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des tribuns, des savants qui possèdent ce secret-là. » La même voix fera entendre à ceux dont la richesse repose sur des lois d'injuste privilége, qu'il faut se garder de soulever là-dessus un imprudent examen. Ils regarderont leurs biens comme une sorte de droit divin, tout prêts à invoquer la Bible comme les possesseurs d'esclaves, et à couvrir leurs usurpations de l'inviolable respect que l'Evangile recommande à l'égard des puissances établies. Que faire done? Appeler, répandre, propager la lumière qui ne saurait en définitive porter de préjudice qu'à l'erreur, à l'hypocrisie et au mensonge, et si décidément, comme on l'a dit (1), il est par trop difficile de corriger Tartuffe, ce dont a désespéré Molière, ce grand connaisseur de la nature humaine, faire du moins tous ses efforts pour déniaiser Orgon, qui finit non sans peine par ouvrir ses yeux à l'évidence.

Mais nous pouvons, messieurs, quitter ce langage qui s'applique mal à notre société française fondée sur des principes de liberté et de justice. Il s'y trouve sans doute (dans quelle société évitera-t-on ce scandale?) desindividus enrichis par des moyens déloyaux ou peu scrupuleux, il ne s'y trouve plus de classes entières vivant injustement sur les fruits du travail des autres.

On dira peut-être qu'à défaut de cette science économique, bien nouvelle encore, il y a le bon sens de chacun dont les lumières peuvent servir de guide; qu'à défaut des économistes qu'on accuse de plus d'une manière, il y a les hommes d'État dont l'utile ambition n'a jamais manqué au service de l'humanité, il y a la sagesse de ce personnage collectif, le public, que Luther appelait Herr Omnes (monsieur tout le monde), et dont on a dit aussi : Vox populi, vox Dei, personnage auquel on attribue aujourd'hui plus de puissance qu'aux plus grands potentats et plus d'esprit qu'aux plus réputés savants et aux plus profonds philosophes.

C'est à l'histoire, messieurs, que je demanderai ses enseignements sur ce que peuvent le sens commun et la logique de l'humanité, privés du concours de la science et livrés à eux-mêmes.

La première pensée qui s'empare de l'humanité en songeant combien la production des biens matériels est indispensable à la conservation de son existence, c'est qu'il faut qu'il y ait quelqu'un qui s'occupe d'assurer la régularité et les bonnes conditions de cette production. Elle ne

(1) Bastiat,

peut, en effet, manquer un seul jour sans que la vie des hommes soit compromise; elle ne peut avoir lieu d'une manière défectueuse sans entraîner de vives souffrances et l'exploitation révoltante du faible par le fort. Ce quelqu'un, quel sera-t-il, sinon le représentant de l'intérêt général, c'est-à-dire l'AUTORITÉ? Ne cherchez point une autre explication à l'établissement et au triomphe du système ultra-réglementaire de l'industrie et du commerce avant la révolution française, système qui n'a point été exclusivement propre à la France, mais qui s'est appliqué au monde entier.

L'idée très-sensée, ce semble, qu'il ne fallait pas abandonner, comme on disait, au hasard des volontés individuelles, l'approvisionnement public, a été la cause de tant de règlements préventifs si souvent funestes. En fait de fabrication, ils déterminaient jusqu'au nombre des fils entrant dans la composition d'une pièce d'étoffe, jusqu'aux substances et aux engins qui devaient concourir à la formation de tous les produits, et reléguaient chaque métier dans une corporation fermée, ne pouvant elle-même empiéter sur les procédés usités et sur les métiers exercés par les corporations voisines. En fait de vente, ils ont donné l'idée de mille charges coûteuses et ridicules, comme celle d'essayeur de beurre salé et tant d'autres, lesquelles auraient suffi pour justifier ce mot connu que <toutes les fois que le roi crée une place, Dieu crée un sot pour la remplir. En fait de commerce extérieur, ils prohibaient tantôt l'entrée, tantôt la sortie, et s'unissaient au génie intéressé du fisc pour multiplier les douanes et aggraver les droits, au double préjudice de la production et de la consommation nationales. Ces règlements tantôt par les pénalités fort dures dont ils étaient armés, tantôt par le seul effet des gênes dont ils accablaient l'invention traitée comme un manquement à la discipline et le travail emprisonné dans ses cadres officiels, à quoi aboutissaient-ils, messieurs? A faire mourir de langueur l'industrie qui vit de liberté. Il fallut qu'un paradoxe qui mit longtemps à faire son chemin, paradoxe de quelques savants d'abord isolés et mal vus des sages de la politique aussi bien que suspects et odieux aux intéressés, il fallut que le paradoxe qui consiste à soutenir qu'il n'y a qu'à laisser chacun faire à sa guise pour obtenir le plus grand progrès et même le plus grand ordre possible de l'industrie, vint prendre la place de ce prétendu sens commun qui menait tout droit le mobile génie du monde occidental à se traîner dans les mêmes ornières que la Chine. Une sorte de mandarinat industriel englobait et

tendait à étouffer notre France si active et si vive. Encore un siècle de ce régime, qui tomba sous les protestations de l'économie politique en 1789, elle y eût perdu jusqu'à son esprit.

Voulez-vous d'autres exemples de cette incapacité du sens commun superficiel, de cette insuffisance naturelle de la logique élémentaire pour guider l'humanité d'un pas ferme et assuré dans la voie de ses destinées? En vérité, ces exemples m'assiégent par leur nombre. Je ne sais lequel préférer. En voici un toutefois qui est de nature à vous frapper par son importance et par son caractère de généralité.

Les hommes, race ingénieuse et inventive, ont imaginé, il y a bien longtemps déjà, un moyen extrêmement curieux, quoique l'usage nous en dissimule aujourd'hui le caractère singulier, de se livrer à leurs échanges. Ils ont extrait du sol des métaux doués d'un vif éclat et utiles à plusieurs emplois. Profitant de leur dureté naturelle et de leur divisibilité, ils les ont découpés en disques solides et brillants et ils y ont empreint soit la forme d'un animal, soit quelque autre emblème, soit plus tard la figure du prince, ce qui devait en faire comme autant de médailles historiques. Ce sont les pièces de monnaie. C'est un talisman auquel tout obéit. Quand vous n'aviez à offrir que votre blé, votre vin, votre tabac ou votre travail, vous trouviez des récalcitrants; tout le monde sourit au contraire à votre or et à votre argent. Qu'en a conclu ce sens commun superficiel si prompt à se rendre aux apparences? Il s'est dit, il a dû se dire à la vue de l'or : « Voici la richesse, la vraie richesse, puisqu'avec celle-là on obtient toutes les autres. » La logique des hommes d'État qui se croit volontiers profonde, et dont la profondeur ne consiste parfois qu'à donner un tour plus systématique et plus arrêté au préjugé régnant et à rendre dangereuse une erreur innocente, en a tiré cette conséquence qu'un pays ne saurait avoir trop d'or et trop d'argent, qu'il fallait en empêcher le plus possible la sortie, même par des peines sévères (la peine de mort elle-même n'y fut point épargnée); qu'il fallait tout faire par la même raison pour les attirer par le négoce. C'est ainsi que le commerce est devenu une guerre. Tous les peuples ont travaillé à se soutirer mutuellement leur or. Tous ont cherché leur avantage dans la ruine des autres. Les plus grands esprits politiques, comme Colbert, les plus beaux génies philosophiques, comme Montesquieu, ont payé tribut à cette erreur. Le premier, apprenant la nouvelle de l'arrivée d'un navire apportant des métaux précieux, en accuse réception dans des termes enthousiastes qui montrent qu'à ses yeux nulle richesse ne valait celle-là, et l'une des données fondamentales de son

système de commerce fut de faire en sorte, par l'encouragement à l'exportation des produits manufacturés, que le plus grand solde possible en numéraire fit retour en France. Pas plus alors qu'aujourd'hui pourtant le numéraire ne manquait aux échanges, et il n'y avait point de raison pour préférer ces richesses à d'autres plus directement utiles à la production. On eût fort étonné ces grands hommes en leur disant que la houille et le ferre présentaient, par leur masse et leur importance, des valeurs bien supérieures à celles des mines du Mexique et du Pérou, et que ces grossières substances étaient les vrais métaux précieux de l'industrie. La science économique, en apparaissant sur la scène du monde, n'a point détrôné de leur rang de richesses utiles l'or et l'argent qui jouent un rôle si capital et si indispensable dans le mouvement des échanges; elle les a mis à leur place véritable; elle a fait entrer en partage de leur souveraineté d'autres richesses qui ne concourent pas moins au progrès de la civilisation et du bien-être. Elle a rendu la paix aux nations qui se croyaient hostiles commercialement en établissant leur solidarité fondée sur ce principe d'un sens commun plus expérimenté et plus réfléchi, que les richesses agricoles et industrielles seules peuvent se développer en tous lieux à la fois, sans qu'on ait à se les arracher les uns aux autres. La diversité des aptitudes réparties parmi les nations, celle des ressources répandues parmi les territoires, ont fait penser que le monde était une grande ruche pacifique, à laquelle concourent les travailleurs comme les produits de toute provenance, et dans laquelle il n'y a de frelons à redouter que ceux que créent les guerres et les mauvaises lois.

En avons-nous fini avec les erreurs auxquelles s'est laissé entraîner la croyance vulgaire avant l'avénement de l'économie politique, seulement sur cette question de la monnaie? Non, messieurs. Transportez-vous à Paris, sous la régence. Assistez à ces scènes tumultueuses dans une rue d'une célébrité historique, la rue Quincampoix; voyez-y se déchaîner l'agiotage et s'élever ces fortunes rapides, éblouissantes, qui, comparables seulement aux saturnales de l'antiquité, égalent les plus pauvres aux plus riches par un simple tour de roue, depuis ce cocher enrichi éclaboussant avec son carrosse son maître ruiné, depuis ce savoyard, nommé Chambéry, qui devint millionnaire, parce que, reçu en qualité de froteur chez un banquier de la rue Saint-Martin, il avait eu pour spéculer des occasions favorables; depuis cette mercière de Namur, appelée la Chaumont, qui gagua en quelques mois de quoi acheter des terres seigneuriales en province, et à Paris l'hôtel où

demeurait l'archevêque de Cambrai, jusqu'au bossu célèbre qui fit fortune rien qu'à louer son dos comme pupître aux spéculateurs. Que s'était-il donc passé? Un Écossais, du nom de Law, s'était présenté à la France au nom de cette idée que la monnaie n'est qu'un signe purement conventionnel des valeurs, dont il avait tiré cette conclusion qui eût été vraie assurément si le principe l'eût été, qu'on pouvait, en s'y prenant avec habileté, à l'aide d'une banque savamment combinée, adopter pour signe autre chose que l'or et l'argent qui coûtent à acquérir et sont trop limités, le papier par exemple, et y attacher la même valeur. Vous savez qu'elles furent les conséquences. Une immense ruine succéda à une prospérité passagère. De tragiques désastres financiers eurent lieu. Les assassinats et les suicides y mélèrent leurs horreurs. La noblesse française bassement agenouillée, dans ses représentants les plus illustres, devant le banquier réformateur dont elle sollicitait des actions, et mêlée aux plus honteuses manoeuvres de l'agiotage, y perdit jusqu'à son prestige, la dernière force qui lui restât depuis Richelieu et Louis XIV.

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Les assignats de la révolution concluent dans le même sens. Sans doute ce fut une folie de les multiplier au point que, par suite de leur avilissement prodigieux, nos pères durent payer plusieurs centaines de francs en assignats une livre de beurre et plusieurs milliers de francs une paire de bottes. Mais la conception première des assignats avait pu paraître raisonnable au premier abord en ce sens qu'on avait prétendu les hypothéquer sur l'immense valeur territoriale des biens du clergé. Mirabeau, le grand orateur, Mirabeau qui s'est montré parfois meilleur économiste, et qui, même dans cette circonstance, se défendait fort de demander une création de papier-monnaie, qu'il appelait une « orgie du despotisme en délire, » croyait répondre à tout en disant que la terre est le plus solide des gages, ce qui semblait fort judicieux à des gens qui ne se rendaient pas compte que la convertibilité du papier en terre, fût-elle réalisée, ne saurait être l'équivalent de la convertibilité du papier en or ou en argent; que la terre ne convient pas à tout le monde, qu'elle n'est point transportable, et que l'offre en masse qui en est faite aux détenteurs de titres tend à en avilir la valeur dans des proportions presque illimitées.

L'Opinion, cette maîtresse d'erreur, comme on l'a appelée, peut donc aussi bien mettre la richesse où elle n'est pas, en s'en tenant aux apparences les plus superficielles, que faire graviter le soleil autour de la terre immobile? Elle peut aboutir à de véritables folies. Or, la folie, du moment qu'il s'agit d'économie politique, vous le savez, c'est la ruine.

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