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JOURNAL

DES

ÉCONOMISTES

DE

L'ENSEIGNEMENT DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

DISCOURS D'OUVERTURE DU COURS D'ÉCONOMIE POLITIQUE
AU COLLEGE DE FRANCE

Messieurs,

Il y a dix ans à pareille époque, alors que, sur la désignation d'un maitre illustre, je paraissais pour la première fois dans cette chaire avec une émotion trop justifiée et que je sens se renouveler chaque année en rouvrant ce cours, la lassitude de l'esprit public se manifestait par la désertion des libres études. Personne alors qui ne s'en plaignît. L'économie politique devait plus particulièrement se ressentir de cet éloignement. Il semblait qu'on cût assez des questions qu'elle agite, et qu'on lui gardât rancune de ce que les dernières révolutions et les derniers troubles avaient eu pour mots de ralliement les termes de capital et de travail, de salaire et d'association, qui font partie de la langue qu'elle parle. Peu s'en fallait, je n'exagère point en parlant ainsi, que beaucoup de personnes vissent en elle une variété de ce socialisme plein d'erreurs et de périls qu'elle avait combattu, au grand avantage de la société, dans les moments difficiles, par 15 février 1862.

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ses organes les plus accrédités. En vain nous disions-nous, messieurs, que cette défaveur des idées, expliquée en partie, il faut bien le reconnaître, par leurs propres excès, n'aurait après tout qu'une durée limitée. Borné et impatient, l'esprit humain prend aisément le temps présent pour mesure de l'avenir. Le présent le satisfait-il, il rêve un progrès sans terme, à l'abri de toute interruption comme de tout orage. Le présent lui paraît-il triste et mauvais, il n'entrevoit que sombres perspectives. Et pourtant, messieurs, au bout d'un petit nombre d'années, la vie intellectuelle suspendue, ce semble, reprenait son cours. La force des choses ramenait ces questions que la civilisation moderne porte dans ses flancs et dont il ne dépend pas de nos dégoûts et de nos caprices d'écarter longtemps la préoccupation. L'esprit public s'est relevé. Le goût de la discussion est revenu. Ces chaires ont été de plus en plus entourées par un auditoire intelligent et attentif.

Rien n'attesterait mieux que l'histoire de ces dernières années la puissante vitalité de nos sociétés européennes et de la France en particulier. Il existe peu de périodes qui aient vu se développer plus d'événements et d'institutions de l'ordre économique. L'abolition de l'esclavage colonial, grande mesure de justice et d'humanité, dès longtemps provoquée par l'économie politique, a révélé chaque jour plus clairement ses heureux effets que la même science n'avait pas cessé de prédire. Le servage, cette forme inférieure du travail, dont elle marque l'état barbare, a disparu du moins en droit de cette immense Russie que l'on croyait vouée pour des siècles à l'immobilité, et qui s'est honorée aux yeux du monde entier en voyant dans les échecs mêmes subis par ses armes un avertissement de demander aux améliorations industrielles des ressources plus assurées que les coùteuses acquisitions de la conquête. La chute des vieilles corporations d'arts et métiers dans plusieurs Etats de l'Allemagne a marqué un nouveau progrès du travail libre. L'Europe a vu se multiplier les voies de communication et s'ouvrir des expositions d'un éclat inusité. Le génie industriel a montré à l'univers qu'il n'a d'autre mesure que les bornes mêmes du monde et la capacité en quelque sorte indéfinie de l'esprit humain. Les peuples ont eu leurs congrès pacifiques comme les produits. De nouvelles institutions de crédit appelées à vivifier le sol et à porter partout la puissance fécondante des capitaux ont été créées. Des établissements de prévoyance destinés à venir en aide aux classes ouvrières s'efforcent sous nos yeux de combiner dans un

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désirable mélange les sacrifices volontaires des intéressés euxmêmes avec le concours non moins libre des classes plus aisées. La plupart des nations européennes ont réformé leurs tarifs dans un sens libéral. Enfin la France s'est décidée à renoncer au système suranné des prohibitions et à subir cette condition de la concurrence universelle, loi véritable de notre temps, que la puissance perfectible de ses ressources et le génie souple et avisé de ses enfants lui permettront d'affronter partout sans péril.

En présence de ces grands mouvements, il n'est pas surprenant, messieurs, que l'esprit public ait commencé à reporter ses regards vers la science qui les avait si souvent préparés. Il peut y avoir malentendu, désaccord même entre les faits et les théories, entre ce que l'activité humaine produit et ce que l'intelligence humaine étudie; mais ce ne peut être que pour un temps. N'y avait-il pas quelque chose de forcé, de contre nature dans cette situation d'un grand pays qui se livrait avec la fougue exagérée parfois de la passion et toute la puissance réfléchie du calcul à la recherche de ses intérêts, et qui en même temps négligeait, niait, suspectait la science qui fait de ces intérêts l'objet de ses spéculations habituelles? On s'est inquiété de l'insuffisance de ses moyens de propagation. Le souverain lui-même, dans une circonstance solennelle, en face des agitations causées par la mauvaise récolte, prononçait ces paroles remarquables que « c'est le devoir des bons citoyens de répandre les saines doctrines de l'économie politique. » Plusieurs grandes villes de commerce n'ont pas hésité à établir dans leur sein des conférences d'économie politique, donnant par là un exemple que des cités d'une importance égale se préparent à suivre; et des hommes d'un rare mérite ont pu faire entendre une voix écoutée avec sympathie (1). L'Etat lui-même est mis pour ainsi dire en demeure de mesurer d'une main moins parcimonieuse ce genre d'instruction qui manque trop à notre pays. Voilà, messieurs, des symptômes nouveaux. Je ne vous en parlerais pas s'ils n'avaient la plus sérieuse importance, s'ils n'étaient les indices de besoins qui veulent être satisfaits sous peine pour notre pays et pour notre temps de s'exposer à des périls redoutables. Bacon a dit énergiquement « que celui qui repousse des remèdes nouveaux s'apprête à des calamités nouvelles ! » Parmi ces remèdes réclamés par notre époque, la propagation de l'enseignement économique n'aurait

(1) Le succès qu'ont obtenu MM. Frédéric Passy et Victor Modeste pourrait nous dispenser de les nommer.

elle pas sa place marquée? Je voudrais le rechercher avec vous aujourd'hui. Je ne l'ignore pas sans doute tout homme, de nos jours, est professeur, tout homme enseigne. Le chef d'usine qui fait entendre à ses ouvriers d'utiles conseils, l'ouvrier lui-même qui transmet à un autre ouvrier comme lui ce qu'il vient d'apprendre d'un maître, ou ce qu'il a lu ou ce qui lui a été suggéré par son bon sens spontané, font œuvre d'enseignement. La science, pour inspirer respect et confiance, n'a plus besoin d'insignes extérieurs. Elle s'est faite toute à tous. Mais cet enseignement abandonné au hasard de l'occasion et de l'heure ne suffit nulle part. Il faut qu'il se rectifie et se complète par un enseignement régulier. On ne possède bien que ce qu'on a appris avec méthode. On ne sait réellement que les choses dont on s'est assimilé les éléments. La tradition maintenue par un enseignement qui recueille les acquisitions de l'expérience des peuples comme de la sagesse des siècles, et qui y prend son point d'appui pour aller plus loin et s'élever plus haut, telle est, messieurs, la véritable école primaire où se forme et s'aguerrit la liberté novatrice de l'esprit humain.

Nous avons tous lu dans le philosophe Malebranche cette phrase par laquelle s'ouvre son livre sur la Recherche de la vérité : « L'erreur est la cause de la misère des hommes; c'est le mauvais principe qui a produit le mal dans le monde; c'est elle qui a fait naître et qui entretient dans notre âme tous les maux qui nous affligent, et nous ne devons point espérer de bonheur solide et véritable qu'en travaillant sérieusement à l'éviter. » Cette pensée profonde et si juste a été comprise, pratiquée, et même exagérée par le xvIIIe siècle. Malgré tous ses défauts, ce siècle mérite, lui aussi, qu'il, lui soit beaucoup pardonné, car il a beaucoup aimé; il a eu le culte de la vérité en vue de l'humanité à servir. Seulement il oublia trop, dans ses illusions optimistes, qu'à côté de l'ignorance et de l'erreur, comme sources de maux, y a aussi les passions. Qui donc, ayant quelque connaissance du cœur humain et de l'histoire des peuples, peut l'ignorer? L'empire des passions est tel parfois que l'intérêt même reste aussi impuissant que le devoir en face de leurs exigences furieuses. Au moment même où je vous parle, on a pu se demander avec une longue anxiété dont nous sortons à peine, si deux puissants peuples qui ne passent point pour chimériques et qui sont célèbres pour porter dans la politique moins d'imagination désintéressée que de calcul habile, les Américains du Nord et les Anglais, n'allaient point en venir aux mains, sans autre

il

raison solide qu'une excessive animation l'un contre l'autre. Cette guerre des Etats-Unis, qui désole les amis de l'humanité,qui ôte à la démocratie libérale l'idéal qu'elle aimait à citer, à la vieille Europe l'exemple de sociétés laborieuses offrant le spectacle du plus grand développement pacifique et de la liberté la plus complète dont la race humaine ait jamais joui, cette guerre est-elle au fond plus raisonnable? N'est-elle pas moins justifiable encore? Et pourtant, nous n'en persistons pas moins à penser que Malebranche et le XVIIIe siècle étaient dans le vrai en avançant que l'erreur est la principale origine du mal sur cette terre. La méchanceté humaine ne figure qu'au second rang. Encore il y entre beaucoup d'imprévoyance et de faux calcul.« Si j'avais su!» est souvent le mot des hommes vicieux et criminels, l'expression du repentir tardif des oppresseurs imprévoyants. Mais si le mal découle de l'erreur, comment ne pas voir que l'erreur à son tour dérive de l'ignorance? Cela est vrai surtout, messieurs, dans les choses qui intéressent l'homme de très-près. Ne pouvant se résoudre à les ignorer et n'étant pas toujours en état de les savoir, il remplit le vide qui lui est insupportable en y mettant l'erreur. Sa curiosité, qui est infinie, n'a'd'égale que sa crédulité, qui est immense. De là les superstitions grossières dont il se nourrit et dont il aime à s'abuser. De là cette médecine empirique qui s'en ferait encore accroire à elle-même, grâce à la peur que nous avons tous de mourir, si venait à lui manquer, par impossible, l'aide intéressée du charlatanisme. Comment en serait-il autrement pour les biens que l'homme désire? Après la vie, la richesse n'est-elle pas ce qu'il aime le mieux? Horace, qui n'avait pas nos contemporains sous les yeux, parle de cet immense désir de faire fortune, de quelque façon que ce soit, quocunque modo rem, et il cite ce riche Athénien qui se consolait ainsi des discours du public « Le peuple me siffle, oui; mais moi je m'applaudis lorsque, de retour au logis, je contemple les écus qui remplissent mon coffre. Ne pensez donc pas que l'homme, pressé d'ailleurs par des besoins bien plus avouables que ceux qui poussent l'avare à s'enrichir, car il s'agit pour lui de vivre, en reste sur les moyens qui procurent la richesse à son ignorauce primitive, et qu'il s'en tienne modestement à l'aveu résigné de son impuissance. Non, messieurs : il inventera mille panacées. Curieux de savoir, il lui faudra une explication telle quelle des faits dont se compose la trame quotidienne de la vie humaine. L'agriculture aura ses rêveurs, le crédit ses illuminés. Une voix secrète murmurera à l'oreille du pauvre : « Il y a des moyens de s'enrichir sans travail et sans épargne. On rencontre par le monde

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