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UN MOT SUR LA CENTRALISATION

CONSIDÉRÉE AU POINT DE VUE DES INTÉRÊTS LOCAUX

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Des publications récentes d'un grand intérêt ont vivement excité l'attention publique sur la question si importante et si difficile de la centralisation. Des idées générales, de hautes et savantes considérations ont été exposées, principalement au point de vue politique. Les uns, peu soucieux de la liberté individuelle et n'ayant ni foi ni confiance dans l'initiative privée, ont sacrifié l'individu à l'État, en subordonnant ses volontés et ses actes à la puissance publique, les autres, par des motifs entièrement contraires, voudraient dépouiller l'État au profit de l'individu, dont, selon eux, la dignité et le bien-être croîtraient en raison de sa plus grande liberté. Chacun invoque, à l'appui de son système, des arguments empruntés surtout à l'histoire.

Certes, nous ne nierons pas la valeur des enseignements du passé. Les faits qu'il nous montre sont toujours instructifs; il est bon de les étudier, de les connaître; ils sont, pour le temps et les intérêts présents, un précieux élément de comparaison et d'appréciation. Mais pour les juger sainement et en tirer de judicieuses conséquences, on ne doit pas, par une sorte de triage, les isoler, et ne voir, n'adopter que les faits favorables à un système préconçu; il convient de les examiner dans leur ensemble, de les comparer et de tenir compte mème de ceux qui s'accordent le moins avec nos propres opinions (1). Cette méthode a-t-elle toujours été suivie par les auteurs des ouvrages récemment publiés sur la centralisation? Il est permit d'en douter, lorsqu'on voit combien ils sont exclusifs et absolus dans leurs conclusions. On remarque, en outre, que la question a été traitée par eux beaucoup plus au point de vue théoriqne et politique que relativement à l'utilité pratique et aux intérêts administratifs.

(1) Portalis, l'un des illustres auteurs du Code Napoléon, donnait un bon conseil, malheureusement trop peu suivi, lorsqu'il disait dans une réunion solennelle: «Se montrer capable des grandes choses sans négliger les détails, voir les objets avec une certaine étendue, et ne pas se livrer à des systèmes qui ne naissent d'ordinaire que parce que l'esprit se jette aveuglément d'un côté et abandonne tous les autres,»

Il y a incontestablement dans ces écrits, avec quelques exagérations, beaucoup de vérités et un grand nombre de propositions fondées; mais le but a peut-être été dépassé par ceux qui pensent que le pouvoir central n'est jamais trop fortement constitué, et par ceux qui voudraient le voir réduire à une sorte d'impuissance: la vérité, la justice et les véritables intérêts publics sont au milieu. M. Thiers a dit avec raison: « On ne peut pas admettre au sein du pays 37 mille petits États indépendants; ce ne serait plus une émancipation, ce serait l'anarchie. 37 mille petit États qui pourraient, à leur gré, dépenser, disposer de leurs propriétés, s'endetter, se ruiner, ce ne serait pas un affranchissement, ce serait une pleine souveraineté. »

D'un autre côté, tous les bons esprits reconnaissent les avantages de la spontanéité individuelle, et l'Angleterre nous offre l'exemple du bien que peuvent produire de sages libertés locales et la pondération des pouvoirs. Enfin, ces remarquables paroles de Necker (1) sont toujours vraies, et nos hommes d'État ne sauraient trop les méditer : «... Comme la force morale et physique d'un ministre (disons aujourd'hui des ministres, des directeurs généraux et des préfets) ne saurait suffire à une tâche si immense et à de si vastes sujets d'attention, il arrive nécessairement que c'est du fond des bureaux que la France est gouvernée, et selon qu'ils sont plus au moins éclairés, plus ou moins purs, plus ou moins vigilants, les embarras des ministres et les plaintes des provinces s'accroissent ou diminuent. En ramenaut à Paris tous les fils de l'administration, il se trouve que c'est dans un lieu où l'on ne sait rien que par des rapports éloignés, où l'on ne croit qu'à ceux d'un seul homme, et où l'on n'a jamais le temps d'approfondir, qu'on est obligé de diriger et de discuter toutes les parties d'exécution. Les ministres auraient du sentir qu'en ramenant à eux une multitude d'affaires au-dessus de l'attention, des forces et de la mesure du temps d'un seul homme, ce ne sont pas eux qui gouvernent, ce sont leurs commis; et ces mêmes commis, ravis de leur influence, ne manquent jamais de persuader au ministre qu'il ne peut se dispenser de commander un seul détail, qu'il ne peut laisser une seule volonté libre, sans renoncer à ses prérogatives et diminuer sa consistance. >

Notre intention n'est pas de nous occuper ici du côté politique de la question, bien que l'examen de ce qui a été publié sur ce sujet pût fournir matière à de nombreuses observations. Nous dirons seulement que les réformateurs qui, pour améliorer une situation laissant, il est viai, beaucoup à désirer, proposent de bouleverser notre organisation administrative, nous paraissent faire preuve de peu de prudence et presque de témérité. Cette organisation qu'ils attaquent avec tant d'éner

(1) Mémoire au Roi, — 1778.

gie est l'œuvre de l'expérience et du temps, et nous la croyons de beaucoup préférable à des combinaisons qui ont été essayées à d'autres époques et qu'on voudrait faire revivre, quoiqu'elles n'aient pas donnés d'heureux résultats.

Mais, dit-on, voyez vos départements et vos communes sans initiative, sans vie intellectuelle et politique; considérez que la province compte aujourd'hui à peu près pour rien; que toutes les facultés, tous les pouvoirs sont concentrés à Paris; qu'il n'y a plus de libertés locales, et, par suite, plus d'action ni d'influence hors du centre. Cette situation est-elle équitable, normale, et peut-elle durer?

Ce langage des adversaires de la centralisation a quelque chose de vrai, mais il est exagéré; on est touché, avec raison, de l'état de trop grande dépendance où se trouvent réduits nos départements et nos communes; on se plaint des lenteurs apportées dans l'expédition des affaires qui les concernent, et l'on regette de voir les intérêts locaux souvent compromis par des formalités gênantes et peu utiles.

Ces griefs ne manquent pas de fondement. Un des plus ardents défenseurs de la centralisation a dit : « ... Quand on impute à la centralisation des lenteurs et l'excès des formalités, on lui adresse là deux reproches qu'elle mérite peut-être par sa conduite, mais qui ne tiennent pas à sa nature (1). » C'est aussi notre avis, et nous pensons, comme l'auteur de ces paroles, que, pour remédier au mal signalé, il n'est pas besoin de faire une révolution administrative. Serait-il sage, nous le demandons, de briser un bon instrument parce que des mains mal habiles n'auraient pas su s'en servir? Que veut-on? Des libertés locales moins restreintes, plus réelles, plus efficaces, et l'on désire voir les intérêts départementaux et communaux plus protégés et mieux défendus. Tel est le but. Pour l'atteindre, que propose-t-on? de grandes circonscriptions administratives embrassant les territoires de plusieurs départements, des assemblées provinciales, des conseils électifs nantis des pouvoirs les plus étendus, enfin, une grande liberté d'initiative et d'action sur tous les points de l'empire (2).

De pareils moyens ne pourraient se justifier que si leur nécessité et leur efficacité étaient parfaitement démontrées; or, cette preuve est loin d'avoir été faite, et la prudence conseille d'éviter de périlleux essais, quand on n'est pas sûr du succès et qu'on peut, au contraire, prévoir de funestes mécomptes.

Nous tenons, avec les hommes les plus compétents, pour bonnes, en principe, l'organisation et les institutions administratives actuelles;

(1) La Centralisation, par M. Dupont-White, page 71. Nous aurions, sur beaucoup d'autres points de ce livre, à faire des réserves.

(2) Voir, entre autres, le livre de M. Elias Régnault intitulé La Province.

sauf quelques améliorations de détail, elles offrent tous les éléments d'un bon service, toutes les garanties que l'on doit raisonnablement rechercher. Si les intérêts locaux ne sont pas néanmoins toujours servis et défendus comme ils devraient l'être, à quoi cela tient-il? Eh! mon Dieu! il faut bien le dire, beaucoup plus à l'insuffisance des hommes (1) qu'aux vices de l'institution, sauf pourtant les réserves que nous nous proposons d'indiquer.

N'imitons pas le chien de la fable, qui lâche sa proie pour l'ombre, ce que nous ferions infailliblement si nous abandonnions des institutions bonnes en elles-mêmes, que le temps a consacrées, qui peuvent être facilement améliorées et dont il dépend de nous surtout de faire une meilleure application, pour poursuivre un but chimérique, en prétendant les remplacer par une organisation et des procédes administratifs renouvelés d'un ordre de choses que l'expérience a condamné et qu'on ne saurait faire revivre sans produire dans le pays une profonde perturbation, et sans compromettre, de la manière la plus grave, les intérêts généraux que la centralisation doit protéger, et les nombreux et légitimes intérêts privés créés ou favorisés par l'organisation et la législation actuelles.

Il importe donc, selon nous, non de détruire ce qui existe, mais de l'améliorer, et c'est à ce point de vue modeste, mais essentiellement pratique, que nous voulons nous placer en présentant quelques observations sur les mesures de décentralisation déjà adoptées (2) et sur celles qui restent à prendre pour compléter l'œuvre commencée et réaliser le vœu public.

(1) Nous n'irons cependant pas jusqu'à prétendre avec M. DupontWhite (page 336) que « nous vivons dans des temps où les particuliers deviennent chaque jour plus incapables de faire eux-mêmes leurs affaires, où l'emploi des intermédiaires est une nécessité croissante, » et nous n'ajouterons pas que « les intérêts individuels peuvent apercevoir clairement que leur satisfaction dépend de choses qui dépassent leurs forces et leur portée. » — Nous croyons qu'un pareil langage tend à faire une part trop large au pouvoir central. Evitons donc ces exagérations, elles nuisent aux meilleures causes. Nous reconnaissons, d'ailleurs, que la plupart des individus sont peu préparés à traiter les affaires publiques et qu'il faut tenir compte de l'apathie ou de l'indifférence des uns et de l'inaptitude des autres; mais il y a loin de là aux appréciations de M. Dupont-White, et nous dirons: Ouvrez ou élargissez d'abord la voie, si vous voulez qu'on puisse y entrer et la parcourir. Puis, il n'est pas nécessaire que tout le monde soit apte: les compétiteurs trop nombreux seraient plutôt un danger.

(2) Décrets des 25 mars 1852 et 13 avril 1861.

2 SÉRIE. T. xxxIII. 15 février 1862.

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II

Nous le reconnaissons d'abord : les départements, les communes, ont besoin d'indépendance et de liberté, ce qui n'exclut pas un régime de tutelle tempérée et de haute surveillance. La centralisation, c'est-à-dire l'action dirigeante du Pouvoir central, est nécessaire, indispensable pour ce qui constitue l'unité et la force de l'État, pour tout ce qui tient aux intérêts généraux du pays. Ainsi, la politique générale, la distribution de la justice, l'assiette et le recouvrement des contributions publiques, le recrutement de l'armée, tout cela appartient essentiellement à la centralisation. Il y a là de grands intérêts qui veulent être placés sous l'œil vigilant du pouvoir central, non sans contrôle, bien entendu, — un contrôle réel est la garantie de toute bonne administration, mais dans de telles conditions que ces intérêts ne puissent jamais être compromis par les oppositions ou les rivalités locales. Toutefois, en dehors de ces questions qui touchent de si près à l'existence même de la nation, il est d'autres intérêts d'une moindre portée, de nombreuses affaires purement locales dont la solution peut et doit être abandonnée aux représentants des communes et des départements, conseils municipaux, conseils généraux, préfets.

Les décrets de 1852 et 1864 sur la centralisation n'ont pas complétement satisfait à ce besoin. Ils ont augmenté les pouvoirs des préfets et des sous-préfets, mais non ceux des conseils généraux des départements et des conseils municipaux. Pour un certain nombre d'affaires, la décision, au lieu d'émaner du ministre, sera rendue par le préfet; mais les attributions des conseils électifs ne sont pas, pour cela, modifiées; c'est toujours le pouvoir central ou son délégué qui prononce, et comme on l'a déjà fait observer, peu importe que ce soit telle ou telle autorité qui statue, si la décision est mauvaise ou si elle se fait trop longtemps attendre.

Il est évident, pour les esprits sérieux, que les décrets sur la décentralisation attendent leur complément qu'a-t-on voulu? Quel but indiquent les circulaires de M. le ministre de l'intérieur? La suppression d'entraves inutiles, et une meilleure et plus prompte expédition des affaires. Eh bien! pour atteindre ce but, d'autres mesures sont nécessaires. Il ne suffit pas de dire aux préfets: Vous statuerez; il faut eur donner les moyens de bien voir et de juger promptement; il faut aussi réduire le nombre des affaires qui exigent leur intervention, en augmentant les pouvoirs des conseils électifs. C'est ce que tous les partisans de la décentralisation demandent; mais ils ont peut-être le tort de ne pas assez préciser ce qu'ils désirent (1). Aussi, leurs adversaires

(1) La plupart des écrits qui ont été publiés sur la centralisation contien

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