient de dispenser les sujets de l'obéissance envers les princes qui, ayant reçu la foi, y deviennent infidèles. On objecte l'exemple de Julien l'Apostat, auquel l'Église n'a pas ôté son pouvoir; saint Thomas répond: Dans ce temps-là l'Église n'était pas assez puissante pour contraindre les princes de la terre, et voilà pourquoi elle a toléré que les sujets continuassent d'obéir à Julien l'Apostat (5).

En somme, l'autorité universelle, représentée par le catholicisme, a un rôle prédominant dans la philosophie de saint Thomas: son système est une savante organisation qui exprime, dans la

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