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On se demande quelles objections peuvent être faites contre la propagation de l'enseignement économique, de cet enseignement dont l'Europe entière a montré qu'elle sent toute l'utilité. Car l'Europe entière, messieurs, enseigne l'économie politique. L'Angleterre a ses écoles populaires où cette science est l'objet de milliers de cours pour les ouvriers, et elle possède en outre des chaires importantes à l'usage des esprits plus cultivés. Vous savez quel est l'effet de cet enseignement général de l'économie politique en Angleterre. On demandait un jour à un homme d'État anglais s'il ne redoutait pas pour son pays la propagande du communisme. << Non, répondit-il, nos ouvriers savent trop bien pour cela l'économie politique. » L'Allemagne compte autant de chaires de ce genre que d'universités. La science économique y fait partie de ces fameuses sciences camérales qui embrassent l'ensemble des connaissances nécessaires aux administrateurs, auxquels on paraît supposer chez nous une capacité innée. Enfin la Belgique, la Hollande, la Suisse, l'Italie, cette première patrie des études économiques, qui, à peine au début de sa renaissance nationale, leur a prodigué les encouragements et les fait enseigner dans toutes ses grandes villes; l'Espagne, la Russie même, ont leurs chaires en très-grand nombre. Est-il une objection qui puisse tenir contre un exemple si universel?

Pourtant, on argumente encore contre la nécessité d'étendre l'enseignement de l'économie politique. On la tolère, parce qu'elle y est, au Collége de France, où un public bienveillant et ami zélé d'une instruction même imparfaitement donnée vient la chercher, moderne et profane qu'elle est, au milieu de la savante compagnie des langues orientales et des langues mortes. On admet qu'elle parle à huis clos devant quelques jeunes gens de l'école des ponts et chaussées par l'organe d'un habile et ingénieux professeur. On souffre qu'un savant éminent en dise quelque chose, dans le cours du Conservatoire des arts et métiers, sous le passeport de la législation industrielle. Mais rien de plus. Si un ministre éclairé d'un régime tombé il y a quatorze ans devant l'ignorance économique d'émeutiers sectaires autant que devant l'inexpérience politique des masses qui l'ont laissé s'écrouler, si M. de Salvandy forme le projet de l'annexer aux écoles de droit, et réussit à faire adopter son projet par une commission de la chambre des pairs; si d'autres demandent pour elle droit de cité dans les facultés des lettres, comme étant une digne sœur de la philosophie morale au sein de laquelle elle naquit à Edimbourg sous les auspices d'Adam Smith; si un des hommes qui eurent au plus haut degré l'esprit politique et le sentiment des besoins du temps,

M. Rossi, émet le vœu que le peuple lui-même en reçoive quelques notions élémentaires, il n'est pas rare encore qu'on se montre peu bienveillant, inquiet même.

On se demande si l'économie politique offre un corps de doctrines assez arrêté, présente suffisamment le caractère scientifique pour être enseignée généralement et avec fruit. Et qui dit cela, messieurs? Bien souvent les autres sciences morales, qui ne sont même pas toutes constituées au même degré et que l'on enseigne néanmoins avec l'approbation unanime. Franchement ne sommes-nous pas fondés, sans être ni curieux ni querelleurs, à demander à laquelle d'entre elles il convient de jeter à l'économie politique la première pierre, et de prétendre tirer une fin de non-recevoir contre elle d'accusations dont nulle science morale ou politique n'est exempte?

Sera-ce la philosophie qui aura ce droit? la philosophie qui est enseignée dans les facultés, dans les lycées et dans les séminaires, la philosophie déjà bien ancienne sans doute, à ne la faire dater que de Socrate, et pourtant toujours jeune, elle-même l'avoue, puisqu'elle recommence sans cesse à frais nouveaux une œuvre éternelle, et qu'elle ne fait que voyager, selon un de ses plus illustres interprètes, du spiritualisme au matérialisme, du mysticisme au scepticisme, avec une persévérance que rien ne décourage et une confiance que rien n'abat. Je ne reprocherai point à la philosophie d'être plutôt une grande étude qu'une science positive, je ne lui ferai point un crime de ses obscurités, je ne répéterai pas le mot satirique de Voltaire, aussi spirituel ennemi des métaphysiciens qu'intraitable adversaire des théologiens: « Quand celui qui écoute ne comprend pas et que celui qui parle ne se comprend plus, c'est de la métaphysique. » Il y a de la légèreté à nier un besoin impérieux et universel, et de l'ingratitude à ne pas reconnaître les grands services rendus au monde par la philosophie, cette tête de colonne de l'humanité. Point de progrès dans lesquels on ne retrouve son nom et son influence. Ses recherches sont pour l'intelligence elle-même, indépendamment de leur objet, un exercice utile et fortifiant. Ses audaces même font honneur à l'esprit humain. S'il manque, en se mettant en route sur sa parole, le but sublime auquelle elle prétend et qui n'est pas moins que le secret des choses, il trouve en chemin bien des vérités précieuses, auxquelles souvent il ne songeait pas; semblable à un navigateur qui, parti dans l'orgueilleux espoir de découvrir un nouvel univers, ajoute du moins quelques contrées de plus au domaine de l'ancien monde.

Sera-ce le droit qui reprochera à l'économie politique ses incertitudes et ses controverses intérieures? Assurément les mérites de cette belle science du droit, qui est une des plus vieilles gloires de notre France, ne sauraient être exagérés. La seule prétention que nous ne puissions lui concéder c'est la parfaite harmonie de tous les jurisconsultes. Leurs disputes sont célèbres. Elles retentissent dans les tribunaux. Elles remplissent les bibliothèques. Il est presque aussi rare de voir deux jurisconsultes que deux philosophes s'accorder ensemble au delà de quelques instants. Ils ne s'entendent même pas sur la base de leur science, c'est à savoir s'il y a un droit naturel. On pourrait même signaler, dans cet enseignement salutaire quelques propositions regrettables. Lorsqu'il s'agit d'expliquer un principe de première importance, le principe de propriété, la plupart des jurisconsultes s'en tiennent au fait matériel du premier occupant, et font le plus souvent dériver le droit de la loi positive, ce qui le rend aussi variable qu'elle, aussi dépendant qu'elle des volontés du pouvoir. Peut-être le voisinage d'une science comme l'économie politique, qui honore le travail sous toutes les formes, aurait-il pour effet d'effacer de la science juridique quelques préjugés qui tendent à ravaler un peu trop ce qu'une reminiscence romaine s'obstine à appeler encore le travail servile. Vous connaissez les distinctions établies eutre le mandat et le louage. On veut que le mandat soit un contrat plus noble que le louage; on attribue au premier les professions libérales, au second les arts mécaniques; on distingue entre le prix, le salaire, l'honoraire. Cujas, Coquille, beaucoup d'autres sont entrés dans ce débat qui occupe encore nos jurisconsultes. Nous n'avons pas la prétention de le trancher ici et de rechercher s'il y a quelque fondement dans ces distinctions dont un jurisconsulte-économiste (1) a du moins fort infirmé la valeur. Seulement, je vous demanderai la permission de mettre sous vos yeux quelques lignes d'un des princes de la jurisprudence, savant très-sensé et fort ennemi d'ordinaire des arguties; vous jugerez si elles n'égalent pas les captieuses subtilités dont s'est tant moqué Pascal. Voulant à toute force démontrer la gratuité du mandat, Pothier, l'illustre Pothier, s'exprime comme il suit : « Je vais, dit-il, trouver un célèbre avocat pour le prier de se charger de la défense de ma cause. Il me dit qu'il veut bien s'en charger. Je l'en remercie, et je lui dis que, pour lui donner une faible marque de ma reconnaissance, je lui donnerai le Thesaurus de Meerman qui man

(1) M. Ch. Renouard.

quait à sa bibliothèque. Il me répond qu'il accepte volontiers mon présent, que je lui offre de si bonne grâce. » Ainsi les avocats se font payer pour leurs services, ce qui n'empêche pas ces services d'être gratuits, à peu près comme, selon Covielle, le père de M. Jourdain n'était pas marchand, mais « tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux, et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent! » Nos jurisconsultes n'accepteront-ils pas enfin franchement et sans ambage cette conclusion virile de l'économie politique qu'il y a de la dignité et non de la honte à vivre de son travail? Ne reconnaîtront-ils pas que « toute peine mérite salaire, » selon le proverbe, et qu'il ne sert de rien de déguiser ce salaire sous les voiles pudiques de circonlocutions désormais inutiles? Le Code Napoléon est une œuvre justement admirée. Cependant il a ses lacunes et ses défauts qui s'expliquent, presque tout le monde est aujourd'hui là-dessus d'accord, par l'insuffisance et par l'oubli des principes économiques. La France seule maintient intacte la législation de 1807 sur le taux de l'intérêt. Tout ce qui regarde les associations est, dans nos codes, ou insuffisant ou absent. Un avocat général à la Cour de cassation (qu'il me permette de le nommer ici), M. Blanche, signalait naguère dans un discours de rentrée les lacunes et les vices des lois qui régissent les compagnies par actions. Croit-on que pour éclairer toutes ces questions et d'autres encore le concours de l'économie politique soit inutile, et le droit entend-il bien ses propres intérêts quand il repousse avec une hauteur, dédaigneuse ou méfiante l'auxiliaire de l'enseignement économique?

Dirai-je un mot d'une autre objection, d'une de ces objections qui feraient croire que nous sommes une nation d'anges osant à peine toucher du bout de leurs ailes les réalités de ce bas monde? On craint, messieurs, en occupant de jeunes esprits de questions économiques, de rabaisser leur vol, de matérialiser leur intelligence. Je ferai deux réponses à cette objection qu'on rencontre quelquefois avec un peu d'étonnement dans certaines bouches.

Et d'abord les intérêts matériels existent-ils, oui ou non? Acheter et vendre sont-ils, oui ou non, des actes qui jouent un grand rôle dans la vie? Permis à un illustre poëte-orateur de s'en plaindre, et de terminer un de ses éloquents discours en traitant d'ignobles ces expressions si usitées; l'économie politique ne s'en venge qu'en mettant à très-haut prix les œuvres de son génie. Rien ne fera que le genre humain, qui « ne vit

pas seulement de pain,» n'en vive aussi pourtant d'abord. Rien ne fera que l'échange ne soit un moyen indispensable de se procurer ce pain et le reste. Rien ne fera que le jeune homme ne soit comme enveloppé par les créations de l'industrie et par les phénomènes auxquels donnent lieu, dans leurs complications infinies le travail et le capital. Renoncer à s'en rendre compte parce qu'ils sont visibles, palpables, c'est trop de délicatesse. Ah! vous ne vous occuperez pas de la misère parce qu'elle est matérielle! Il est bien heureux que la charité ne raisonne pas ici comme le faux spiritualisme et qu'elle ne craigne pas de se souiller les mains en touchant de ses mains pures et saintes les plaies les plus rebutantes. Et que penserait-on d'un jeune élève qui dirait à son professeur de physique ou de chimie : « Quoi! vous me parlez de gaz et de liquides, d'oxygène et d'azote, mon Dieu! tout cela est bien matériel!» L'homme est esprit et corps. La physiologie et l'anatomie s'occupent de corps. Les en blâme-t-on ? S'il y a une physiologie des sociétés comme il y en a une du corps humain, s'il y a une médecine et une hygiène à l'usage de ces grands corps vivants qui s'appellent les nations, où est la raison de ne pas s'en occuper? Où est la raison de penser qu'en s'occupant de ces faits si variés, si peu connus, si dignes de l'être et sur lesquels il importe tant de ne pas se tromper, l'esprit humain se dégradera?

La seconde réponse à faire à l'objection est aussi simple. Ne craignez pas que je la prolonge. Tout ce cours y a répondu jusqu'à présent. Cette réponse, c'est que l'économie politique est une science non matérielle, mais morale. Oui, morale par son point de départ et par son but. Elle part de la volonté, de l'activité libre, et ce fait initial s'appelle le travail. Elle a pour but le soulagement de la misère, le développement de ce bien-être qui s'applique à des créatures morales, incapables de s'élever à leurs plus nobles destinations, tant que le corps reste asservi aux souffrances du besoin et aux exigences d'un labeur purement matériel. Morale, elle l'est aussi par son effet général sur l'esprit humain, par cela seul qu'elle est une science, et que l'effet de toute science est de manifester des lois sublimes, et de reporter les regards de l'humanité vers Celui qui sait ce qu'il fait et qui n'agit point selon les lois d'une fatalité sans conscience. Il y a un monde économique comme il y a un monde astronomique. Il a pour force d'impulsion la liberté individuelle, et pour centre d'attraction la Justice vers laquelle il gravite avec une certitude que les déviations elles-mêmes n'altèrent pas. En montrant que les profits et les salaires obéissent à cette loi de

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