Images de page
PDF
ePub

casernement, leur habillement et leur entretien, questions graves dont la solution ne doit être confiée qu'aux hommes compétents ayant l'expérience du pays. Le soldat ne doit pas être seulement bien nourri, bien logé, commodément vêtu, pour résister au climat de l'Indo-Chine, il ne doit encore être soumis à aucun travail pénible; trois siècles d'expérience prouvent que la race blanche ne peut travailler la terre dans les pays tropicaux: aussi doit-on s'interdire de la façon la plus absolue d'employer les troupes aux travaux de terrassement. La durée du séjour, lorsqu'il excède trois années, peut aussi avoir les plus graves inconvénients sur la santé du soldat, par suite de l'affaiblissement des forces physiques causé par la chaleur, et de la nostalgie qu'amène souvent une absence trop prolongée de la patrie. Il y a encore aujourd'hui dans les mers de Chine des compagnies et des équipages partis de France en 4856, c'est-à-dire depuis cinq ans. En abusant ainsi des hommes, on risque de les dégoûter pour jamais des campagnes lointaines.

La seconde phase de la conquête, c'est-à-dire celle de la pacification des territoires conquis, ne demande pas une attention moins sérieuse que la première; mais ce qui a été fait en Algérie le sera bien plus facilement dans l'Indo-Chine, où l'on ne trouve pas, comme dans notre colonie d'Afrique, des populations nomades, guerrières et fanatiques. Les bureaux arabes ont pacifié l'Algérie, quoi qu'en aient dit leurs détracteurs; déjà les bureaux annammites s'organisent dans la province de Saigon, où ils sont chargés, à la fois, de l'administration et de la surveillance des populations indigènes, et nul doute qu'ils sauront leur faire accepter notre domination.

Il nous reste maintenant à examiner les mesures politiques, administratives et commerciales, nécessaires pour rendre féconde en résultats notre expédition de l'Indo-Chine. Il ne suffit pas, en effet, d'y conquérir de vastes et fertiles territoires pour avoir une colonie riche et productive, il faut encore les coloniser, c'est-à-dire y attirer des colons et des capitaux pour les faire valoir. C'est là une tâche plus difficile que la conquête; nombre de gens en France la considèrent même comme impossible et croient à une fatalité aveugle qui nous empêche d'allier la grandeur coloniale à la grandeur militaire, la richesse à la gloire des armes. Le Français, dit-on, n'est pas colonisateur, il n'émigre qu'avec la plus grande difficulté et préfère la misère en France à l'aisance, et même à la fortune, achetées au prix de l'expatriation; vieux préjugés, dont l'histoire de nos anciennes colonies suffirait pour démontrer la fausseté. Il est vrai que nos anciens établissements végétent, et que les essais que nous avons tentés depuis cinquante ans pour en créer de nouveaux ont été assez malheureux ; mais la cause en est tout entière dans la politique coloniale suivie par nos gouvernements depuis 1815, dans la centralisation du pouvoir, dans le rôle absorbant que s'attribue l'Etat, dans la multiplicité des fonctionnaires nommés et payés par lui, dans l'annulation du régime municipal, dans les règlements administratifs qui enlèvent toute liberté et toute initiative aux colons, dans les conditions imposées aux étrangers pour obtenir la naturalisation, dans les pouvoirs excessifs donnés aux gouverneurs, dans les changements continuels de ces hauts fonctionnaires, dans l'impossibilité où sont un grand nombre de familles françaises de faire seules les frais d'une longue traversée et d'un premier établissement, enfin dans le régime commercial auquel sont restés sou

mis jusqu'à ce jour nos établissements coloniaux. C'est surtout aux institutions qui les régissent que les colonies anglaises, et que la Californie, cette magnifique colonie américaine, doivent leur merveilleuse prospérité : la liberté individuelle des colons y est parfaitement respectée, et la plus grande initiative leur est laissée; l'administration civile, assise sur des bases aussi libérales que possible, laisse aux habitants toute liberté d'action et ne se mêle en aucune façon de leurs affaires particulières, sous de faux prétextes de surveillance et de protection; la plus grande extension est donnée au régime municipal; toutes les autorités locales sont nommées par les colons euxmêmes à l'élection; plusieurs des colonies anglaises forment même, sous le protectorat de la métropole, de véritables républiques, se gouvernant et s'administrant elles-mêmes. Aussi quelle vitalité dans tous ces établissements, quelle activité que celle de tous ces colons que rien ne gène dans leurs allures, que pousse non-seulement le désir de s'enrichir, mais aussi l'ambition d'être désignés par leurs concitoyens comme les plus capables de les représenter et de les administrer! Pour eux, la colonie, au lieu d'être un lieu d'exil momentané, est une véritable patrie.

Si, comme tout le prouve, nos institutions ont porté le plus grand préjudice à la prospérité et au développement de nos colonies, il faut nous håter de les réformer. Déjà l'on est entré dans une voie meilleure en abolissant le pacte colonial, qui, depuis près de deux siècles, régissait les relations commerciales existant entre la France et ses colonies, et l'émancipation commerciale de celles-ci, libres désormais de faire leurs achats et de vendre leurs produits sur tes marchés offrant le plus d'avantages, est une mesure à laquelle on ne peut reprocher qu'une chose, d'avoir été prise trop tard. Aussi croyons-nous qu'il est urgent de placer nos établissements de l'Indo-Chine sous le régime commercial dont jouissent aujourd'hui les Antilles et la Réunion: c'est sous l'influence de la liberté de commerce la plus absolue que les établissements anglais de Singapoore et de Hongkong se sont rapidement développés, en enlevant une part notable de leur importance à Manille et à Macao. Serait-il sage de placer les ports français de la mer de Chine sous un régime moins libéral, lorsqu'il se trouve si près d'eux des exemples prouvant d'une façon aussi concluante que la liberté de commerce est l'une des sources les plus fécondes de richesse et de prospérité? Il est même dans la nouvelle loi sur les colonies un point sur lequel la réforme ne nous parait pas assez radicale la navigation anglaise, d'après les articles additionnels du traité de navigation de 1826, se trouve exempte de la surtaxe de navigation pour l'importation des produits anglais dans nos colonies; en supposant que cette surtaxe soit fixée pour l'Indo-Chine à 30 francs per tonneau, comme pour la Réunion, cet avantage donné au pavillon anglais sur les autres pavillons étrangers, de peu d'importance lorsqu'il s'agit de produits manufacturés d'un prix relativement élevé, devient excessif pour les matières premières lourdes et encombrantes, la houille, par exemple. Comparons, en effet, les conditions respectives dans lesquelles se trouveraient deux batiments d'égal tonnage, l'un anglais, chargeant à Liverpool pour Saigon, l'autre belge, chargeant à Anvers pour la même destination, et prenant chacun 400 tonnes de houille pour lest; en supposant les prix de revient du charbon mis sous voiles à Li

verpool et à Anvers parfaitement égaux, soit de 25 francs la tonne, le prix de revient du charbon belge rendu sur le marché de Saigon se trouvera frappé d'une augmentation de 30 francs par tonne, soit de plus de 100 pour 100, qui l'en exclura inévitablement, et il est facile de voir quelles en seront les conséquences d'une part, les houilles anglaises resteront maîtresses du marché, sans concurrence possible, au grand détriment du colon, et d'autre part, la navigation anglaise, jouissant seule de l'énorme avantage de prendre un lest productif dans ses transports à notre colonie, pourra établir son fret à un prix contre lequel ne pourront lutter les autres marines étrangères, qui en déserteront naturellement les ports. Ces deux inconvénients sont graves; aussi doit-on les éviter, et le seul moyen de le faire serait de faire jouir toutes les marines étrangères des priviléges accordés à la marine anglaise parle traité de 1826.

-La liberté de commerce si nécessaire, comme le prouve l'histoire de toutes les colonies étrangères, n'est cependant pas suffisante pour relever nos anciennes colonies, encore moins pour donner aux nouvelles la force vive indispensable à leur développement; seule, elle ne peut rien faire, et est condamnée à rester sans résultat, si la liberté individuelle la plus étendue et la liberté administrative ne lui viennent en aide. A toute colonie il faut des colons et des capitaux; or, le colon voulant être libre et le capital également, l'un et l'autre ne se portent que là où ils savent trouver toute liberté d'action. Le colon veut faire ses affaires lui-même ; il veut pouvoir transporter sa personne, son domicile et son négoce comme il l'entend, planter dans son champ ce que bon lui semble, s'arranger avec ses voisins pour les questions d'intérêt commun, telles que l'établissement d'une route ou d'une fontaine, sans être soumis au contrôle d'un fonctionnaire, généralement étranger à la colonie, qui en ignore souvent les besoins, et dont la plus grande préoccupation est celle de l'observation de formalités et de règlements au moins inutiles. Le colon, celui surtout qui vient s'établir dans les colonies de nouvelle création, pour soumettre à la civilisation une nature encore vierge et inconnue, est en général un homme au caractère aventureux, énergique et entreprenant, ayant beaucoup d'initiative, mais aimant passionnément la liberté; aussi rien ne lui est plus insupportable que cette pression exercée sur lui par le gouvernement, pression qui, sous l'absurde prétexte de veiller à ses intérêts et de lui rendre la vie plus facile, lui enlève son libre arbitre, la responsabilité de ses actes et annihile sa personnalité. La force vitale d'une colonie naissante est la résultante de toutes les forces individuelles des colons; il faut que chacun s'intéresse non-seulement à sa plantation, à son industrie ou à son négoce, mais encore à l'administration des affaires de son village et de sa province. Nos institutions coloniales sont, sous ce rapport, profondément vicieuses: une centralisation exorbitante, concentrant entre les mains des fonctionnaires du gouvernement tous les pouvoirs administratifs, écarte de nos nouveaux établissements les hommes qui ne peuvent se résoudre à faire pleine abstraction de leurs volontés et à se soumettre à un régime qui, en voulant tout réglementer, tout surveiller, tout diriger, tout régulariser et tout protéger, permet au pouvoir de s'immiscer sans cesse dans les affaires du colon et enlève à ce dernier toute initiative et toute liberté. Une réforme radicale de nos institutions est nécessaire si nous voulons voir nos établissements de l'Indo

Chine atteindre rapidement le développement qu'il est permis d'espérer pour eux; la richesse du pays, la facilité d'exploitation qu'il présente et son heureuse situation au milieu des contrées les plus riches et les plus commerçantes de l'extrême Orient, ne pourront manquer d'y attirer des colons; ces colons, il faut les y retenir et les y fixer; pour cela, il faut les mettre sous un régime basé sur la commune, l'élection et la liberté individuelle. Que le lecteur veuille bien examiner ce qui s'est passé dans nos colonies et dans les États de l'Union américaine de nouvelle fondation, qui ne sont que des colonies des anciens États : chez nous, l'administration centrale a cherché à remplacer partout par ses fonctionnaires le libre concours des individualités; nos colonies, de l'aveu mème du gouvernement (1), sont dans un état de souffrance déplorable; tandis que tout y languissait, que toutes les forces particulières s'y atrophiaient et s'y épuisaient en inutiles efforts, les États américains, doués d'une vitalité merveilleuse, se formaient, se peuplaient et se développaient avec une étonnante rapidité, sous l'influence des libertés communales les plus étendues. N'est-il pas visible par là que la centralisation dans une colonie qui ne peut avoir de politique extérieure, à la défense de laquelle veille la métropole, détruit tout élément de vie et de prospérité, et n'est-il pas démontré qu'il n'y a de colonies prospères que celles où la puissance administrative est livrée à l'action collective des colons?

--

- A l'administration des colonies se rattache naturellement la question des gouverneurs, dont les pouvoirs nous paraissent excessifs et de nature à effrayer les étrangers qui songeraient à aller se fixer dans nos nouveaux établissements; d'autre part, les gouvernements de nos colonies sont à peu près assimilés à des commandements militaires, et leur durée par suite n'est en moyenne que de deux ou trois ans, chose fâcheuse. Les gouverneurs militaires offrent dans les colonies certains avantages incontestables on trouve généralement chez eux plus de fermeté dans le commandement, plus d'énergie, plus d'activité, plus d'initiative, plus d'attachement au devoir; les épaulettes ont toujours un certain prestige; mais aussi, il faut le reconnaître, la colonisation n'est pour la plupart des officiers qui en sont chargés qu'une œuvre passagère, à laquelle ils n'ont pas le temps de s'intéresser et qu'ils désirent voir se terminer le plus tot possible pour en retirer le profit qu'ils en attendent et poursuivre leur véritable carrière, celle des armes; il est facile de comprendre combien l'organisation actuelle doit avoir de déplorables résultats, lorsqu'on songe que toute l'administration des colonies se trouve entre les mains des gouverneurs et quels avantages celles-ci retireraient d'un régime qui donnerait aux colons le droit de s'occuper eux-mêmes de leurs intérêts, leur garantirait le libre exercice de leur commerce et de leur industrie, prolongerait la durée des mandats des gouverneurs et placerait à côté de ceux-ci des conseils de gouvernement dont ils devraient prendre l'avis dans les circonstances graves.

-La soumission de la province de Saigon est aujourd'hui à peu près terminée; elle est en tout cas assez avancée pour que le gouvernement s'occupe sans plus tarder d'y attirer des colons français, et il y réussira, s'il se décide à s'imposer pour cela des sacrifices d'argent en rapport avec ceux devant lesquels

(1) Discussion de la loi sur les colonies.

il n'a pas reculé pour entreprendre la conquête de l'empire annamîte. La répugnance qu'inspire aux Français l'émigration est loin d'être aussi grande qu'on veut bien le dire des milliers de Français se sont précipités sur les mines d'or de la Californie dès leur découverte, et il en part chaque année un grand nom bre pour l'Amérique et l'Australie; le manque de ressources est le principal obstacle qui arrête un grand nombre de familles; c'est au gouvernement à les aider, s'il veut atteindre son but et faire de l'Indo-Chine une colonie française riche et productive. Chaque année l'État paye environ quatre millions de primes pour les pêches à la morue et à la baleine; ces pêches sont ainsi favorisées dans le but d'entretenir une pépinière de marins pour la marine de guerre; ne pourrait-il consacrer aussi tous les ans quatre ou cinq millions à transporter dans notre nouvelle colonie un certain nombre de familles françaises, comme les Anglais l'ont fait en 1820 dans leur colonie du cap de BonneEspérance?

Qué serait une dépense annuelle de cinq millions en comparaison des sommes énormes qu'ont coûtées les expéditions de Chine et de l'IndoChine? Ces dépenses assureraient à nos établisséments un développement rapide, nos échanges en recevraient un accroissement considérable, dont profiteraient naturellement notre marine de commerce et par suite notre marine de guerre. Mais il ne suffit pas de fournir à des familles françaises les moyens de faire les frais de la traversée, il faut encore leur donner ceux de s'établir dans la colonie, de s'y procurer les outils, les instruments, les métiers, les buffles, les coolies, etc., qui leur sont nécessaires pour monter une industrie, ou entreprendre l'exploitation d'une plantation; il faut aussi leur donner des terres et les mettre en état d'attendre le moment où leur travail leur rapportera quelque chose. Une colonie à fonder, comme l'a dit si bien M. A. de Broglie (1) n'est pas, comme quelques gens se le représentent, une sorte de brelan ouvert où un joueur qui a tout perdu peut encore courir une chance sans fournir de mise. Dans une colonie naissante encore plus qu'ailleurs, il n'y a que ceux qui ont déjà quelque chose qui ont chance d'acquérir davantage.» Le Crédit foncier a été institué en France dans le but de venir en aide à l'agriculture; ne pourrait-on, par une institution analogue, venir en aide à la colonisation en lui prêtant les capitaux qui lui sont nécessaires, capitaux qu'elle pourrait rembourser par annuités? Si les premières familles transportées aux frais de l'État réussissaient et avaient lieu de se trouver satisfaites de leur nouvelle position; si elles entrevoyaient, après quelque temps de séjour, la possibilité de retourner un jour en France jouir paisiblement d'une belle aisance acquise dans l'Indo-Chine, leurs lettres au pays entraîneraient d'autres émigrants à leur suite si, d'autre part, nos institutions étaient assez libérales pour ne pas écarter de nos établissements nombre d'aventuriers français qui parcourent le monde et chez lesquels se rencontrent quelquefois de belles et riches organisations, nous aurions des pionniers qui, par la hardiesse et l'habileté, ne le céderaient en rien aux pionniers anglais et américains. Aujourd'hui plusieurs milliers de soldats et de marins sont dans l'Indo-Chine

(1) Réforme administrative en Afrique, par M. A. de Broglie. Revue des Deux Mondes, 1 janvier 1860.

« PrécédentContinuer »