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serait à la fois, selon la profonde pensée de Rousseau, législateur et exécuteur de la loi, souverain et sujet.

C'est pourquoi, dit Kant, le devoir peut encore se formuler de la manière suivante : « Agis comme si tu étais législateur en même temps que sujet dans la république des volontés libres et raisonnables. >>

Comment distinguer dans la pratique, les actions qui sont conformes ou contraires à cet idéal? - Il y a pour cela, dit Kant, un moyen c'est de voir si une action pourrait être érigée en loi universelle pour toutes les volontés raisonnables et libres : quand elle le peut, elle est bonne, quand elle ne le peut, elle est mauvaise. Par exemple, peut-on ériger en loi pour toutes les volontés raisonnables et libres de s'approprier les dépôts confiés par autrui? Non, car une telle loi, en prétendant constituer la possibilité des dépôts, les rendrait impossibles, et personne n'en voudrait plus faire. La mauvaise foi ne peut donc s'ériger en règle; elle est au contraire une exception que l'égoïste fait à son profit, avec l'espoir que les autres ne l'imiteront pas. A ce signe se reconnaît l'injustice.

Par conséquent, nos actions, pour être justes, doivent avoir la généralité, l'universalité d'une loi applicable à la cité des êtres libres. De là une troisième traduction du devoir dans la formule suivante : - Agis de telle sorte que la raison de ton action puisse être érigée en une loi universelle. »

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On voit que, en résumé, toute la morale de Kaut se ramène à ce précepte Respecte ta liberté et la liberté de tous les autres êtres; car la liberté seule a une valeur absolue et est seule à ellemême sa fin: le reste n'est que moyen. En d'autres termes, la personne humaine est un objet de « respect absolu, » en nous et chez les autres.

Le respect absolu de la personne est, selon Kant, le fondement moral du droit comme il est celui du devoir.

Il y a deux sortes de législation : l'une morale, qui est interne, l'autre juridique, qui est externe. De la différence de ces deux législations naît la différence de la morale et du droit. Le droit proprement dit, comme objet de la législation civile et politique, ne s'applique qu'aux devoirs extérieurs, les seuls qui puissent être l'objet de la contrainte. Ainsi entendu, le droit est un rapport entre deux volontés, rapport tel qu'elles restent toutes les deux libres; en d'autres termes, le droit est le respect mutuel des

libertés. De là ce principe de tous les droits : «< Agis extérieurement de telle sorte que ta liberté puisse s'accorder avec la liberté de chacun suivant une loi générale de liberté pour

tous. >>

Tout droit engendre, selon Kant, la faculté de contraindre. En effet, la contrainte qui écarte l'obstacle à la liberté de tous est elle-même conforme à cette liberté; elle est donc conforme au droit. D'après cela, pour que la contrainte soit légitime, il faut qu'elle se concilie et avec la liberté de celui qui l'emploie et avec la liberté de celui contre qui elle est employée. Par exemple la contrainte du créancier s'accorde avec la liberté du débiteur qui y avait d'avance consenti, c'est pour ainsi dire le débiteur qui se contraint lui-même. Ainsi subsiste jusque dans les voies de contrainte l'autonomie de la volonté.

Parmi les droits, un de ceux auxquels Kant attache le plus d'importance est celui de propriété. Comment pouvons-nous posséder un objet, même quand nous n'en usons pas actuellement ? Telle est la question qu'il examine.

Tous les hommes, selon Kant, sont originairement en possession commune du sol et ont la volonté d'en faire usage; mais, à cause du conflit des prétentions opposées, tout usage du sol commun serait impossible s'il n'y avait pas une répartition entre les divers individus. Or, cette répartition suppose des conventions mutuelles, qui supposent elles-mêmes l'état social. Donc, dans l'état de nature, la possession n'est que provisoire; c'est seulement dans l'état social, par la sanction de la loi, qu'elle devient propriété définitive.

Le droit international, selon Kant, repose sur les mêmes principes que le droit civil. Les nations sont, relativement l'une à l'autre, des personnes dont chacune est maîtresse chez soi et doit garder son autonomie. Quant aux conflits, leur solution a lieu aujourd'hui par la guerre; mais l'état de guerre, c'est l'état de nature, et lorsque l'état de nature règne encore entre les nations, il règne encore par cela même entre les individus. Aussi, dit Kant, est-ce un devoir pour les individus et pour les peuples de sortir de cet état de nature, et de travailler à l'établissement de rapports juridiques entre les nations. L'établissement de la paix perpétuelle n'est pas seulement une chose désirable, mais un devoir qui, pour être aujourd'hui violé, n'en est pas moins obligatoire. De là le « Projet de paix perpétuelle, » écrit

par Kant, et dont voici les conditions principales. 1° Nul État, grand ou petit, ne pourra être acquis par un autre, ni par conquête, ni par héritage, ni par échange, ni par vente ou donation; 20 les armées permanentes cesseront d'exister avec le temps; 3° toute intervention armée dans les affaires intérieures d'une nation est interdite; 4° la constitution de chaque État doit être républicaine, parce que c'est la seule constitution qui résulte logiquement de l'idée du contrat social, la seule qui respecte la liberté et l'égalité de tous les citoyens; 5° le droit des gens sera fondé sur une confédération d'États indépendants et sur l'alliance des peuples. L'assemblée fédérale réglera les différends entre les États, comme cela a lieu déjà dans la Confédération suisse. Cet idéal de la paix est-il chimérique ? Non, répond Kant, puisqu'il est obligatoire. Sera-t-il réalisé de plus en plus avec le temps? Oui, et cela, non-seulement par l'inévitable progrès du droit, mais par celui des intérêts mêmes. Les intérêts économiques finiront par rendre la guerre impossible. « La nature, dit Kant, garantit donc la paix perpétuelle par le mécanisme même des passions humaines. »>

IV. L'ART.

Entre la science théorique et la morale pratique, l'art est un intermédiaire: Kant en expose les principes dans sa critique du jugement esthétique. La science a pour objet la vérité abstraite; la morale, la bonté active; l'art, la beauté, qui tient le milieu entre ces deux extrêmes.

On peut dire que, selon Kant, la beauté est la représentation symbolique de la moralité, et conséquemment de la liberté au moyen des formes de la vie. Les jugements et sentiments esthétiques sont essentiellement désintéressés et conséquemment libres de tout désir, de toute inclination sensible, de tout calcul d'utilité personnelle. L'objet beau, lui aussi, ne doit pas être un système artificiel de moyens en vue d'une fin réfléchie, un arrangement de parties habilement calculé : la vraie beauté n'est pas liée à un but, mais libre et vivante.

Le beau se présente sous des formes déterminées et finies; le sublime est l'infini. Aussi, selon Kant, le sublime n'est pas vraiment dans la nature, mais dans la pensée qui la contemple; car, dans la nature, il n'y a rien de si grand qui ne puisse, comparé

à autre chose, paraître infiniment petit, rien de si petit qui ne puisse paraître un monde. L'océan, par exemple, est un infiniment grand ou un infiniment petit selon le point de comparaison il ne paraît donc sublime que par l'idée de l'infini qu'il peut éveiller en nous et dont il nous offre le visible symbole.

De là les caractères particuliers qui appartiennent, selon Kant, au sentiment du sublime. Le sentiment du beau est une joie simple et non mélangée de tristesse; celui du sublime est une joie mélancolique. Au premier moment, l'objet sublime nous semble terrible parce qu'il est infiniment supérieur à nous sous le rapport physique, et il en résulte une sorte d'angoisse ou de contraction de l'âme. Mais au second moment, nous dépassons l'objet à notre tour par notre pensée, nous l'anéantissons devant l'infinité véritable dont nous portons l'idée en nous. Ainsi, après avoir senti notre petitesse matérielle, nous acquérons le sentiment de notre grandeur morale, et nous éprouvons, à la fin, comme une satisfaction austère.

En résumé, d'après cette théorie du beau et du sublime, par laquelle Kant a renouvelé l'esthétique, comme il avait déjà renouvelé la philosophie entière, l'art ne fait que nous donner le sentiment de la vraie beauté et de la vraie sublimité qui sont dans notre âme, et c'est là ce qui fait sa valeur morale. Comme la science, comme la vertu, l'art a pour but de développer en nous la conscience de la liberté, dont Kant a fait le suprême objet de sa philosophie, ou, pour mieux dire, de toute vraie philosophie.

CHAPITRE NEUVIÈME

Philosophie française au dix-neuvième siècle.

1. Méthode de réflexion.

I. MAINE DE BIRAN.

La vraie méthode de la philosophie est celle qui se préoccupe du sujet actif et pensant, non des objets sur lesquels s'exerce l'activité et la pensée. Le procédé essentiel de cette méthode est la réflexion, par laquelle le moi prend conscience de lui-même. Maine de Biran oppose ce procédé de la vraie psychologie à l'observation superficielle des phénomènes intérieurs, telle que l'entendent les Ecossais et les Anglais, et à la spéculation sur les substances transcendantes telle que l'a pratiquée l'ancienne ontologie. II. Résultat de la méthode psychologique: conscience de la volonté. La réflexion aboutit à la conscience de la volonté, qui est plus intime au moi que la pensée même. Il ne faut pas dire seulement : Je pense, donc je suis, mais: Je veux, donc je suis. La conscience de vouloir est la conscience d'être cause: elle est l'origine de l'idée de cause. Le moi, qui se saisit intérieurement comme cause, s'ignore absolument comme substance. La cause, c'est le sujet actif; la substance, c'est un objet qui servirait de support au sujet mème : un tel objet nous échappe.- Quant au principe de causalité universelle: « tout changement a une cause », il est une induction et une extension au dehors de la causalité qui est en nous. L'intelligence n'est qu'une forme de la volonté : percevoir, c'est mouvoir; avoir la conscience de soi, c'est agir; avoir la raison, c'est étendre et attribuer à tous les êtres l'activité qui est en nous-mêmes. III. Développement graduel de la volonté à travers les « trois vies. » - 10 Vie inferieure et animale, consistant dans des affections passives et dans des représentations ou images c'est la vie inconsciente de l'animal, qui subsiste encore chez l'homme. 20 Vie moyenne et proprement humaine, consistant dans la perception des objets et dans la réflexion du sujet sur lui-même. Perception et reflexion sont inseparablement liées dans le fait primitif de conscience », qui est l'effort moteur.» Maine de Biran essaye de prouver contre Hume que nous avons conscience de notre force motrice, c'est-à-dire d'une puissance de mouvoir en connexion immédiate avec une résistance. Le moi se pose par l'effort, en rencontrant l'opposition du non moi. Maine de Biran finit par réduire le moi tout entier à la conscience de l'effort, la volonté à la force motrice. Il n'insiste pas assez sur la volonté véritable, qui réside dans la liberté morale et non dans l'effort physique. - 3o Vie divine. Aussi, lorsque Maine de Biran sent le besoin de concevoir une vie supérieure à celle de l'effort matériel, au lieu de se la représenter comme l'exaltation et l'union des personnalités, il se la représente comme l'abolition de la personnalité, comme l'absorption du moi et de la conscience humaine dans la grâce divine. De là le mysticisme auquel, dans la dernière période de son existence, aboutit Maine de Biran.

II. VICTOR COUSIN ET L'ECLECTISME.

Victor Cousin mèle à la philosophie trop timide de l'Écosse quelques spéculations empruntées soit à Platon et aux Alexandrins, soit à la

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