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libre concurrence est le ressort de toute activité et le principe de tout progrès, tant pour la qualité que pour le bon marché. En étudiant l'économie politique dans les faits, il voit, au contraire, se multiplier des priviléges, des monopoles, des faveurs légales ou des subventions officielles. Pour ne citer que des exemples bien éclatants, il indique les institutions de crédit (Banque de France, Crédit foncier, Crédit agricole, Crédit industriel, Crédit mobilier, etc.), les moyens de transport (chemins de fer, paquebots pour dépêches, omnibus, etc.). Frappé de ce contraste entre la doctrine et les réalités, il en recherche les causes, et il lui en coûte de ne voir que des égarements de l'esprit humain dans des institutions qui se trouvent dans les pays les plus civilisés et les plus libéraux.

Ce qui ajoute aux perplexités de M. Duval, c'est de voir des hommes qui sont parmi les plus éminents par leur compétence économique, prendre un rôle dans ces institutions, non pas comme rouages passifs et secondaires, mais comme promoteurs, directeurs, administrateurs. Croyant à leur conscience autant qu'à leur science, il en conclut, non qu'ils sont infidèles à leurs convictions, mais qu'ils obéissent, sciemment ou à leur insu, à quelque principe scientifique autre que la concurrence, resté jusqu'à ce jour à l'état latent. Quel est ce principe? C'est l'éclaircissement que M. Duval demande à ses collègues, tout en soupçonnant que ce principe consiste dans une certaine harmonie à établir entre l'intérêt privé et l'intérêt public, par le libre accord des entrepreneurs d'industrie avec l'État, même au détriment de la libre

concurrence.

M. JOSEPH GARNIER répond qu'il n'y a pas d'autre principe rationnel, scientifique, que la libre concurrence, le seul dont l'application soit favorable au progrès et profitable à tous. Que si M. Duval voit encore des institutions, des entreprises en dehors de ce principe, dans les pays les plus libéraux, cela tient uniquement à ce que ces pays ne sont pas aussi libéraux qu'ils paraissent l'être et qu'ils sont appelés à le devenir par l'action du progrès des mœurs et des idées économiques. En attendant que les pouvoirs publics cessent de constituer des monopoles, les économistes ont, comme tout le monde, le droit d'y participer sans trahir leur conscience. Ils n'agissent d'une manière répréhensible que lorsque, sous l'influence de leur position ou de leur intérêt, ils soutiennent des opinions contraires aux principes scientifiques auxquels ils ont adhéré.

M. DE LAVERGNE, membre de l'Institut, croit que M. Joseph Garnier va un peu trop loin en exaltant sans restriction le principe de la libre concurrence. Ce principe est le plus sûre et le plus fécond, mais il doit

trouver une limite dans le droit de surveillance et de police des pouvoirs publics, limite qui varie suivant les temps, les lieux et les mœurs. Il y a un certain degré de réglementation, et même de privilége, qui peut être nécessaire, dans un moment donné, pour réunir des capitaux. En Angleterre, il n'est pas permis au premier venu de faire une entreprise de chemins de fer, il faut un bill du Parlement; ces bills accordent un privilége en y mettant des conditions dans l'intérêt public. On pourrait aisément multiplier ces exemples. Voilà pourquoi des économistes peuvent faire partie de compagnies privilégiés sans manquer à leurs principes. M. de Lavergne ne parle pas pour lui, il ne fait partie d'aucune compagnie; il a été quelque temps administrateur du Crédit foncier, il a donné sa démission.

Mais si le privilége est quelquefois utile sous des conditions déterminées, rien n'est plus facile que d'en abuser. Il ne faut jamais perdre de vue le principe suprême de la libre concurrence, on doit y rentrer dès qu'on peut. Il y a tel degré de monopole absolument incompatible avec l'économie politique: tout économiste digne de ce nom doit s'abstenir d'y prendre part. Le moment où leur privilége cesse d'ètre légitime pour devenir abusif n'a pas besoin d'être défini, il se sent parfaitement. Il peut même arriver que le monopole prenne de telles proportions que les économistes soient amenés, malgré leur répugnance, à préférer la gestion pure et simple de l'État à un régime qui donne encore moins de garantie aux intérêts généraux.

M. DUPUIT fait observer que M. Duval oublie dans son argumentation une distinction essentielle. Les institutions de crédit, dont il vient de parler, sont des monopoles artificiels, créés par les lois, tandis que les chemins de fer sont des monopoles naturels. Il ne dépend pas de la loi que l'exploitation d'un chemin de fer soit un monopole, cela tient à la nature des choses. La Banque de France, le Crédit foncier, etc., sont au contraire des monopoles, parce que la loi l'a voulu ainsi. A l'égard des monopoles artificiels, le remède est facile à trouveret les économistes sont en général d'accord sur ce point; mais que faire à l'égard des monopoles naturels ? M. Dupuit a surtout parlé des chemins de fer, parce que de tous les monopoles naturels c'est aujourd'hui le plus important; mais la même difficulté se rencontre dans l'industrie du gaz, dans les distributions d'eau, dans les télégraphes, etc., etc. Il y a là des circonstances particulières qui limitent forcément la concurrence.

Quand l'éclairage des villes se faisait à l'huile, la concurrence était illimitée; mais quand le gaz est venu et a exigé que des tuyaux fussent posés sous le sol de la voie publique, l'éclairage public est devenu forcément un monopole. Les progrès de certaines industries en changent souvent la nature, et on est obligé d'accepter les conséquences de

leur mode d'exploitation. Il ne faut pas confondre le monopole naturel et inévitable avec le monople artificiel qui est presque toujours un abus. Le monopole des omnibus, par exemple, n'est pas un monopole naturel. Pourquoi empêcher le premier venu, qui a de quoi acheter une voiture et des chevaux, d'offrir ses services au public sur la voie publique, en se conformant aux règlements de police? Il est évident que le nombre des voitures se proportionnerait partout aux besoins du public et que le prix des places serait parfaitement réglé par la concurrence. Il est évident encore que le cocher et le conducteur n'étant plus les fonctionnaires d'une grande industrie, peu intéressés à ménager ses intérêts, mais de simples associés, apporteraient dans l'exploitation de l'industrie toute l'économie dont elle est susceptible. La supériorité de ce système a été démontrée à Londres où une grande compagnie s'est formée à l'instar de celle de Paris. Mais là, comme elle n'avait pas le privilége, elle a dù succomber dans la lutte avec l'industrie individuelle.

Les inconvénients des monopoles artificiels sont faciles à détruire, il n'y a qu'à supprimer les monopoles eux-mêmes. Ce remède ne peut être appliqué aux monopoles naturels. La question de M. Jules Duval n'a donc pas d'analogie avec celle de l'exploitation des chemins de fer et de quelques autres industries qui ne se prêtent pas à la concurrence.

M. JULES DUVAL est d'avis que la distinction que M. Dupuit vient d'établir entre les monopoles artificiels et les monopols naturels peut avancer beaucoup le débat. Sans admettre que toutes les institutions privilégiées de crédit ne soient que des abus et des artifices, il s'en tiendra aux trois monopoles naturels que M. Dupuit reconnaît: les chemins de fer, l'éclairage au gaz, les fournitures d'eau dans les villes. Ils ne se rattachent pas à la police de la liberté industrielle, dont parlait tout à l'heure M. de Lavergne, car ils en sont la négation expresse. Cependant ils ne dérivent d'aucune impossibilité matérielle de concurrence entre les deux termes extrêmes d'une voie ferrée on peut toujours établir plusieurs trains. Pour le gaz et pour l'eau, une ville peut être répartie entre divers quartiers et divers compagnies, ce qui n'est pas sans exemple. Le monopole ne peut invoquer que ses avantages manifestés par la concurrence. Celle-ci, en effet, en multipliant les entreprises, multiplierait les frais généraux d'établissement, d'administration, d'instruction, de surveillance, de fiscalité, que, sous une forme ou une autre, le public devrait rembourser. L'abaissement des prix par la concurrence risquerait fort de n'être que fictif, frauduleux ou transitoire. C'est par de tels motifs que le monopole a paru, en ce cas, légitime et meilleur que la concurrence.

Or, ces faits, s'ils ne sont pas des fautes, doivent trouver place dans la science. Il ne suffit pas de dire que ce sont des exceptions: malheur aux

théories qui n'expliquent pas les exceptions! Elles sont à refaire. Telle parait à M. Jules Duval la doctrine de la libre concurrence, puisqu'elle exclut des priviléges et des monopoles reconnus nécessaires ou du moins très-avantageux au public. Aussi, pour son compte particulier, préfèret-il cette formule-ci plus compréhensive: Libre et harmonique essor des forces, qui tempère la rivalité par l'harmonie. La concurrence se trouve ainsi ramenée à ses vraies limites: excellente tant qu'elle sert le progrès social et économique, ce qui est vrai généralement; suspecte et même dangereuse quand elle tourne au détriment du public. En ce cas l'entente entre les producteurs et la société, sous forme de monopole et de privilége, peut devenir favorable.

M. JOSEPH GARNIER répond que les faits que signale M. Duval ont déjà trouvé place dans la science, avec la distinction que vient de rappeler M. Dupuit.

Ces faits et cette distinction n'ébranlent en aucune façon le principe de la libre concurrence, qui n'est plus à l'état de doctrine plus ou moins contestable, mais à l'état de vérité démontrée et pour ainsi dire axiomatique. Libre concurrence signifie la liberté du travail, la libre initiative, le libre emploi des forces, et c'est de cette liberté, et de la liberté seule, que résulte l'harmonie, ou mieux la justice; de sorte qu'en disant « libre et harmonique essor des forces, » M. Duval exprime à la fois l'effet et la cause. Il se ferait illusion s'il voyait dans sa formule un principe nouveau. Et quel serait ce principe nouveau ? Simplement le monopole et le privilége; non pas le monopole résultant de la nature des choses, et par conséquent légitime, mais le monopole décrété, le monopole artificiel. Or, c'est là un expédient déjà ancien et peu harmonique. Aucun principe ne peut tempérer la concurrence, si ce n'est la concurrence qui n'exclut pas la responsabilité.

Erratum. Dans le compte rendu de la discussion du 5 novembre, inséré dans le numéro de décembre, page 475, lisez dans l'opinion de M. Duval : « L'intendant Poivre, » et non « l'intendant Horn. »>

BIBLIOGRAPHIE

RÉFORME DES LOIS COMMERCIALES.

OBSERVATIONS Sur les discourS DE M. A. BLANCHE,

avocat général à la Cour de cassation, par M. Ad. BLAISE (des Vosges). SOCIÉTÉS AGENTS DE CHANGE. INSTRUMENTS DE CRÉDIT.

EN COMMANDITE PAR ACTIONS.

Brochure in-8°. Au bureau du Journal des travaux publics.

La brochure que nous annonçons aujourd'hui se compose d'une série d'articles que l'auteur a publiés dans le Journal des travaux publics, dont nous constatons avec plaisir les tendances vers les doctrines économiques, non pas théoriques seulement et stériles, mais pratiques au contraire, et appuyées sur les faits importants que sa mission est de faire connaître et de discuter.

Depuis la loi de 1856, tous les esprits sérieux se sont pris à étudier, chacun à leur point de vue, les lois qui, chez nous, plus peut-être que nulle autre part, ont la prétention de réglementer le travail. Quoi qu'on fasse, et l'on fait beaucoup, on aura bien de la peine à arriver au régime normal, celui de la liberté! Et comment pourrait-il en être autrement, puisque ceux qui font la loi sont la plupart du temps étrangers au travail, et que pour eux l'abus domine toujours la règle qu'ils ne connaissent ou n'apprécient pas. Au reste, l'émotion qui s'est manifestée en 1856 n'est pas sans précédents; toutes les époques de prospérité, 1825, 1834, 1835, et enfin 1854, ont été, cela va sans dire, accompagnées d'un mouvement dont l'allure a pu devenir désordonnée; des abus ont surgi, et la réaction venue, et elle devait venir, on l'a attribuée à ces abus; on a voulu dès lors couper, comme on dit, le mal dans sa racine, et comme le plus sûr moyen d'empêcher un coursier fougueux de s'emporter, consiste à lui couper les jarrets, on a tâché de rendre impossible l'association des capitaux. Aux époques qui ont précédé 1856 et dont nous venons de parler, on l'avait tenté, mais sans succès. On s'était arrêté en chemin. Mais, en 1856, on a tranché dans le vif. Chose étrange et qui mérite bien qu'on la médite, tandis qu'aux époques précédentes, la réaction est venue toute seule, comme les lois qui régissaient alors les échanges devaient nécessairement l'amener dès qu'une ou plusieurs années de pénurie succédaient aux années plantureuses; cette fois, tout le monde officiel a couru à l'envi au-devant de la crise, et cela en plein mouvement, en pleine prospérité l'État en renonçant à homologuer de nouvelles sociétés anonymes, la législature en rendant la commandite impossible, puis en imposant les titres, la Banque en doublant le taux de son escompte, enfin la municipalité elle-même qui, assurément, n'avait que faire dans ce débat, en fermant pour ainsi dire le marché des valeurs! Bref, le cheval courait trop fort et effrayait les femmes, les petits enfants, les passants désœuvrés; le sergent de ville lui a coupé les jarrets. Chacun a voulu avoir la main dans le remède et sa part de reconnaissance pour avoir sauvé la patrie.

Pendant ce temps, qu'ont fait les capitaux alors très-abondants? Mon Dieu, une chose fort simple. Ils ont fait les chemins de fer russes, espagnols, au

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