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rien; je ne crois plus ni à la gloire ni à l'avenir, ni au pouvoir ni à la liberté, ni aux rois ni aux peuples. J'habite seul, pendant une absence, un grand appartement où je m'ennuie et attends vaguement je ne sais quoi que je ne désire pas et qui ne viendra jamais. Je ris de moi en bâillant, et je me couche à neuf heures. J'admire ma chatte qui va faire ses petits, et je suis éternellement votre fidèle esclave; sans travailler, libre d'aller où je veux et n'allant nulle part. Je regarde passer à mes pieds ma dernière heure. »

Religion et morale à part, il n'y a qu'à s'incliner, convenons-en, devant l'expression d'une si désolée et si suprême mélancolie.

Eh bien! cet homme-là que nous avons vu à la fin, assis, muet, maussade, disant non à toute chose, cet homme cloué dans tous ses membres, et qui se ronge de rage comme un vieux lion, il a sous main des retours charmants, des éclairs. S'il peut s'échapper encore un instant, s'il peut se traîner, un jour de soleil, au Jardin-des-Plantes auprès de celle qui du moins sait l'égayer dans un rayon et lui rendre le sentiment du passé, il s'anime, il renaît, il se reprend au printemps, la jeunesse; il se ressouvient de Rome, il s'y revoit comme par le passé : « Voyez-vous toujours ce chemin fleuri qui part de l'Obélisque de Saint-Jean-de-Latran? » Il retrouve la grâce, l'imagination, presque de la tendresse. Et même quand il ne peut plus bouger de son fauteuil, et quand tous le jugent baissé et absent, il mérite que celle qui avait si bien senti et fait durer sa nature poétique, dise encore de lui :

<< Chateaubriand est dans une belle langueur. On est charmé, en le revoyant, de sa manière si distinguée, si fine, si douce, si différente et si au-dessus de tout. Son ennui, son indifférence ont de la grandeur; son génie se montre encore tout entier dans cet ennui; il m'a fait l'effet des aigles que je voyais le matin au Jardin-des-Plantes, les yeux fixés sur le soleil, et battant de grandes ailes que leur cage ne peut contenir. En les quittant, je trouvais Chateaubriand assis devant sa fenêtre, regardant le soleil, ne pouvant marcher, et ne se plaignant qu'à peine et doucement de son esclavage... >>

J'ai dit les défauts, je n'ai pas voulu taire le charme. De quelque nature qu'il semble, et si mélangé qu'on le suppose, il dut être bien puissant et bien réel pour être ainsi senti et rendu en avril 1847, exactement le même qu'il avait paru cinquante années auparavant à Amélie ou à Céluta.

Lundi 3 juin 1850.

HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES,

PAR

M. CHRISTIAN BARTHOLMESS.

(1850.)

Le nom de Huet est bien connu, mais en général ses ouvrages le sont peu. Aussi de quoi s'avisait-il d'aller en écrire la plupart en latin, lui qui, né en 1630, ne mourut qu'en 1724, c'est-à-dire qui était à peine l'aîné de Boileau et de Racine, et qui leur survécut assez pour voir les premières fredaines de Voltaire? Bien des lecteurs ne connaissent aujourd'hui le docte Huet que par les vers badins de Voltaire même :

Vous demandez, Madame Arnanche,
Pourquoi nos dévots paysans,
Les Cordeliers à la grand'manche,
Et nos curés catéchisans,

Aiment à boire le dimanche ?

J'ai consulté bien des savans:
Huet, cet évêque d'Avranche,
Qui pour la Bible toujours penche,
Prétend qu'un usage si beau
Vient de Noé.

Soyez donc la plume la plus savante de l'Europe, l'homme de la plus vaste lecture qui fut jamais, le dernier de cette forte race des savants du xv® et du xvie siècle, joignez-y dans votre

personne et dans votre procédé tout ce qui constituait l'homme poli, l'homme du monde et même de Cour, ce qu'on appelait l'honnéte homme sous Louis XIV, et tout cela pour que, sitôt après vous, on ne sache plus que votre nom, et qu'on n'y rattache qu'une idée vague, un sourire né d'une plaisanterie ! Ah! que le sage Huet avait raison quand il démontrait presque géométriquement quelle vanité et quelle extravagance c'est de croire qu'il y a une réputation qui nous appartienne après notre mort!

Et pourtant l'évêque d'Avranches a encore du renom dans son pays de Basse-Normandie; il en a jusque parmi le peuple, parmi les paysans; son souvenir a fait dicton et proverbe. Quand un homme a l'air tout absorbé, tout rêveur, et qu'il n'est pas à son affaire, son voisin, qui le rencontre, lui dit : « Qu'as-tu donc? t'es tout évêque d'Avranches ce matin. »>< D'où vient ce mot? J'ai entendu proposer plus d'une explication; voici la mienne. On sait que lorsque Huet fut nommé à l'évêché d'Avranches, et pendant les huit ou neuf années qu'il remplit les fonctions épiscopales si peu d'accord avec son amour opiniâtre pour l'étude, il passait bien des heures dans son cabinet, et quand on venait le demander pour affaire, on répondait Monseigneur étudie, ce qui faisait dire aux gens. d'Avranches, pleins d'ailleurs de respect pour lui : « Nous prierons le roi de nous donner un évêque qui ait fini ses études. » C'est cette idée de savant toujours absorbé et rêveur, tel qu'on se le figure communément, qui se sera répandue dans le peuple et qui aura donné lieu à ce dicton: T'es tout évêque d'Avranches. Je soumets mon explication aux savants du pays.

Ce n'était pourtant pas un savant hérissé ni sauvage que l'aimable Huet. M. Christian Bartholmèss vient de le faire connaître par le côté philosophique dans un travail approfondi qui a été fort apprécié dans le monde de l'Université et dans celui de l'Académie des Sciences morales. M. Bartholmèss est un écrivain non-seulement très-instruit, mais élégant, facile, spirituel, qui traite des matières et des personnages philosophiques sans effort, sans ennui, et qui sait même y répandre de l'intérêt, un certain coloris animé et comme affectueux. Ici, toutefois, je me permettrai de trouver que l'ouvrage se ressent un peu trop de sa destination directe, ayant été sur

tout composé en vue de la Sorbonne. Huet y est trop réfuté et combattu au lieu d'être plus uniment raconté et exposé. Huet, selon moi, et ceux qui se préoccupent comme lui de la faiblesse de l'esprit humain, n'ont pas si tort qu'on le dit dans les écoles de l'Université, et Descartes, en philosophie, n'a pas si évidemment raison qu'il plaît à nos maîtres de le proclamer.

Mais je ne veux pas discuter moi-même, et j'aimerais simplement à montrer dans son vrai jour cet homme docte, aimable, poli, qui sut tout, tout ce qui pouvait être su alors, et qui est la dernière grande figure, et l'une des plus fines, de ces savants robustes d'un autre âge. Huet se rendait parfaitement compte qu'il était l'homme d'une époque qui finissait : <«< Quand je suis entré dans le pays des Lettres, dit-il, elles étaient encore florissantes, et plusieurs grands personnages en soutenaient la gloire. J'ai vu les Lettres décliner et tomber enfin dans une décadence presque entière; car je ne connais presque personne aujourd'hui que l'on puisse appeler véritablement savant. » Il écrivait cela en songeant à la seconde moitié du siècle de Louis XIV, ce qui est pourtant de nature à nous consoler, en nous montrant qu'on peut ne plus être savant à proprement parler, et valoir encore quelque chose. « Je puis donc dire, ajoutait Huet, que j'ai vu fleurir et mourir les Lettres, et que je leur ai survécu. » Ce qu'il disait là, ce n'était point par esprit chagrin, ni en qualité de vieillard qui dénigre le présent et se plaît à glorifier le passé. Personne n'eut l'esprit plus uni, plus égal et moins chagrin que Huet. Il donne trèsbien les raisons de cette décadence, de ce rabaissement graduel des Lettres, qui consiste précisément dans leur vulgarisation plus facile et leur diffusion plus élémentaire. Au xvi° siècle, au xve, bien des livres n'étaient que manuscrits, et par conséquent rares, chers, à la portée seulement du petit nombre. On avait peu de secours à attendre autour de soi; il fallait de grands efforts et une rare vigueur d'esprit pour surmonter les obstacles, pour conquérir la science; il fallait jusqu'à un certain point être inventeur, avoir le zèle et le génie de la découverte pour devenir savant : « Dans ces premiers temps d'obscurité et de ténèbres, ces grandes âmes (comme Huet appelle les savants de cette date primitive) n'étaient aidées que de la force de leur esprit et de l'assiduité de leur travail... Je trouve,

disait-il spirituellement, la même différence entre un savant d'alors et un savant d'aujourd'hui, qu'entre Christophe Colomb découvrant le Nouveau-Monde et le maître d'un paquebot qui passe journellement de Calais à Douvres. » Huet écrivait cela à la fin du XVIIe siècle que penserait-il donc aujourd'hui que science et paquebot, tout marche à la vapeur?

Huet naquit à Caen, en 1630, d'un père déjà vieillard, qui lui communiqua peut-être de ce tempérament rassis et de cette égalité d'âme qui le distingua dans toute sa longue vie; d'une mêre jeune, spirituelle, « d'une humeur charmante, d'un entretien enjoué, d'un esprit délicat et pénétrant, qui savait remarquer finement le ridicule des choses et des personnes. >> Dans un portrait de Huet, écrit par Mme l'abbesse de Caen, je rencontre le même trait qui est attribué à notre savant et qu'il dut tenir de sa mère : « Vous trouvez fort bien, lui dit-on, le ridicule des choses, et en cela seulement vous avez assez l'esprit de votre pays. » Le père de Huet avait été calviniste, mais s'était convérti avec sincérité et même avec zèle. Sans être un homme régulièrement lettré, il avait le goût des arts, de la musique, jouait du luth, dansait et composait agréablement des vers. Le talent poétique que montra Huet, il dut l'avoir hérité de lui. Huet perdit de bonne heure ce père excellent; il perdit aussi sa mère peu de temps après, et se trouva en bas âge aux mains de parents éloignés, qui furent des tuteurs négligents. L'enfant, dès l'âge de six ans, eut à supporter bien des gènes et des taquineries de la part de ses jeunes cousins avec qui on le faisait élever; paresseux et joueurs, ils s'entendaient pour l'empêcher de satisfaire l'indomptable amour de la lecture et de l'étude qu'il avait apporté en naissant; car il eut, pour ainsi dire, cette passion dès la mamelle. Il ne savait pas encore ses lettres que, lorsqu'il entendait quelqu'un lire une histoire dans un livre, il se figurait le bonheur qu'il aurait s'il pouvait bientôt la lire lui-même. Quand il sut lire et pas encore écrire, s'il voyait quelqu'un décacheter une lettre et y jeter les yeux, il se figurait avec envie la joie qu'il aurait d'en pouvoir faire autant, et de correspondre par lettres avec quelque petit camarade. Ainsi, se donnant aiguillon sur aiguillon, il volait plus qu'il ne marchait dans la carrière des études. Il quitta à temps cette éducation domestique où il était à la gène, et fut mis au collége des Jésuites de Caen; il y trouva des

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