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tranquille harmonie, je ne sais quelle douce lenteur, je ne sais quelle longueur de grâces qu'aucune expression ne peut rendre. » C'est Chactas qui dit cela dans les Natchez. Il est assez singulier qu'une telle parole se rencontre dans la bouche du Sauvage américain, mais elle n'en est pas moins belle et parfaite, et digne qu'on l'inscrive à la suite des pages de Fénelon.

OEUVRES

DE

Lundi 8 avril 1850.

BARNAVE,

PUBLIÉES PAR M. BÉRENGER (DE LA DRÔME).

(4 volumes.)

C'est en 1843, c'est-à-dire cinquante années juste après la mort de Barnave, qu'ont paru ces Œuvres très-authentiques recueillies par la piété d'une de ses sœurs, Mme de SaintGermain, aidée des soins de M. Bérenger. Barnave n'était connu auparavant que comme orateur; mais l'orateur, toujours en représentation et en scène, ne laisse pas suffisamment percer l'homme. Ici, dans ces OEuvres, c'est l'homme au contraire qu'on saisit, c'est la nature et la qualité de l'esprit encore plus que celle du talent, c'est la personne morale. Barnave, rentré en janvier 1792 dans ses foyers, après la clôture de l'Assemblée constituante, mis en état d'arrestation en septembre de cette même année, détenu pendant plus d'un an avant de périr sur l'échafaud, profita de cet intervalle pour écrire des réflexions de tout genre sur les objets habituels qui l'occupaient. Ces pensées politiques et autres, par leur caractère de gravité et de vérité, par l'absence de toute déclamation, par la sincérité des aveux et le noble regret des fautes commises, par les sages vues d'avenir qui se mêlent au jugement du présent, font beaucoup d'honneur à Barnave, et ne

peuvent que confirmer, en l'épurant, l'impression d'intérêt et d'estime qui demeure attachée à sa mémoire. Je ne vois pas qu'on ait fait assez d'attention à ces volumes dans le moment où ils parurent, et c'est une omission à réparer.

Barnave avait vingt-sept ans au moment où il fut élu membre des États-Généraux, et il est mort à trente-deux ans. Dès les premiers jours, il se fit remarquer dans l'Assemblée par la clarté et la netteté de son esprit et de sa parole, et il prit rang avec faveur. Une phrase malheureuse qui lui échappa, et sur laquelle nous reviendrons, le fit plus homme de parti qu'il n'aurait fallu. Il gagna vite en autorité malgré sa jeunesse, et grandit dans les discussions; il compta dans toutes les délibérations importantes. Une fois ou deux il parut embarrasser Mirabeau, et il eut l'honneur de le tenir en échec. Son principal talent était dans l'argumentation; il intervenait volontiers sur la fin d'un débat et avait l'art de l'éclaircir, de le résumer. Mme de Staël a remarqué qu'il était plus fait par son talent qu'aucun autre député, pour être orateur à la manière des Anglais, c'est-à-dire un orateur de raisonnement et de discussion. Le nerf, la vigueur, de nobles sentiments non joués, le préservaient de l'inconvénient que ses ennemis auraient pu lui reprocher, que Mme Roland lui reproche, et qui eût été un peu de froideur. Il y eut dans l'Assemblée constituante des orateurs plus puissants, plus impétueux, plus tonnants, et qui donnaient plus l'idée de la grande éloquence; il n'en est peutêtre aucun qui eût plus que lui « la facilité de discuter, de lier des idées, de parler sur la question sans avoir écrit. » S'il fallait nommer à distance, parmi les membres de cette grande Assemblée, l'orateur qui la représenterait le plus fidèlement depuis le premier jusqu'au dernier jour, dans sa continuité et sa tenue d'esprit, dans sa capacité, dans son éclat, dans ses fautes, dans son intégrité aussi et dans l'œuvre de sa majorité saine, ce ne serait ni Mirabeau, trop grand, trop corrompu, enlevé trop tôt, qu'on devrait choisir, ni Maury, le Mirabeau de la minorité, ni La Fayette, trop peu éloquent, ni d'autres; ce serait, pour l'ensemble de qualités qui expriment le mieux la physionomie de l'Assemblée constituante, ce jeune député du Dauphiné, Barnave.

Il naquit à Grenoble, le 22 octobre 1764, d'un père homme de loi respecté, d'une mère noble et belle. Ses parents pro

fessaient la religion réformée; mais il ne paraît y avoir rien puisé, en aucun temps, qu'une certaine habitude réfléchie et grave. Il fut élevé dans l'austérité et aussi dans la tendresse domestique, au foyer de cette honnête et forte bourgeoisie, dont il sera bientôt le champion et le vengeur. Une circonstance assez frappante dut agir sur son esprit dès l'enfance. Sa mère, un jour, l'avait conduit au spectacle; il n'y avait qu'une seule loge vacante, et elle s'y mit. Mais cette loge était destinée à l'un des complaisants du duc de Tonnerre, gouverneur de la province, et le directeur, puis l'officier de garde vinrent prier Mme Barnave de se retirer. Elle s'y refusa, et, sur l'ordre du gouverneur, quatre fusiliers arrivèrent pour l'y décider. Le parterre déjà prenait parti et une collision était à craindre, lorsque M. Barnave, prévenu de l'affront fait à sa femme, survint et l'emmena en disant : « Je sors par ordre du gouverneur. » Tout le public, toute la bourgeoisie ressentit l'injure faite aux Barnave et le leur témoigna hautement. On prit l'engagement de ne retourner désormais au spectacle que quand satisfaction aurait été donnée, et on n'y revint, en effet, qu'après plusieurs mois, lorsque Mme Barnave eut consenti à y reparaître. L'impression de cette injure dut agir sur l'esprit précoce de Barnave enfant : on n'apprécie jamais mieux une injustice, une inégalité générale, que quand on en est atteint soi-même, ou dans les siens, d'une manière directe et personnelle. Barnave, dès qu'il y vit jour, fit donc serment « de relever la caste à laquelle il appartenait (c'est son expression) de l'état d'humiliation auquel elle semblait condamnée. »>

Fier, ardent, impatient de l'injustice, profondément animé du sentiment de la dignité humaine, on le voit de bonne heure réagir sur lui-même, s'imposer des règles de conduite et d'étude, s'analyser, joindre la réflexion et la méthode aux premiers mouvements. Il aime à se rendre compte de tout par écrit. A seize ans, il a un duel et se bat pour son frère, plus jeune, qu'on a insulté; il est blessé à quelques lignes du cœur. A dix-sept ans, il ne fréquente volontiers que des gens au-dessus de son âge; doué des avantages du corps et d'une élégance naturelle, il recherche pourtant avant tout les entretiens sérieux. Avec un goût vif pour la littérature, il sait se contraindre et s'appliquer fortement au Droit par déférence pour son père. Si l'austérité de celui-ci le tenait un peu à distance, il trouvait auprès de sa

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mère, de son jeune frère et de ses sœurs, de quoi s'épancher et se détendre avec enjouement. Mais, là encore, l'habitude de son esprit se décèle dans sa tournure grave. On le voitdonner à ses jeunes sœurs de charmants conseils dont la gaieté ne faisait qu'assaisonner la justesse. Il perd de bonne heure ce jeune frère pour qui il s'est battu, et qui s'annonçait avec une grande distinction dans les sciences exactes. Il le pleure, il exhale ses regrets dans quelques pages senties et touchées tout à fait à l'antique :

« Tu étais, s'écrie-t-il, un de ceux que je séparais parmi le monde, et je t'avais placé bien près de mon cœur. Hélas! tu n'es plus qu'un souvenir, qu'une pensée fugitive: la feuille qui vole et l'ombre impalpable sont moins atténuées que toi. »

Il est remarquable, en plus d'un endroit, comme l'idée d'une existence future après cette vie est presque naturellement absente de la supposition de Barnave.

« Mais, ô chère image! continue-t-il, non, tu ne seras jamais pour ton frère un être éteint et fantastique: souvent présent à ma pensée, tu viens animer ma solitude... Quand une pensée douce vient m'émouvoir, je t'appelle à ma jouissance. Je t'appelle surtout lorsque mon cœur médite un projet honnête, et c'est en voyant sourire ta physionomie que j'en goûte plus délicieusement le prix. Souvent tu présides.` aux pensées qui viennent animer mes rêves avant le sommeil. Je ne me cache point de toi, mais il est bien vrai que, lorsque mon âme est occupée de ses faiblesses, je ne cherche plus tant à t'appeler. Alors je ne te vois plus sourire. Oh! tą belle physionomie est un guide plus sûr que la morale des hommes. »

Il y a encore sur sa mère une page touchante, qui se rapporte au lendemain de cette perte cruelle. Si Barnave a jamais atteint à quelque chose qui approche de ce qu'on peut appeler le sentiment ou l'expression poétique (accident chez lui trèsrare), c'est ce jour-là qu'il y est arrivé par l'émotion. Il faut citer cette page heureuse par laquelle il prend place entre Vauvenargues et André Chénier, ses frères naturels, morts au même âge, qu'on aime à lui associer pour le talent et pour le cœur comme pour la destinée.

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