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Corneille. Jamais il n'a été plus souple, plus varié, plus vif; et cela sans rien perdre de sa force et de sa concision. Car de cette trame serrée se détachent aussi, à chaque instant solennel, de ces vers grondants qui auraient mérité de résonner sous le masque de la Muse grecque. Jamais non plus vous ne rencontrerez des dialogues plus pathétiques, où les ripostes se croisent avec une dialectique plus ardente, et un mouvement plus rapide. Toutes les notes se combinent dans cette langue agissante, où tout est nerf et substance. Elle sait gémir et vibrer, soupirer et retentir, monter et descendre. Nous en aimons jusqu'aux familiarités censurées par Voltaire; elles nous semblent une grâce de plus, parce qu'elles communiquent au sublime un air de souverain naturel, et produisent de charmants effets de contraste. A peine pourrait-on relever, dans le détail, quelques taches' qu'il ne faut pas imputer au poëte: car il a dû payer tribut au vocabulaire du jour. Des formes signalées comme des fautes dans les notes de Voltaire étaient trop autorisées par la coutume pour qu'on les censure3. N'écoutons pas davantage de vaines chicanes contre des inversions qui, donnant à l'idée plus de prestesse, remplacent par la syntaxe de la passion et de l'imagination la logique trop rigoureuse de la prose". Au lieu de nous attarder à ces minuties, louons plutôt comme une heureuse innovation ces strophes de Polyeucte, qui préludent

1. Lisez entre autres la scène iv de l'acte II, la scène II du IV acte.

2.

Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort!

3. Tel est l'emploi de la préposition de dans ce vers :

Il traitoit de mépris les dieux qu'il invoquoit. (Acte III, scène 11). Ce tour avait l'avantage d'être fort clair, et plus rapide que ne serait aujour d'hui avec mépris. Il en est ainsi de la préposition à dans cet exemple :

A punir les chrétiens son ordre est rigoureux.

c'est un équivalent de pour.

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1 Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule.

5. Elles ont leurs précédents lyriques dans le theâtre espagnol et chez les grecs. Le Cid en offrait déjà le premier essai.

aux chœurs dont l'éloquence se déploiera dans Esther et Athalie. Cet essor lyrique est ici d'une convenance parfaite. Au moment où le héros va livrer son dernier combat, il est naturel que son âme se recueille, seule en face de Dieu, pour implorer la force qui assurera la victoire. Cette crise solitaire de la conscience appelait un monologue, et l'alexandrin serait trop calme pour l'effusion du sentiment qui déborde. De là ces stances dont l'austérité claustrale est d'un à-propos frappant.

En résumé, par la régularité de son ordonnance, par des bienséances délicates qui deviennent sublimes, par une onction secrète qui me semble préférable au faste des vertus romaines, par un héroïsme où la nature et la grâce, l'humain et le divin se confondent, un tel chef-d'œuvre justifie ce jugement de Fontenelle: « Je crois qu'après avoir atteint jusqu'à Cinna, Corneille s'est élevé jusqu'à Polyeucte, au-dessus duquel il n'y a rien1. »

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Prédilection de Corneille pour Lucain. Dans l'Art poétique de Boileau se rencontre l'allusion

Tel excelle à rimer qui juge sottement;

que voici :

Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la Ville,
Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile.

Si ce trait satirique s'adresse à Corneille, Boileau se trompe. Car l'auteur de Pompée distingua Lucain de Virgile, puisqu'il préféra toujours l'un à l'autre, comme le

1. L'hôtel de Rambouillet qui méconnut ce mérite était digne d'admirer les sermons et les sonnets de l'abbé Cotin.

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dit expressément l'évêque d'Avranches, Huet, dans un passage des Origines de Caen, où, parlant de Malherbe, il écrit: << S'il n'a pas su discerner la belle poésie, ce défaut lui fut commun avec d'autres grands poètes: Corneille en effet m'a avoué, non sans quelque honte, qu'il préféroit Lucain à Virgile. >> Du reste, ce goût datait de sa jeunesse. Ne se plaisait-il pas à rappeler qu'il obtint un prix de rhétorique pour avoir traduit en vers une page de la Pharsale? Or cette prédilection ne lui sembla jamais une sottise, quoi qu'en dise Boileau. Car il s'en fit gloire, et non pas honte, dans l'Avis au lecteur qui précède sa tragédie1. Indiquant les sources auxquelles il a puisé, il offre à Lucain ce cordial hommage de reconnaissance : « Sa lecture m'a rendu si amoureux de la force de ses pensées, et de la majesté de son raisonnement, qu'afin d'en enrichir notre langue j'ai fait cet effort pour réduire en poëme dramatique ce qu'il a traité en épique. Tu trouveras ici cent ou deux cents vers traduits ou imités de lui. J'ai tâché de le suivre dans le reste, et de prendre son caractère, quand son exemple m'a manqué. Si je suis demeuré bien loin derrière, tu en jugeras. » Ailleurs, il s'applaudissait ainsi d'avoir heureusement rivalisé avec son modèle: « J'ai fait Pompée pour satisfaire à ceux qui ne trouvoient pas les vers de Polyeucte si puissants que ceux de Cinna, et leur montrer que j'en saurois bien retrouver la pompe, quand le sujet le pourroit souffrir. »

Ses devanciers.

Cependant, l'idée d'emprunter un drame au poème qu'il admirait ne lui vint pas directement de la Pharsale; elle lui fut suggérée par le souvenir encore récent d'une tragédie composée sur la Mort de Pompée, en 1638. Son auteur, nommé Chaulmer2, n'avait

1. Nous lisons encore dans l'Epître qui accompagne le Menteur: « J'ai cru que, nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'étoit permis de trafiquer en Espagne. Si cette sorte de commerce étoit un crime, il y a longtemps que j'en serois coupable, je ne dis pas seulement pour le Cid où je me suis aidé de D. Guillen de Castro, mais aussi pour Médée et pour Pompée même, où, pensant me fortifier du secours de deux Latins, j'ai pris celui de deux Espagnols, Sénèque et Lucain étant tous deux de Cordoue. »

2. Il composa une traduction abrégée des Annales de Baronius. Il dédia sa tragédie

pas eu d'autre mérite que de justifier son titre en attribuant le principal rôle à la victime de Ptolémée, et de substituer à l'unique discours de Photin conseillant le crime une délibération qui put inspirer à Corneille le motif de sa première scène. Nous devons mentionner aussi une pièce publiée par Garnier, en 1574, sous le titre de Cornélie; mais c'est à peine si deux ou trois vers de Corneille attestent une réminiscence lointaine de cette œuvre médiocre1. Oublions donc ces obscurs devanciers; car ils n'ont aucun droit sur une tragédie originale entre toutes2.

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Pompée, le principal héros, est invisible. C'était une conception hardie jusqu'à la témérité que de fonder

à Richelieu. Elle fut jouée par la troupe du Marais. Pompée n'est tué qu'au cinquième acte; le plan est donc tout différent.

1. Dans ce vers de Corneille :

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Or, on peut signaler la même pensée dans ces vers de Corneille:

O soupirs! ô respect! ô qu'il est doux de plaindre
Le sort d'un ennemi, quand il n'est plus à craindre!

2. Composée dans le même hiver que le Menteur, la Mort de Pompée fut probablement représentée en 1641, au théâtre du Marais, puis au Palais-Royal, par la troupe de Molière qui, en 1663, joua le rôle de César, comme le prouve un passage de l'Impromptu de l'hôtel de Condé. Un marquis dit, en parlant de Molière :

Il est vrai qu'il recite avecque beaucoup d'art,
Témoin dedans Pompée, alors qu'il fait César.

L'édition princeps parut en 1644, avec dédicace au cardinal de Mazarin, et deux pièces de vers où Corneille le remercie d'une gratification.

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un drame sur la mémoire d'un héros invisible qui n'en devient pas moins l'âme de l'action; car il la remplit tout entière de sa présence, comme s'il vivait encore, et agissait sous nos yeux. Oui, l'ombre du grand Pompée semble ici planer sur chaque scène 1. Au premier acte, nous assistons au conseil d'État qui décidera de sa mort; au cinquième, nous voyons entre les mains de Cornélie l'urne qui contient ses cendres. C'est la seule apparition qui nous montre le vaincu de Pharsale; et cependant, tous les incidents de la pièce se rattachent à l'assassinat dont nous ne sommes pas même les témoins 2. Non seulement il survit dans la mâle figure de sa veuve, dans l'expression touchante et fière de son deuil, dans les serments de sa vengeance conjugale; mais il inspire des regrets à Cléopâtre, et à César même qui honore de ses larmes l'infortune de son ennemi. C'est pour l'apaisement de ses mânes que périt l'infâme Ptolémée, et des menaces d'éclatantes représailles terminent par la perspective d'une revanche cette oraison funèbre dont la mélancolie égale la majesté.

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L'action manque de centre. L'intérêt n'est donc point ici dans l'intrigue amoureuse qu'imposait à Corneille le tour d'esprit contemporain, mais dans les sentiments de pitié qu'excite en nous le spectacle d'une catastrophe digne d'une éternel souvenir. Toutefois, il faut bien le dire si le cadre est grandiose, on hésite à voir une tragédie dans ce tableau dont les épisodes manquent de lien et de centre. Nous cherchons le sujet, sans être sûrs de le rencontrer. Est-ce la mort de Pompée? Non: car ce meurtre a lieu dès le commencement du second acte. Est-ce la vengeance de cette mort? On pourrait le croire. Mais cependant, si Ptolémée succombe, c'est pour avoir voulu faire subir à César le même sort qu'à Pompée. Il est donc puni de cette perfidie plus que de l'autre, et il périt dans un combat où le sort des armes favorise encore le maître

1. Comme dit Lucain, devant nous se dresse l'ombre d'un grand nom: stat magni nominis umbra.

2. Sophocle a fait de la sépulture d'Ajax l'intérêt de sa tragédie d'Ajax, au moins dans les dernières scènes.

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