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pièce, le coton employé et le nombre des duites, de manière à rendre le contrôle facile. Pour en assurer l'effet, deux fois par an les fabricants font des inventaires chez les contre-maîtres, et quand il y a des manquants, ces derniers en répondent. Ce régime a ainsi des cadres dans lesquels le travail se meut avec plus d'aisance et qui met deux responsabilités en jeu, celle de l'ouvrier vis-à-vis du contre-maître, celle du contre-maître vis-à-vis des fabricants. L'ouvrier prend la besogne à la tâche, sans délai fixe pour la livraison; il est dès lors difficile de savoir ce que son travail lui rapporte. On l'évalue à deux francs pour une journée bien employée; je crois que ce chiffre est exagéré et qu'en le réduisant de 25, et même de 50 centimes, on se rapprocherait mieux de la réalité. L'aisance règne pourtant dans ces localités que l'industrie anime. Les tisserands ont presque tous une maison et un petit champ à eux, qu'ils cultivent et dont ils tirent quelques produits pour leur consommation; ce qu'il leur faut en supplément, ils l'ont à bas prix. Avec moins de besoins que leurs camarades des villes, ils ont plus de ressources. La vie est donc facile pour les tisserands ruraux, et, grâce à une double occupation, bien remplie. La seule ombre au tableau est ce fatal cabaret qui semble suivre à la piste les ouvriers d'industrie, se multiplier quand ils deviennent plus nombreux, et qui aujourd'hui va jusque dans le dernier hameau tendre des piéges à leur épargne.

En résumé, ce rayon de Saint-Quentin est des plus intéressants à étudier. Le nombre des articles qui s'y traitent est presque infini et l'assortiment est des plus riches. Nulle part on ne fabrique autant de ces rideaux de mousseline brochée que la modicité de leur prix a mis à la portée de toutes les fortunes. Dans quelques établissements on a réussi à appliquer la mécanique à la broderie et même aux festons, en y employant le procédé Jacquart. Partout on est en recherche des procédés les plus ingénieux et les plus économiques; sur divers points l'Angleterre est devancée, et il est tel de nos brevets qui, en passant le détroit, a donné aux inventeurs de plus grands profits que son exploitation en France. On sent à l'examen de ces faits, tout ce qu'il y a de puissance dans le génie industriel de notre nation. Nous avons l'invention, nous avons le goût; il ne nous reste plus qu'à prendre confiance en nous-mêmes et à déployer dans nos facultés qui sommeillent le même ressort que dans nos qualités éprouvées.

Nous voici arrivés à l'agglomération dont Lille est le centre et qui, outre les campagnes dont elle est environnée, comprend des villes importantes, comme Roubaix, Turcoing, Douai, le Cateau, Armentières et

Seclin. C'est l'un des principaux siéges de notre filature qui, en 1860, comptait dans le département près de douze cent mille broches en activité, le cinquième environ du produit total des filatures françaises. On évalue à 50 millions de francs le coût des constructions et des instruments que ce travail représente. Pour atteindre ces proportions, il a fallu défrayer par un effort soutenu des services qui allaient croissant et doubler en dix ans un matériel qui, à la date de 1849, n'était encore que de 550 mille broches. Tel est pourtant l'essor qu'a pris la consommation des tissus, que, de divers côtés, on a accusé la filature de ne répondre que lentement et insuffisamment aux besoins des industries qui en dépendent. Au lieu de tenir l'approvisionnement au-dessus et même au niveau du débouché, elle attendait, disait-on, que des vides se fussent faits et profitait de ces vides pour relever les prix. On a vu que Tarare n'était pas la moins ardente parmi les localités vassales à signaler à l'administration le dommage que lui causaient ces langueurs de la filature dans lesquelles elle voyait moins d'impuissance que de calcul. Le ministère du commerce a été littéralement assiégé de réclamations qui toutes reproduisaient le même grief et en demandaient la réparation. Les plaintes étaient tout aussi vives de la part de la fabrication des tulles qui a son siége principal à Saint-Pierre-les-Calais, et qui, ne pouvant employer que des fils d'un certain degré de finesse, était presque à la merci de sept ou huit établissements qui seuls pouvaient lui en fournir. D'Amiens également des objections analogues se sont élevées, et le prix des filés, leur disette dans quelques cas, ont été signalés comme des causes de préjudice pour le tissage des velours de coton. A leur tour, les toiles peintes, dépendantes à deux degrés et qui relevaient à la fois, pour l'aliment de leur travail, du tissage et de la filature, prenaient une part active à ce concert de récriminations. D'où il suit que, sous des apparences de paix, le marché intérieur, livré à lui-même, entretenait de petites guerres civiles où les intérêts engagés ne s'épargnaient ni les reproches ni les embûches. Il est vrai que, prompts à sacrifier autrui, ces intérêts n'étaient jamais disposés à se sacrifier eux-mêmes et qu'ils apportaient, à défendre les priviléges qui leur profitaient, la même ardeur qu'à combattre les priviléges dont ils avaient à souffrir. Au besoin même, quand la menace était générale, ils savaient oublier leurs griefs particuliers pour faire face à l'ennemi et se résignaient au silence tant que durait la défense commune. La plainte ne recommençait que lorsque le danger était passé.

Dans ce conflit qui a duré un demi-siècle la position de la filature

n'était pas des plus faciles à maintenir. Elle avait contre elle le nombre. En y comprenant les opérations accessoires qu'embrasse la préparation des filés, elle n'a jamais compté au delà de 60,000 ouvriers directement attachés à son service. Le tissage et l'impression en avaient plus de 600,000, sans compter les milliers d'intermédiaires qui vivent du commerce des tissus écrus ou de couleur et des millions de consommateurs qui les approprient à leur usage. La partie, on le voit, était inégale, et il a fallu une grande habileté pour balancer la disproportion des forces. A l'honneur de la filature, on doit ajouter qu'elle a vaincu une partie de ces obstacles et désarmé beaucoup de ces préventions par une activité qui ne s'est point démentie. Si elle est restée en deçà du but, c'est que le but s'éloignait constamment d'elle et que l'aisance publique allait plus vite que ses efforts. Une longue paix, inséparable d'un surcroît de population, lui amenait de nouveaux clients et des clients plus empressés. Tout la servait, un repos garanti, des finances prospères, le goût du bien-être de plus en plus répandu. Il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle soit restée au-dessous de ce mouvement qui a peu d'analogues dans la vie des peuples. Quand la fortune sourit à ce point, elle amollit ceux qu'elle favorise. La filature s'est quelquefois endormie dans son succès. Elle trouvait, dans l'emploi de vieux instruments, des bénéfices assez considérables pour n'être pas excitée à en acquérir de meilleurs et de plus coûteux. La concurrence intérieure n'avait pas l'énergie del'y contraindre, et la concurrence étrangère était écartée par le régime en vigueur. On n'y a dérogé qu'en 1834, pour les filés au-dessus du no 142 métrique. Ce fut la seule satisfaction qu'obtinrent les industries dépendantes contre l'industrie alimentaire. Mais, pour être étouffées, les plaintes n'en subsistaient pas moins, et le trouble des rapports prenait d'autres formes. Dans les grands établissements la plus significative fut celle du cumul. Pour s'affranchir du tribut payé à la filature, des fabricants de tissus et d'indiennes se firent filateurs, et dans ce mélange d'intérêts, avec un pied dans les deux camps, ils trouvaient d'amples compensations à des griefs devenus secondaires; s'ils payaient encore un tribut, ils se le payaient à eux-mêmes. La charge retombait dès lors sur ceux d'entre les fabricants qui, faute de hardiesse ou de capitaux, ne pouvaient réunir dans leurs mains les trois natures d'opérations. Ces désertions affermissaient la filature qui recrutait des soutiens là où auparavant elle n'eût rencontré que des résistances.

De cet état de choses naissait un inconvénient qui frappera tous les yeux, c'est que, dans le sein du pays, des querelles de famille se perpé

tuaient entre des intérêts privés, enclins à empiéter les uns sur les autres. Il ne s'agissait plus du jeu naturel des industries qui met et doit mettre les individus en présence, mais de véritables groupes, animés de passions collectives. Il ne s'agissait pas non plus d'une concurrence régulière qui classe les hommes et distribue les fortunes suivant l'habileté et la puissance de chacun. C'était aux lois constitutives de l'Etat qu'on s'attaquait, c'était le gouvernement que l'on prenait à partie. On l'accusait de faire trop pour ceux-ci, pas assez pour ceux-là, et de charger d'une manière inégale une balance qui devait avoir des poids uniformes pour tous. Chaque jour on l'invitait à mieux vérifier l'instrument, à voir par où il péchait et à en rétablir l'équilibre dans un sens plus conforme à la justice. Dans la faveur comme dans le préjudice, c'était toujours du côté de l'Etat qu'on se retournait, en se demandant ce qu'on avait à en espérer ou à en craindre. L'habitude en était prise, et dans l'histoire de l'industrie française il n'y a point de chapitre, dans ce demi-siècle, qui tienne plus de place que celui des lamentations. Que de procès ont été ainsi portés devant l'administration, pris, repris, jugés, déjugés, pour les huiles, pour les sucres, pour les blés, comme pour le coton! On eût dit que les industries avaient moins de confiance dans ce qu'elles faisaient par ellesmêmes et pour elles-mêmes que dans ce que l'Etat pouvait faire pour elles ou contre elles. On le tenait pour apte à tout connaître et à tout décider, même dans des détails que l'expérience la plus consommée parvient à peine à saisir, dans l'appréciation de procédés techniques qui sont ce qu'il y a au monde de plus variable et de plus délicat. Dieu sait le nombre des documents contradictoires qu'a suscités cette disposition des esprits et qui reposent dans les cartons officiels comme un témoignage que, même avec des principes très-arrêtés, la liberté de l'interprétation suffit pour créer des embarras et exposer à des surprises. Il serait aisé d'en multiplier les exemples; je m'en tiens à celui que me fournit mon sujet et qui a mis si longtemps aux prises les tisserands avec les filateurs, et les imprimeurs d'indiennes avec les filateurs et les tisserands.

Quelque opinion qu'on professe au sujet du régime économique qui convient à la France, il est impossible de méconnaître ce que de semblables habitudes ont d'énervant et de fâcheux. J'admets pleinement qu'un gouvernement ne doit rester indifférent à rien de ce qui touche la richesse publique et qu'en divers cas et sur des points en litige il lui appartient de prononcer le dernier mot. Là où un trouble naturel se pro

duit, il va de soi qu'il essaie de rétablir l'harmonie, qu'il contienne les impatiences des uns et soulage les souffrances des autres. Cet attribut est le sien, à la condition toutefois de ne le pas pousser jusqu'à l'abus. Entre ceux qui condamnent le gouvernement à une sorte d'indifférence vis-à-vis des intérêts privés et ceux qui voudraient le voir agir partout et toujours, il y a un milieu, une mesure, qui, difficiles à définir, n'en existent pas moins dans la conscience publique. C'est la recherche qu'un gouvernement doit se proposer, avec l'intention ferme de ne pas rester en deçà, de ne point aller au delà. Ainsi limitée, la tâche exclut les ardeurs inquiètes, les immixtions constantes, les poursuites où l'industrie attend ses succès de la main de l'Etat ou lui impute ses revers. Rien n'est plus périlleux qu'une responsabilité exagérée à laquelle correspond toujours le goût des empiétements. Combien les industries eussent été mieux inspirées si, dès l'origine, elles avaient plus compté sur ellesmêmes et moins sur l'Etat, si elles avaient visé davantage au perfectionnement et moins à l'agitation, si elles avaient apporté dans le développement de leurs ressources une partie de l'énergie qu'elles déployaient dans leurs querelles de famille ! L'effet de ces recours administratifs, de ces enquêtes qui se succédaient sans relâche était non-seulement de perpétuer l'instabilité là où la fixité est le plus désirable, mais surtout de créer de fausses notions sur les rapports qui doivent exister entre l'Etat et les industries, de substituer à l'activité libre une sorte d'assu-jettissement, et d'être à la fois un fondement fragile pour les intérêts et une mauvaise école pour les caractères.

Il est en effet, dans cet ordre de relations, un principe qui, longtemps méconnu, finira tôt ou tard par prévaloir, c'est que l'État ne doit point de fortunes aux industries. Il leur doit, comme au reste de la communauté, la sécurité, la liberté des mouvements, l'esprit de suite dans les institutions qui les affectent, le ménagement pour les positions acquises; il n'est pas tenu d'être leur arbitre et encore moins leur garant. Cette sollicitude particulière qu'on lui demande pour une classe, toutes les autres classes pourraient la lui demander au même titre et lui en imposer l'obligation. Aucune d'elles n'a des conditions d'existence si faciles qu'un peu d'aide, de la part de l'État, ne lui parût un expédient avantageux. L'industrie a trop de chances par elle-même pour qu'on y ajoute cellelà. Dans le mouvement qui règle la richesse du pays, elle s'est emparée, à tout prendre, du meilleur lot, et nulle part on n'a vu s'élever, en si peu de temps, des existences plus brillantes. Sans recourir à des désignations, on peut dire que la vogue a été longtemps de ce côté et que cette

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