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II. ÉCOLE IDÉALISTE D'ÉLÉE. XÉNOPHANE ET ZÉNON. PARMENIDE.

I. Le maître de Parménide et le chef de l'école d'Élée fut Xénophane.

Xénophane (550), né à Colophon, ville d'Ionie, dans l'AsieMineure, fut forcé de s'expatrier. Il erra d'abord en Sicile, puis s'établit, âgé de quatre-vingts ans, à Élée, colonie des Phocéens dans la Grande-Grèce. Il composa un poême sur la Nature, dont il allait, rhapsode philosophe, déclamant les vers.

Ayant jeté les yeux, dit Aristote, sur l'immensité du ciel, Xénophane crut que l'unité était Dieu..

Xénophane établit l'unité absolue de Dieu, d'abord par rapport à d'autres dieux qu'on pourrait supposer, puis par rapport au monde lui-même, qui, n'ayant point de véritable existence, n'est pas un second être en face de Dieu.

D'abord, il n'y a point plusieurs dieux, mais un seul. Xénophane, dans ses satyres, dont il nous reste quelques fragments, combat le polythéisme avec une force et une ironie qui l'ont fait comparer aux prophètes hébreux :

« Ce sont les hommes qui semblent avoir produit les dieux,
Et leur avoir donné leurs sentiments, leur voix et leur air....
«Si les bœufs ou les lions avaient des mains, s'ils savaient peindre

« Avec les mains et faire des ouvrages comme les hommes,

« Les chevaux se serviraient des chevaux et les bœufs des bœufs pour <représenter leurs idées des dieux,

« Et ils leur donneraient des corps tels que ceux qu'ils ont eux-mêmes... «Tout a été attribué aux dieux par Homère et par Hésiode,

Tout ce qui chez les hommes est honte et crime;

«Ils ont raconté des dieux mille actions injustes, le vol, l'impureté, le < mensonge.

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Il n'y a qu'un Dieu, le plus grand parmi les êtres divins et humains.
Il n'est semblable aux mortels ni par le corps ni par la pensée...

« Tout entier il voit, tout entier il pense, tout entier il entend...

« Sans peine, par la seule pensée, il gouverne toutes choses;

<< Toujours immuable et immobile, il n'a pas besoin de circuler d'un endroit à l'autre (1). »

Xénophane démontrait admirablement l'unité absolue de 1. Fragments publiés par Mullach, 101, 102 et s.

l'Etre qui est la perfection et la plénitude de l'être : « Dieu « doit être un... Si l'on suppose qu'il y a plusieurs dieux, ou il y a a entre eux des inférieurs et des supérieurs, et alors il n'y a pas « de Dieu, car la nature de Dieu est de ne rien admettre de << meilleur que soi; ou ils sont égaux entre eux, et alors Dieu «< perd sa nature, qui est d'être ce qu'il y a de meilleur car « l'égal n'est ni meilleur ni pire que son égal; de sorte que, s'il « y a un Dieu et s'il est tel que doit être un Dieu, il faut qu'il soit « un (1). »

Malheureusement, de ce monothéisme Xénophane conclut immédiatement le panthéisme. Dieu, dit-il, est l'être; par conséquent, il renferme tout l'être. Rien ne peut donc être engendré, puisqu'il n'y a place pour rien en dehors de l'être, et Dieu seul est.

II. La pensée des Éléates, déjà si précise avec Xénophane, se formule plus nettement encore chez Parménide.

« Parménide me paraît tout à la fois respectable et redoutable, « pour me servir des termes d'Homère...; il y a dans ses discours « une profondeur tout à fait extraordinaire. J'ai donc grand'peur « que nous ne comprenions point ses paroles, et encore moins sa << pensée (2). » C'est en ces termes que Platon parle de Parménide, dont la doctrine exerça tant d'influence sur la sienne.

Parménide (500) naquit à Élée. Il donna à ses concitoyens des lois si utiles, qu'au commencement de chaque année ils juraient d'y rester toujours soumis. Il composa un poême épique sur la Nature, où la profondeur de la pensée s'unit à la sévère beauté du style. Des vierges, filles du soleil, qui ont abandonné la nuit pour la lumière et rejeté les voiles de leurs têtes, conduisent le poète dans le royaume de l'éther, à la porte du jour, jusqu'au sein des secrets divins. La déesse de la Justice, qui personnifie en même temps la Nécessité, Aixn, révèle au mortel pri vilégié les choses de la vérité absolue et les choses de l'opinion; de là les deux parties du poême, l'une sur la réalité, qui s'adresse à la raison, τà пρò ¿éɛ, et l'autre sur l'apparence, qui s'adresse aux sens, τà рòs dóžav: c'est une métaphysique, suivie d'une physique.

Salut! car ce n'est pas une mauvaise destinée qui t'a poussé à suivre « Cette route, hors des sentiers battus par les hommes;

1. Aristote, De Xenoph, 1, 7.

2. Theét., 184, a.

« C'est Thémis, c'est Dikè; il faut donc que tu pénètres toutes choses, Et les immuables entrailles de la vérité qui convainc,

« Et les opinions des mortels, qui n'enferment pas la vraie conviction. >>

Comme Xénophane, Parménide se retranche dans l'absolu et supprime toute existence relative. Point de milieu pour lui :

« Il faut, dit-il, admettre d'une manière absolue (άμñav) ou l'ètre ou ale non-être...

« La décision à ce sujet est tout entière dans ces mots : est ou n'est pas, « ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν (1).

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«Or, on ne peut connaitre le non-être, puisqu'il est impossible, ni l'exprimer en paroles...

« Il ne reste donc plus qu'un procédé poser l'ètre, et dire: il est, « ἐστι (2).

« Dans cette voie, bien des signes se présentent pour montrer que l'ètre «Est sans naissance et sans destruction; qu'il est un tout d'une seule « espèce,

« Immobile et sans bornes;

« Qu'il n'était ni ne sera, puisqu'il est maintenant tout entier à la fois,

« Et qu'il est un, sans discontinuité (3).

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Quelle origine chercherais-tu à l'ètre? Je ne te laisserai ni dire ni « penser

« Qu'il vient du non-être, car le non-être ne peut se dire ni se com<< prendre.

« Et quelle nécessité, agissant après plutôt qu'avant,

« Aurait poussé l'être à sortir du néant?

«Donc il faut admettre absolument ou l'être ou le non-ètre.

« Et jamais de l'ètre la raison ne pourra faire sortir autre chose que << lui-même.

« C'est pourquoi le destin ne lâche point ses liens de manière à per« mettre à l'ètre

De naitre ou de périr, mais le maintient immobile (4).

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« L'être possède la perfection suprème, étant semblable à une sphère << entièrement ronde,

«Qui du centre à la circonférence serait partout égale et pareille; Car il ne peut y avoir dans l'être une partie plus forte

« Ou plus faible que l'autre (5). »

« Il est sans commencement ni fin, άvaρxov äñavσtov. »

1. v. 66, 70.

2. v. 57 et 40.

3. 58 et suiv.

4. v. 63.
5. v. 87, 88.

« Il n'est pas admissible que l'être ne soit pas sans bornes (áteλsutntóv), « Car il est l'ètre, à qui il ne manque rien,

« Et s'il ne l'était pas, il manquerait de tout (1).

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La comparaison avec la sphère se retrouve chez presque tous les philosophes anciens; il faut entendre par là la sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part, c'est-àdire l'immensité. Il est donc difficile d'appeler, comme on l'a fait, cette conception de l'Être un, immense, immobile et éternel, un

naturalisme raffiné.

Mais d'autre part a-t-on raison de dire, comme on le dit sou vent, que l'unité de Parménide est une unité abstraite, supérieure non-seulement à la pensée, mais à l'être même ? - Rien de plus inexact, comme le prouvent les fragments qui précèdent. Parménide ne part point de l'idée d'unité; il ne fait qu'y aboutir, en posant l'être absolu: « L'être est, le non-être n'est pas, tu ne sortiras jamais de cette pensée. » C'est de l'être réel et vrai qu'il parle sans cesse; il est, comme le sera plus tard Spinoza, ivre de l'être. Son unité n'est ni abstraite et vide, ni matérielle. Elle est Dieu même au sein duquel Parménide se transporte par la pensée, et d'où il prétend que rien ne peut sortir. - Comment pourrait-il exister autre chose que Dieu, c'est-à-dire l'être qui est ? - Voilà la question que se pose Parménide, et qu'il résout négativement.

Son Dieu n'est pas plus au-dessus de la pensée que de l'être; car il est la pensée même dans son absolue unité avec l'être.

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La pensée, dit Parménide, est la même chose que l'ètre.

« Il faut que la parole et la pensée soient de l'être, car l'être existe et • le non-ètre n'est rien (2).....

La pensée est identique à l'objet de la pensée (Tŵutóv ÉσTI voeïv te nai

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Toute distinction entre le sujet pensant et l'objet pensé ramènerait la dualité; Parménide la supprime donc dans l'absolu et énonce expressément l'identité éternelle de la pensée et de l'être.

1. v. 82 et suiv.

2. v. 40.

3. v. 41.

4. v. 93.

Si l'être est seul, qu'est donc le monde ?

Ou le monde n'est pas, ou il n'est que l'apparence trompeuse de l'être véritable. A vrai dire, la multiplicité sensible, en tant que telle, n'existe pas. Parménide compare l'opinion incertaine à la nuit, mère de l'erreur, et la vérité à la lumière du jour.

La seconde partie de son poëme, sur la physique (rà pòs dótav), est une simple concession faite aux mortels amoureux de l'apparence. Aristote n'aura pas de peine à montrer que cette concession est une contradiction véritable, et que ce panthéisme aboutit au dualisme. Forcé de se mettre d'accord avec les faits, et, en « admettant l'unité par la raison, d'admettre aussi la pluralité « par les sens, Parménide en revint à poser deux principes et « deux causes: le chaud, qu'il rapporte à l'être ; et le froid, qu'il « rapporte au non-être (1). >>

En définitive, Parménide aboutit logiquement à l'indétermination absolue du premier principe pour l'intelligence humaine, et il se condamne à répéter sans cesse cette formule stérile : l'être est, ou « l'un-un. » Héraclite niait l'être et affirmait le devenir : Parménide nie le devenir et affirme l'être. L'être, pour Héraclite, était un océan de feu toujours en mouvement; pour les Éléates, c'est comme un océan de glace à jamais immobile.

III. Zénon (2) développa toutes les conséquences de ce système. Son plus fameux ouvrage, lu par lui à Athènes, avait pour objet de défendre la doctrine de Parménide contre les Ioniens, partisans de la multiplicité et du devenir. « Mon ouvrage, dit Zénon dans le « Parménide de Platon, répond aux partisans de la pluralité et leur « renvoie leurs objections, et même au delà, en essayant de dé« montrer qu'à tout bien considérer, la supposition que la plura«lité est, conduit à des conséquences encore plus ridicules que « la supposition que tout est un (3)... Par exemple, si les êtres

1. Mét., I, ch. 5.

2. Né à Elée, Zénon fut disciple et ami de Parménide. Il est célèbre par son amour de sa patric, pour le salut de laquelle il mourut, enveloppé dans une conspiration contre un tyran d'Elée. Il montra, selon Diogène, la plus grande fermeté dans les supplices qu'on lui fit endurer. Soumis à la torture, il révéla comme ses complices les amis du tyran, puis le tyran lui-même. Ayant les pieds et les mains liés, il se coupa la langue avec les dents et la cracha à la face du tyran, après avoir reproché à ceux qui l'entouraient leur lâcheté. Diog., IX.

3. Parm., 128.

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