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sur un style plus poli. (Politiori stilo quantum præstitit aurea negligentia.)

Il y a ce rapport entre Fénelon et La Fontaine, qu'on les aime tous deux sans bien savoir pourquoi et avant même de les avoir approfondis. Il émane de leurs écrits comme un parfum qui prévient et s'insinue; la physionomie de l'homme parle d'abord pour l'auteur; il semble que le regard et le sourire s'en mêlent, et, en les approchant, le cœur se met de la partie sans demander un compte bien exact à la raison. L'examen, chez l'un comme chez l'autre, pourra montrer bien des défauts, bien des faiblesses ou des langueurs, mais la première impression reste vraie et demeure aussi la dernière. Il semble qu'entre les poëtes français La Fontaine seul ait, en partie, répondu à ce que désirait Fénelon lorsque, dans une lettre à La Motte, cet homme d'esprit si peu semblable à La Fontaine, il disait : « Je suis d'autant plus touché de ce que nous avons d'exquis dans notre langue, qu'elle n'est ni harmonieuse, ni variée, ni libre, ni hardie, ni propre à donner de l'essor, et que notre scrupuleuse versification rend les beaux vers presque impossibles dans un long ouvrage. » La Fontaine, avec une langue telle que la définissait Fénelon, a su pourtant paraître se jouer en poésie et donner aux plus délicats ce sentiment de l'exquis qu'éveillent si rarement les modernes. Il a rempli cet autre vœu de Fénelon : « Il ne faut prendre, și je ne me trompe, que la fleur de chaque objet, et ne toucher jamais que ce qu'on peut embellir. » Et, enfin, il semble avoir été mis au monde exprès pour prouver qu'en poésie française il n'était pas tout à fait impossible de trouver ce que Fénelon désirait encore : « Je voudrais un je ne sais quoi, qui est une facilité à laquelle il est très-difficile d'atteindre. » Prenez nos auteurs célèbres, vous y trouverez la noblesse, l'énergie, l'éloquence, l'élégance, des portions de sublime; mais ce je ne sais quoi de facile qui se communique à tous les sentiments, à toutes les pensées, et qui gagne jusqu'aux lecteurs, ce facile mêlé de persuasif, vous ne le trouverez guère que chez Fénelon et La Fontaine.

Leur réputation à tous deux (chose remarquable) est allée en grandissant au XVIIIe siècle, tandis que celle de beaucoup de leurs illustres contemporains semblait diminuer et se voyait contester injustement. Je ne répondrais même pas qu'on n'ait

point surfait quelquefois ces deux renommées diversement aimables, mais non pas dissemblables dans des ordres si différents, et qu'on n'ait point mis à les louer de cette exagération et de cette déclamation qui leur était si antipathiques à euxmêmes. Ainsi, on a fort loué Fénelon d'une tolérance de doctrine et presque d'un relâchement qu'il n'avait certainement pas. Les philosophes l'ont tiré à eux comme s'il était l'un des leurs, et il a trouvé grâce devant ceux mêmes qui voulaient écraser ce qu'il adorait. Mais le dirai-je? malgré toutes les justes remarques qui peuvent s'opposer à cette fausse vue philosophique qu'on a voulu donner de Fénelon, il y avait un instinct qui ne trompait pas entièrement ceux qui le traitaient avec cette faveur toute particulière; car, si ce n'est pas la doctrine de Fénelon qu'on peut dire tolérante, c'est sa personne et son caractère qui l'était, et il savait mettre en chaque chose un ton, un tour de grâce, une onction qui faisait tout passer, même les prescriptions rigoureuses.

J'en trouve quelques-unes qui pourraient paraître telles, dans le volume même que je viens de lire, et qui montrent que Fénelon n'était pas du tout un évêque selon l'ordination par trop commode de La Harpe, de d'Alembert et de Voltaire. Une partie des lettres nouvelles (et ce ne sont point d'ailleurs les plus intéressantes) sont adressées à M. de Bernières, alors intendant du Hainaut et ensuite de Flandre. Ce M. de Bernières, issu, si je ne me trompe, d'une famille très-liée avec PortRoyal, était homme de bien, d'un bon esprit, et vivait en parfait accord avec l'archevêque de Cambrai. En mars 1700, Fénelon lui écrit pour régler, de concert avec lui, l'observation des lois de l'Église pour le Carême : « Il m'a paru, dit le prélat, que la règle ne se rétablirait jamais, si on ne se hâtait de la renouveler après dix ans de dispense continuelle. La paix est confirmée depuis plus de deux ans; l'hiver est doux; la saison est assez avancée, et on doit avoir plus de légumes que les autres années; la cherté diminue tous les jours. Si nous laissions encore les peuples manger des œufs, il en arriverait une espèce de prescription contre la loi, comme il est arrivé pour le lait, pour le beurre et pour le fromage... » Voilà donc Fénelon évêque tout de bon et dans le plus strict détail, et y attachant de l'importance. Mais tout à côté on retrouve, même -dans ces sortes de détails, le Fénelon de la tradition, le Fénelon

populaire. M. de Bernières, en ce même Carême de 1700, réclamait sans doute pour l'armée certaines dispenses de régime, et Fénelon s'empresse de les accorder aux soldats; mais << il n'y a pas d'apparence, Monsieur, ajoute-t-il, que j'accorde aux officiers, payés par le roi, une dispense que je refuse aux plus pauvres d'entre le peuple. » Ce sentiment d'équité en vue surtout des petits, ce bien du peuple le préoccupe encore visiblement en d'autres endroits; mais ceci ne nous apprendrait rien de nouveau, et je passe aux autres lettres du Recueil.

Il en est quelques-unes adressées à Mme de Maintenon. Fénelon, on le sait, avait été des plus protégés, des plus écoutés et consultés par elle, avant qu'elle eût la faiblesse de l'abandonner. Saint-Simon, dans ses Mémoires, a tellement rendu au vif cette entrée de Fénelon à la Cour, cette initiation dans le petit monde particulier de Mme de Maintenon, des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, cette rapide fortune de l'heureux prélat, sitôt suivie de tant de vicissitudes et de disgrâces, tout ce naufrage d'espérances qui est aujourd'hui une touchante partie de sa gloire, qu'on ne saurait que renvoyer à un tel peintre, et que ce serait profanation de venir toucher à de pareils tableaux, même lorsqu'on peut croire qu'il y a quelques traits hasardés. Saint-Simon était doué d'un double génie qu'on unit rarement à ce degré : il avait reçu de la nature ce don de pénétration et presque d'intuition, ce don de lire dans les esprits et dans les cœurs à travers les physionomies et les visages, et d'y saisir le jeu caché des. motifs et des intentions; il portait, dans cette observation perçante des masques et des acteurs sans nombre qui se pressaient autour de lui, une verve, une ardeur de curiosité qui semble par moments insatiable et presque cruelle : l'anatomiste avide n'est pas plus prompt à ouvrir la poitrine encore palpitante, et à y fouiller en tous sens pour y étaler la plaie cachée. A ce premier don de pénétration instinctive et irrésistible, Saint-Simon en joignait un autre qui ne se trouve pas souvent non plus à ce degré de puissance, et dont le tour hardi le constitue unique en son genre: ce qu'il avait comme arraché avec cette curiosité acharnée, il le rendait par écrit avec le même feu, avec la même ardeur et presque la même fureur de pinceau. La Bruyère aussi a la faculté de l'observation péné

trante et sagace ; il remarque, il découvre toute chose et tout homme autour de lui; il lit avec finesse leurs secrets sur tous ces fronts qui l'environnent; puis rentré chez lui, à loisir, avec délices, avec adresse, avec lenteur, il trace ses portraits, les recommence, les retouche, les caresse, y ajoute trait sur trait jusqu'à ce qu'il les trouve exactement ressemblants. Mais il n'en est pas ainsi de Saint-Simon, qui, après ces journées de Versailles ou de Marly que j'appellerai des débauches d'observation (tant il en avait amassé de copieuses, de contraires et de diverses!), rentre chez lui tout échauffé, et là, plume en main, à bride abattue, sans se reposer, sans se relire et bien avant dans la nuit, couche tout vifs sur le papier, dans leur plénitude et leur confusion naturelle, et à la fois avec une netteté de relief incomparable, les mille personnages qu'il a traversés, les mille originaux qu'il a saisis au passage, qu'il emporte tout palpitants encore, et dont la plupart sont devenus par lui d'immortelles victimes.

Peu s'en faut qu'il n'ait fait aussi de Fénelon une de ses victimes; car, au milieu des charmantes et délicieuses qualités qu'il lui reconnaît, il insiste perpétuellement sur une veine secrète d'ambition qui, au degré où il la suppose, ferait de Fénelon un tout autre homme que ce qu'on aime à le voir en réalité. Sur ce point nous croyons que le tableau du grand peintre doit subir, pour rester vrai, un peu de réduction, et que sa verve s'est donné trop de saillie. Il n'avait pas pénétré et habité à loisir dans toutes les parties de cette âme aimable. Saint-Simon, par les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse, avait connu Fénelon autant qu'on peut connaître un homme à travers ses amis les plus intimes. Directement il l'avait vu très-peu, et il nous en avertit : « Je ne le connaissais que de visage, trop jeune quand il fut exilé. » C'était assez toutefois à un tel peintre qu'une simple vue pour saisir et rendre merveilleusement le charme :

« Ce prélat, dit-il, était un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vu qui y ressemblât, et qui ne se pouvait oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur,

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et ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait effort pour cesser de le regarder... »

Quand on a une fois peint un homme de cette sorte et qu'on l'a montré doué de cette puissance d'attrait, on ne saurait jamais être accusé ensuite de l'avoir calomnié, même lorsqu'on l'aurait méconnu par quelques endroits. C'est d'ailleurs avec Saint-Simon qu'on peut combattre et corriger avantageusement Saint-Simon lui-même. Qu'on lise ce qu'il dit si admirablement du duc de Bourgogne, cet élève chéri de Fénelon, et que le prélat ne cessa de diriger de loin, jusque dans son exil de Cambrai, par le canal des ducs de Beauvilliers et de Chevreuse. Ce jeune prince, que Saint-Simon nous montre si hautain, si fougueux, si terriblement passionné à l'origine, si méprisant pour tous, et de qui il a pu dire : « De la hauteur des cieux il ne regardait les hommes que comme des atomes avec qui il n'avait aucune ressemblance, quels qu'ils fussent; à peine Messieurs ses frères lui paraissaient-ils intermédiaires entre lui et le genre humain; » ce même prince, à une certaine heure, se modifie, se transforme, devient un tout autre homme, pieux, humain, charitable autant qu'éclairé, attentif à ses devoirs, tout entier à sa responsabilité de roi futur; et cet héritier de Louis XIV ose proférer, jusque dans le salon de Marly, ce mot capable d'en faire crouler les voûtes, « qu'un roi est fait pour les sujets et non les sujets pour lui. » Eh bien ! ce prince ainsi présenté par Saint-Simon, et dont la mort lui arrache, à lui l'observateur inexorable, des accents d'éloquence émule et des larmes, qui donc l'avait transformé ainsi ? Laissons la part due à tout ce que vous voudrez reconnaître de mystérieux et d'invisible dans ces opérations du dedans, même à ce qu'on appelle la Grâce; laissons sa part au vénérable duc de Beauvilliers, gouverneur excellent; mais, entre les instruments humains, à qui donc fera-t-on plus large part qu'à Fénelon, à celui qui, de près comme de loin, ne cessa d'influer directement sur son élève, de lui inculquer, de lui insinuer cette maxime de père de la patrie, « qu'un roi est fait pour le peuple, » et tout ce qui en dépend?

Nous en savons maintenant là-dessus, à certains égards, plus que n'en savait Saint-Simon : nous avons les lettres confi

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