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ou de perte de colis, l'expéditeur ne savait à qui s'en prendre. C'est donc à la demande du public lui-même qu'on est arrivé aux grands réseaux, et si grands qu'ils soient, les inconvénients qu'on avait voulu éviter se font encore sentir à leurs limites. Il y a des temps d'arrêt inutiles imposés aux voyageurs, toutes les fois qu'ils changent de compagnie, temps d'arrêt qui souvent n'ont d'autre but que de leur faire suivre une ligne plutôt qu'une autre. M. Dupuit ne pense donc pas qu'on revienne jamais aux petites concessions, il faut accepter les choses telles qu'elles sont. (Voir plus haut l'observation de M. Courtois).

On a dit aussi que le contrôle de la presse manquerait à l'État, et que de même qu'il sait lui imposer silence sur certains sujets, il saurait bien l'empêcher de s'occuper de l'exploitation des chemins de fer. M. Dupuit fait remarquer que c'est là un fait passager: on a eu la liberté de la presse, on l'aura probablement de nouveau, tandis que, il faut bien le dire, sous tous les régimes, le contrôle de la presse a manqué aux compagnies. Il faut donc bien admettre que la critique de l'État par la presse est possible, puisqu'elle a eu lieu, tandis que celle des compagnies ne l'est pas, puisqu'on ne l'a jamais vue s'exercer d'une manière sérieuse, sous aucun régime.

Quant à la difficulté de se faire rendre justice par l'État, qui serait juge et partie, elle ne serait peut-être pas plus grande qu'elle ne l'est dans le système des compagnies. Les travaux publics donnent lieu à une foule de contestations pécuniaires, entre l'État et les entrepreneurs. Or, ces derniers, savent parfaitement se faire rendre justice devant les tribunaux administratifs, qui, dans ces affaires, tiennent toujours une balance égale entre les intérêts de l'État et ceux des particuliers, et si elle penche quelquefois, c'est plutôt en faveur de ces derniers. Ce n'est donc pas là une difficulté.

M. Dupuit fait observer que l'exploitation des postes fournit un spécimen de ce que l'État pourrait faire pour celle des chemins de fer. Sans doute cette exploitation n'est pas parfaite, cependant elle lui parait plus satisfaisante que celle des chemins de fer par les compagnies. Il lui semble qu'elle excite moins de plaintes, moins de réclamations de la part du public.

Non-seulement son service s'améliore tous les jours, mais l'État a opéré dans ses tarifs une grande réforme qu'on n'aurait certainement pas obtenu d'une compagnie exploitante, car cette réforme a été, pendant bien des années, onéreuse à ses intérêts. C'est surtout à ce point de vue que l'exploitation par l'État pourrait avoir des avantages.

En présentant ces considérations, M. Dupuit avoue cependant qu'il n'a pas sur ce sujet une conviction bien arrêtée. Comme l'a dit avec raison M. Baudrillart, on sent bien plus vivement les inconvénients du système expérimenté que de celui qui ne l'est pas. Ce n'est qu'avec ré

pugnance que M. Dupuit accepte l'intervention de l'État dans l'industrie; il serait heureux qu'on trouvât un moyen d'enlever à l'exploitation des compagnies quelques-uns de leurs inconvénients, et qui tiennent à ce qu'elles ont en main un monopole; il voudrait leur donner le stimulant de la concurrence. Il voudrait qu'il fût permis à d'autres compagnies d'établir des chemins parallèles là où elles trouveraient intérêt à le faire. Bien entendu qu'on s'assurerait par des cautionnements préalables que ces compagnies sont sérieuses et en mesure d'exécuter leurs entreprises. Du jour où l'exploitation des chemins de fer sera soumise à la loi de la concurrence, il n'y aura pas plus de motif pour que l'État s'en charge, qu'il n'y en avait autrefois pour qu'il se chargeât du roulage et des messageries.

M. HENRY DONIOL pense qu'il y a un système par lequel pourrait être résolu l'embarras où M. Dupuit avoue que son esprit se trouve après la conversation qui vient d'avoir lieu. Il est, autant que M. Lamé Fleury, partisan de l'Etat; en même temps il s'associe à tout ce qui a été exprimé de favorable aux compagnies, et il reconnaît la vérité des critiques qu'on leur a faites. Mais il croit que, somme toute, le bien se partage entre les compagnies et l'État, et qu'on doit emprunter à tous deux pour arriver à quelque chose de meilleur que ce qui existe. Dans la question, l'État lui paraît avoir cette grande valeur, de représenter le principe capital, le principe du maximum de circulation auquel il conviendra dans peu d'avoir égard par-dessus tout, et que l'État seul peut efficacement faire prédominer. Les compagnies, elles, en ont un tout différent, celui du maximum de rendement, et il est, dans leurs mains, assez contraire à l'autre, on l'a souvent fait voir. Dans un article étendu du Journal des Économistes notamment, M. Lamé Fleury a rendu cette vérité très-palpable. On ne saurait néanmoins refuser aux compagnies un mérite considérable quoique transitoire. Elles font l'éducation du pays en matière de circulation publique, et elles la font en servant d'une manière convenable ses intérêts de circulation. Il serait aisé d'ajouter plus d'une critique, plus d'une accusation, si l'on veut, à tout ce qui a été formulé contre elles; mais tout considéré et mis en balance : les besoins de la circulation et ses conditions présentes, les désirs ou les plaintes qui se manifestent et les efforts qui se produisent, on verra qu'en définitive les intérêts sont servis par les compagnies dans une moyenne satisfaisante et qui s'élève constamment. D'un autre côté, c'est une exagération que de toujours reprocher à l'État une prétendue inaptitude à desservir les besoins publics comparativement à l'initiative privée.

On a cité tout à l'heure, avec raison, le service de la poste aux lettres en réponse à cette critique. Il n'y a pas d'entreprise privée, en effet, qui

se pliåt mieux que cette administration de l'État ne le fait chaque jour à la demande des particuliers; probablement même, peu le feraient aussi bien, obéiraient aussi vite, sur tant de points à la fois du territoire, en tant de manières diverses, aux fréquentes modifications et aux complications continuelles de cette demande. On peut dire, bien plus, que dans beaucoup de ses détails, le service est très en avance sur les besoins des particuliers, tout au moins sur la notion que les particuliers ont de leurs besoins. Et cela, on peut le dire d'autres services publics encore que de celui de la poste aux lettres d'une façon générale, je ne crois pas me tromper beaucoup en l'attribuant à l'inertie, à l'indolence des particuliers, vis-à-vis des services publics, tout autant qu'à une inaptitude native de l'État.

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas à l'État que M. Doniol voudrait confier le détail du service de la circulation publique. L'État, en matière de services publics de toute sorte, ne doit que suppléer les particuliers, non les remplacer; à lui de créer ce qu'ils sont impuissants à faire, non de faire à leur place ce qui est propre à former leur richesse en alimentant leur activité. L'État, dans le service de la circulation publique n'a qu'un rôle à remplir, c'est de procurer ce maximum de circulation qui en a été donné tout à l'heure comme le but souverain. C'est là une de ces choses dont nulle initiative individuelle ne serait capable, et pour lesquelles l'État existe essentiellement. Dans ce but, les chemins de fer et toutes voies de circulation d'un usage non libre par leur nature même doivent appartenir à l'État. Mais, dans le but non moindre de laisser, et M. Doniol dirait volontiers de procurer aux individus la plus grande somme d'activité possible, il convient que ce soient les particuliers qui exploitent la circulation. L'État, propriétaire des chemins de fer, affermant par adjudication publique leur exploitation à des particuliers, sous les conditions de tarifs nécessaires pour le maximum de circulation, tel est donc le système qui, dans la pensée de M. Doniol, serait le meilleur et qui lui paraîtrait donner la solution demandée par M. Dupuit; et c'est quand on se fixe à ce système qu'on reconnaît surtout la grande utilité dont auront été les compagnies, malgré leurs défauts, pour l'éducation publique. Il n'est pas douteux que, grâce à elles, l'État ne soit parfaitement instruit, à cette heure, de tout ce qu'il lui importe de savoir en matière de circulation publique pour rédiger ses cahiers de charges de la manière la plus avantageuse à la société; il est certain aussi que des compagnies exploitantes, parfaitement en état de se rendre l'exploitation fructueuse, sont prêtes à sortir du sein des grandes compagnies actuelles, comme d'une grande école pratique.

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M. TORRES-CAÏCEDO, est partisan de la libre concurrence; mais il se voit obligé de reconnaître que certaines entreprises ont forcément le caractère

de monopole (de ce nombre, l'éclairage au gaz, les chemins de fer, etc.), et que dans ce cas la liberté ne peut consister dans le laisser-faire absolu qui exclurait toute police et toute responsabilité. Dans toute entreprise de transport, l'économie politique doit avoir en vue, non-seulement la célérité et le bon marché, mais aussi et par-dessus tout la sûreté individuelle.

Or, aux États-Unis d'Amérique, la libre concurrence, dans la plupart des entreprises règne sans frein, aveuglément, sans règlements de police, sans loi de responsabilité. En 1854, M. Torrès-Caïcedo allait de NewYork à Philadelphie. Une portion de chemin de fer se trouvait dans un très-mauvais état ; les entrepreneurs, pour ne pas interrompre le service, avaient jeté des madriers de bois sur un sol mal apiani, et sur ces madriers ils avaient placé des rails mal ajustés qui s'agitaient sous le poids des wagons. Pendant le voyage, quelques wagons de bagages déraillèrent et se détachèrent du train. D'un côté il y avait un précipice, de l'autre une rivière les wagons détachés prirent le chemin de la rivière, et M. Torrès-Caïcedo arriva à Philadelphie sans bagages, sans argent et sans effets. A qui se plaindre? On ne pouvait intenter aucune action devant les tribunaux, car en ce pays chaque individu doit savoir ce qu'il fait avant de rien entreprendre. Il doit savoir s'il lui convient de voyager par un train passant sur des rails mal placés; et si la nécessité l'oblige à voyager, tant pis pour lui!

Dans la navigation du Mississipi on sait parfaitement à quoi sont exposés les passagers. En 1852, M. Torrès-Caïcedo voyageait par ce fleuve. Nous étions, dit-il, deux cents passagers. Il se trouvait dans nos eaux un autre vapeur suivant la même direction que nous; les deux capitaines voulurent parier à qui irait le plus vite; on força la vapeur. Nous protestions contre ce pari, car le résultat probable était que navire et passagers sauteraient. Le capitaine répondit qu'il était maître absolu à bord. Nous allions sans doute éprouver un triste sort, quand pour notre bonheur, mais malheureusement pour les passagers de l'autre navire nos compagnons de danger, ses chaudières firent explosion. Trois cents personnes périrent, mais le capitaine resta sauf. Les parents des victimes eurent beau réclamer, personne ne les écouta.

Il s'établit en 1854 diverses compagnies de bateaux d'Aspinwall à New-York. Le prix du passage nécessaire pour payer l'intérêt du capital employé dans chaque entreprise était de 400 fr. Mais chaque directeur voulant ruiner ses concurrents; l'un disait au lieu de 400 fr. je n'en prends que 200; un autre ne demandait que 50 fr.; il y en eut même un qui offrit le passage gratis en faisant boire le champagne à bord. Une compagnie se ruina et les autres se virent obligés de se fusionner. Mais en attendant qu'était-il arrivé? Les navires étaient chargés de passagers

et faisaient quelquefois trois pieds d'eau au départ, et plus d'une fois bateau et passagers disparurent dans les flots.

M. JOSEPH GARNIER ne voit pas, dans les faits pittoresques que vient de rapporter M. Torrès-Caïcedo, un argument contre la libre concurrence ils prouvent qu'aux États-Unis la liberté n'est pas complète, c'est-à-dire que la sécurité n'est pas suffisamment garantie et que la responsabilité, corollaire indispensable de la liberté, n'est pas suffisamment établie par le législateur. C'est là un état de choses à demi barbare, que le perfectionnement de la législation fera disparaître. Dans les cas cités par M. Torrès-Caïcedo, la baisse des prix et la distribution du champagne étaient parfaitement licites; mais ce qui ne l'était pas, c'était l'imprudence des capitaines ou chefs de train, qui aurait dû entraîner des peines à subir par eux, ou des dommages et intérêts à payer par leurs compagnies.

M. LEVASSEUR, professeur au Collége Napoléon, croit aussi qu'on aurait bien tort d'imputer à la liberté des fautes dont elle est bien innocente, il craint que M. Torrès-Caïcedo n'ait pris la victime pour le criminel. S'il est vrai que les capitaines américains fassent sauter leurs voyageurs, sans que personne ait le droit de s'en plaindre; si M. Torrès a été rançonné ou dévalisé, il faut voir dans ce fait une oppression, et réclamer au nom de la liberté. M. Torrès se sentait-il libre lorsqu'il était lésé dans sa personne et dans ses biens sans pouvoir obtenir raison de cette violence? La vraie liberté, la seule que reconnaissent la science et le bon sens, c'est la liberté de tous, c'est-à-dire le respect des droits de chacun et cette liberté-là marche toujours accompagnée de la responsabilité de l'homme qui agit et du droit de revendication de la part de celui qui est opprimé. L'oppression par le plus fort, c'est la barbarie; le rôle de l'État consiste justement à la réprimer ou plutôt à la prévenir, et la nation la plus civilisée est celle qui sait mieux faire respecter la liberté de ses citoyens.

:

I

La même difficulté se présentait sous une autre forme dans la question proposée par Jules Duval, en ces termes : « L'existence des grandes compagnies avec monopole est-elle compatible avec les doctrines de l'économie politique? Si oui, comment doit être modifié le principe de la libre concurrence? >>

M. JULES DUVAL explique ainsi l'origine et la portée de la question qu'il a posée :

En étudiant l'économie politique dans les livres, il y a trouvé que la

2 SERIE. T. XXXIII.

15 janvier 1862.

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