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(ce qui déplaisait fort à la naïve jeune fille), caracoler à la portière de sa voiture.

Si Salvador avait fait à Mme de Neuville l'aveu des sentiments qu'elle paraissait lui avoir inspirés, elle aurait pu sans doute lui témoigner son mécontentement d'une manière qui lui aurait enlevé l'espérance de voir réussir ses tentatives; mais il n'en était pas ainsi. Le marquis se montrait empressé, galant, sans jamais cesser d'être parfaitement convenable; il laissait à ses yeux le soin d'exprimer ce que sa bouche n'osait dire, de sorte que les lois de la bonne compagnie imposaient à Lucie l'obligation d'agréer des hommages qu'elle ne pouvait refuser sans avoir l'air de se douter de leur véritable caractère.

Ce n'était donc que pour fuir Salvador que la comtesse de Neuville s'était déterminée, au moment où elle avait acquis la certitude que l'absence de son mari devait se prolonger, à aller passer toute la belle saison à la campagne de Mme de Villerbanne; elle ne se doutait pas, hélas! que ce n'est pas aux champs, à l'ombre des vieux chênes, sur les bords du ruisseau qui coule en murmurant entre deux rives fleuries, qu'il faut aller chercher le remède aux maux que l'on éprouve lorsque l'on a dans le cœur un

amour que l'on veut absolument en arracher. Il ne restera bientôt plus en France de châteaux semblables à celui de la famille de Villerbanne; le marteau des spéculateurs achève chaque jour l'ouvrage commencé par les démolisseurs de notre première révolution, et c'est vraiment grand dommage: car ce ne sont pas les chétives constructions de notre époque qui nous feront oublier ces vastes et magnifiques demeures qui nous paraissent avoir été bâties par et pour des géants; aussi, lorsque nos pérégrinations nous conduisent devant un de ces manoirs auxquels on peut appliquer ce vers de Delille:

Sa masse indestructible a fatigué le temps,

ce n'est pas sans éprouver un bien vif plaisir que nous nous découvrons devant ce vieux représentant de siècles qui, soit dit en passant, valaient au moins le nôtre.

Saluons donc le vieux château de Villerbanne, dont nous venons d'apercevoir les hautes murailles grises percées de fenêtres en ogive, et les deux tourelles surmontées de girouettes criardes, au bout de cette longue avenue de chênes séculaires. Après avoir admiré ce bel édifiee, qui est

situé sur les bords de la Seine, entre Montereaufault-Yonne et Sens, et qui domine le paysage le plus pittoresque, le plus animé qu'il soit possible d'imaginer, nous comprendrons difficilement d'abord que la marquise préfère le séjour de son hôtel à celui de cette antique demeure de ses nobles aïeux; mais si nous voulons bien réfléchir quelques instants, l'antipathie de la vieille dame nous paraîtra toute naturelle le château n'est plus ce qu'il était encore lorsqu'elle fut forcée de quitter la France; ses fossés ont été comblés, une grille est à la place du pontlevis, levé jadis chaque soir à la tombée de la nuit; il a fallu remplacer les vieux vitraux armoriés de la chapelle; les livres de la bibliothèque et les portraits de famille qui garnissaient la grande galerie et la salle d'armes, ont servi à alimenter un immense bûcher autour duquel ont dansé de stupides paysans; aussi la vue de son château lui rappelait-elle toujours de tristes souvenirs, et il avait fallu toute l'amitié qu'elle portait à sa nièce pour la déterminer à venir encore une fois s'y renfermer plusieurs mois.

Lucie et Laure aimaient infiniment la campagne; aussi est-ce avec plaisir qu'elles s'étaient mises en route pour le château de Villerbanne,

qu'elles habitaient depuis environ un mois, lorsque la marquise, qui cherchait tous les moyens d'être agréable à ses deux commensales, leur demanda un matin, après le déjeuner, si la vie de recluses qu'elles menaient ne commençait pas à les ennuyer un peu.

Mais non, chère tante, répondit Lucie : n'avons-nous pas ici tout ce qui peut charmer notre vie de beaux ombrages, des livres, de la musique, tout ce qu'il faut pour peindre, et des sites charmants à étudier?

:

Ah! voilà beaucoup de choses, sans doute; mais ne trouvez-vous pas qu'il est fort ennuyeux de faire de la musique seulement pour les échos d'alentour, et de ne pouvoir montrer à personne les jolis dessins que l'on a faits?

Sans doute, dit Laure en soupirant; mais il faut bien savoir se passer de ce que l'on n'a pas; ce château est si éloigné de Paris, qu'il est probable que nous n'y recevrons pas de visites!

Allons, allons, ne vous désespérez pas, dit la marquise de Villerbanne en frappant un petit coup sur les joues rosées de Laure, ne vous désespérez pas, je vous ménage une surprise dont vous ne screz pas mécontente. »

La marquise, malgré les instances de Lucie et de Laure, dont ce qu'elle venait de dire avait éveillé la curiosité, ne voulut pas s'expliquer plus clairement; elle quitta les deux amies en les engageant à prendre patience.

<Quelle est donc cette surprise que ma tante nous ménage? dit Lucie lorsqu'elle fut seule avec Laure.

- Mais, ne le devines-tu pas ? répondit celleci; Mme de Villerbanne, malgré l'amitié qu'elle nous porte, s'ennuie d'être seule avec nous, et cela se conçoit : elle ne peut pas comme nous aller, venir, courir dans les champs, dans le parc, aller à la ferme; aussi je parie qu'elle veut donner ici quelque fête brillante, afin d'y faire venir sa société de Paris.

- Crois-tu cela? › s'écria Lucie de l'air le plus alarmé qu'il soit possible d'imaginer. Laure ne put s'empêcher de sourire.

Eh! bon Dieu! dit-elle, tu as vraiment tort de t'alarmer; il est certain que ni M. le marquis de Pourrières, ni M. le vicomte de Lussan, ne seront invités; on ne reçoit, à la campagne, que ses amis intimes et ses voisins, et ces messieurs ne sont, grâce à Dieu, que de simples connaissances de ta tante.

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