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encombrent les maisons faute d'emploi, et une fois sorties c'est elles surtout qu'attend l'insuccès. Les colonies agricoles hospitalières manqueraient leur œuvre si elles ne présentaient pas également sa place à cette partie la moins favorablement partagée des enfants assistés,

Le grand avantage que les colonies procureront en les associant au défrichement des terres vaines, c'est de se prêter à satisfaire toutes ces exigences. Aussi y aura-t-il un premier principe en les instituant : il faudra laisser devant elles du champ pour réaliser peu à peu leur objet tout entier. Leur cadre complet se peut tracer plus facilement à coup sûr, qu'il n'est donné de le remplir; néanmoins il n'y a de bons commencements, de commencements qui mènent au succès, que ceux où l'on a bien prévu la suite, embrassé tout l'avenir sans redouter l'utopie. En fondant les colonies agricoles d'enfants assistés, on aura, ce me semble, à envisager et à préparer trois ordres de résul

tats.

Il faut d'abord la colonie-école, c'est-à-dire une simple réunion d'enfants de 8 à 20 ans, comme la plupart de celles qui existent déjà, colonies livrées à l'exploitation pure, au travail agricole ou jardinier, pour son compte propre, sur un domaine à elle ou sur des terres de particuliers moyennant salaire, et en même temps recevant la même éducation technique élémentaire qui se donne actuellement dans les fermes-écoles départementales. Cette colonie-école, qui sera la colonie de premier degré, produira ce que la ferme-école produit: un personnel annuel d'agents ruraux de toute espèce et une valeur foncière qui s'augmente annuellement.

Viendrait ensuite ce qu'on pourrait appeler la colonie régionale, école de degré supérieur. Il y serait fait une culture plus savante, plus développée, des travaux d'un ordre plus relevé; l'instruction agricole y atteindra son point pratique maximum. Elle se recruterait des adultes les plus aptes parmi les sortants de la colonie-école, et elle prendrait pour manouvriers ou agents secondaires ceux de ces sortants qui n'auraient pu être placés au dehors. Elle produirait des régisseurs pour les particuliers, des maîtres et sous-maîtres pour les colonies existantes ou à créer.

Ensemble, enfin, ces deux degrés d'écoles colonaires prépareraient le personnel d'un troisième groupe d'établissements qui formerait le couronnement de l'institution, je veux dire le personnel de la colonisation libre. Sur ce domaine inculte, malheureusement trop vaste pour manquer aux bras de bien longtemps, des lots d'exploitation indépendante seraient tracés, sur lesquels on placerait les colons méritants. Ce serait une récompense en même temps qu'un précieux moyen de mise en valeur. Elle exigerait un certain âge, des connaissances ou des aptitudes déterminées, une moralité intacte, et avant tout un pécule suffisant,

signe à peu près sûr de tout le reste. Elle appartiendrait aux colons du degré supérieur à leur sortie avant tous autres. Ce serait aussi le meilleur fruit de l'œuvre la société y trouverait une culture progressive des terrains inoccupés, leur peuplement, tous les genres d'intérêt qu'elle a à multiplier le travail et la propriété de l'individu; les enfants assistés s'y verraient constituer une possession, une famille, l'individualité complète; les deux parties de la population hospitalière viendraient s'y rencontrer pour en jouir. Aucun lot ne serait donné, en effet, qu'à un ménage déjà formé ou prêt à l'être, et aucun à un ménage dont la femme ne fût pas une enfant des hospices. L'assistance aurait été ainsi efficace jusqu'à la fin ; elle aurait pu suivre ses pupilles depuis le berceau jusqu'à leur installation dans la vie; comme la famille naturelle, elle leur aurait préparé une vie utile pour eux, pour le pays, et leur assurerait en dernier lieu, dans le mariage et la propriété, le sort le plus semblable au sort commun.

Ce complément de l'œuvre implique évidemment que les filles assistées ne restent pas plus que les enfants de l'autre sexe hors de l'institution des colonies hospitalières. Il est en effet facile de faire dans ces colonies une place à des colonies féminines, soit colonies à part, soit colonies mixtes, où le soin de cultures fruitières ou potagères s'associe jusqu'à un certain âge à l'instruction pratique graduée qui est nécessaire aux femmes des cultivateurs, et à la confection du linge ou de la vêture. En cela encore, la Suisse montre les voies de la manière la plus heureuse (1). Mais indépendamment de cela, tout ce que font les petites filles et les femmes dans la famille agricole ordinaire doit être livré à des enfants ou à des adultes de ce sexe dans les colonies-écoles des deux degrés. Ménage proprement dit, laiterie, basse-cour, soin du linge et racommodages, sarclages et autres opérations secondaires de culture, vente des menues denrées, infirmerie, etc., tous ces détails leur appartiendront expressément. A y être employées à leur sortie, elles trouveront le meilleur gage d'avenir; elles y prendront un art pratique qui les fera rechercher, et ce sera le moyen le meilleur pour préparer ces unions contractées en vue de la colonisation libre et au sein desquelles toute origine regrettable s'effacera rapidement dans les devoirs de la vie et dans l'éducation d'une famille nouvelle. Il ne faut pas s'élever au nom des mœurs contre ce mélange des deux populations assistées; il n'admet pas plus d'objections que n'en soulève la vie ordinaire, où il existe partout. Il est souverainement utile, au contraire, de créer pour ces enfants sans foyer ces conditions mêmes de la vie commune autant qu'on le peut. Comme on cherche à les élever au milieu des habitudes, des situations, des chan

(1) Voy. les Études de MM. de Lurieu et Romand, 2e partie.

ces diverses que les autres enfants trouvent dans leur famille, il importe de les placer en présence des mêmes occasions de fautes, des mêmes mérites de vertu.

IV

Etablie sur ce plan général, toute l'institution des colonies hospitalières s'engendre donc et se soutient d'elle-même. Sans avoir contrarié aucune vocation ou empêché d'aller s'employer au dehors ceux qui pensent y prospérer mieux, toujours ouverte devant leur retour d'ailleurs, elle trouve dans son sein tous ses agents, tous ses moyens, et l'accroissement s'opère continuellement de ses dimensions et de ses services par celui de sa richesse. Elle devient une petite société dans laquelle tout le jeu naturel des aptitudes et des situations se produit. A côté de la culture, les métiers et les industries spéciales dont elle a besoin s'y développent. Propriété, entreprise, salariat, domesticité, tous les ordres de travaux, toutes les conditions personnelles, tous les contrats, y naissent les uns des autres par les différences de conduite ou de capacité, par le jeu des circonstances, des intérêts, des passions, comme dans la grande société dont elle est l'image. Les derniers chiffres publiés sur l'assistance des enfants, ceux de 1853, portaient à 85,000 garçons ou filles, enfants trouvés, abandonnés ou orphelins, le nombre annuel moyen des pupilles de l'administration hospitalière. Tous les ans, elle en livrait 6,000 à leur sort propre, par limite d'âge ou par cessation de secours. On voit à quelle abondante source de personnel l'agriculture hospitalière s'alimenterait, et ces chiffres paraissent s'être élevés, puisque dans sa circulaire M. le Ministre parle de 448,000 enfants en 1860. Demande-t-on, après cela, de quelles ressources financières on disposerait dès maintenant pour commencer cette œuvre si désirable? On peut presque répondre que l'on a tout. Il ne faudrait qu'y appliquer ce que coûte aujourd'hui aux hospices leur assistance sans résultats certains et trop de fois déçue. En 1853, elle absorbait au delà de 8 millions de francs chaque année. On calculait à 94 fr. par an le prix moyen général pour chaque enfant, et au-dessus de 70 fr. celui des enfants placés à la campagne. Or, cette somme est un sacrifice pur de sa part; c'est un prix de revient que ne balance aucune recette. L'enfant profite pour lui seul de toute cette dépense; heureuse encore la charité si l'on pouvait dire que, dans la grande généralité, il en profite réellement ! A côté de cela, que l'on regarde aux asiles suisses. Les plus complets des établissements de leur espèce par les soins et l'éducation qu'ils donnent, par l'avantage qu'ils préparent à leurs colons, les plus chers dès lors, ils ne dépensent pas annuellement au delà de 150 fr. pour chaque enfant, et ils balancent ce revient par une production agricole rémunératrice. M. le ministre de

l'intérieur nous apprend que les assistés mal à propos retenus dans les maisons hospitalières, qui ont fourni l'occasion de sa circulaire, y coûtent par jour, sans rien produire, 0 fr. 70 c.; c'est juste le prix de journée des enfants de ces asiles, sans défalcation du bénéfice de leur travail, et dans le plus grand nombre ce prix descend de près de moitié, la moyenne annuelle oscille entre 35 et 95 francs.

Avantages moraux, utilité, exemples sûrs, moyens matériels, tout est donc réuni pour presser la transformation du mode actuel d'assistance des enfants par la colonie de défrichement. Comment opérer ce changement? De quelle manière organiser enfin administrativement la colonie hospitalière? Il me reste, pour finir, à parler de ce dernier côté de la question. Ce sera en quelques mots, ne voulant rien indiquer ici que de très-loin. Ce sont des aperçus, non des détails qui conviennent à cet égard.

Organiser administrativement, termes bien hérétiques pour des oreilles économistes ! Cependant, sans se porter le partisan de cette intervention exclusive, en quelque sorte régalienne, dont on émet parfois la prétention pour l'État, il est plus que permis de ne pas avoir pour son action l'éloignement systématique que d'autres manifestent. Ce n'est pas uniquement une tradition très-forte, c'est son grand prix qui donne à cette action dans notre pays la part considérable qu'elle prend à tout. La lui avoir faite est le caractère de notre histoire. Il n'y a qu'une société qui l'ait produite, la nôtre, qui y ait mis surtout cette suite et ce temps, employé tant de grands génies et de grands hommes, et nous avons eu pour cela des raisons plus enracinées, plus intimes que la tyrannie même de cette action absorbante à laquelle on l'attribue d'habitude. Nous lui avons dû de grandes choses, qui en définitive mènent aujourd'hui le reste du monde après elles, et malgré plus d'un mauvais côté c'est par elle que nous en ferons encore. On peut donc aimer cette puissante machine sociale qui porte les noms mal sonnants à cette heure de centralisation ou de gouvernement; on peut tenir à lui faire prendre dans son jeu toute création qui a des intérêts publics pour objet. Que l'individu, seulement, se persuade assez que cette machine fonctionne pour lui, pour lui si humble soit-il; qu'il la tienne bien pour ce qu'elle doit être, pour le grand metteur en œuvre, pour le préparateur de milieu, si l'on peut dire, au moyen duquel se réalisera plus aisément, plus tôt, plus complétement ce qu'il veut, ce qui est nécessaire, et non pour quelque chose qui le dispense de vouloir ou d'agir: voilà le progrès à faire, au lieu d'entrer en lutte contre elle pour agir à sa place. De cette manière, on lui retirera très-vite ce qui n'a plus besoin d'elle, on lui fera facilement introduire dans son mouvement et animer de sa force ce qui ne peut s'en passer, ce qui attend pour exister les ressources communes, et c'est là ce qui importe.

Rentrant dans le sujet, il s'agit tout uniment de réclamer en faveur de la colonie hospitalière les effets de ce rôle de metteur en œuvre, quand je parle de l'organiser administrativement. Ici, d'ailleurs, on aurait beau avoir horreur de l'État, il faut s'entendre avec lui pour un des premiers éléments de l'œuvre, le sol, et pour cet autre dont il dispose également, des avances propres à rendre ce sol cultivable ou fructueux. Donner à l'institution son plan et son cadre; provoquer ensuite à y venir poursuivre leurs résultats les administrations hospitalières; en même temps appeler à s'y mouvoir tous les efforts privés, voilà la part d'action qu'on doit demander au gouvernement. Il a devant lui deux faits à cette heure. Les hospices d'abord avec leurs ressources d'argent certaines, leur personnel voué ou accoutumé à la conduite des enfants, leurs habitudes de règle, de soumission, de surveillance. Il peut leur choisir des terres convenables dans le vaste domaine inculte, leur assurer dans le fonds alloué à la mise en production de ces terres la part utile d'avances, leur procurer un personnel enseignant, leurs routes ou chemins indispensables, puis, une fois fixées avec eux les proportions de l'œuvre, la leur faire entreprendre et les y diriger. Ce serait au moins la façon magistrale d'instituer cette œuvre, et par la suite elle conduirait peut-être à rendre tout à fait ruraux, à transférer en plein champ les hospices d'enfants trouvés, malsainement et onéreusement établis aujourd'hui dans les faubourgs des villes. A tous égards cette partie de la question hospitalière méritera d'être étudiée bientôt, et elle importe sérieusement aux colonies agricoles; ce changement de résidence des hospices aurait le grand avantage, en effet, de rapprocher d'elle leur administration et, pour leur plus grand intérêt, de faire prendre à tout le personnel dirigeant, à toutes les forces vives qui la meuvent, le caractère et le pli agricoles.

L'autre fait qui s'offre à l'intervention du gouvernement, ce sont les colonies déjà existantes, un assez grand nombre d'établissements de proportions diverses, répandus sur différents points du territoire (1). Aller à celles de ces colonies qui ont le mieux réussi et pour leurs colons et pour elles, les doter de ce qui leur manque de terrains ou d'argent, les assister en tout de la même manière que je viens de dire, et en faire le point de départ, le noyau de l'institution nouvelle en ne laissant aux administrations hospitalières qu'à recueillir, à élever, à fournir le personnel des enfants, on peut le faire aussi.

On peut également prendre à la fois ces deux éléments pour instruments d'action, appuyant vers l'un ou vers l'autre suivant leur efficacité

(1) Une quarantaine de colonies rurales, sans parler de beaucoup d'orphelinats des deux sexes établis dans les villes.

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