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dont ils poursuivent la conquête et ne tarderont pas à être remplacés par d'autres pour être rapatriés; n'y aurait-il pas un grand avantage pour la colonie, si l'État, en donnant à chacun des officiers et des soldats qui en feraient la demande, des propriétés dans le pays qu'ils viennent de conquérir et en leur avançant les fonds nécessaires pour mettre en valeur ces propriétés, arrivait à en retenir quelques-uns comme colons?

--L'un des avantages de l'Angleterre sur nous est de mieux étudier, et par suite de mieux connaître, non-seulement les marchés de ses colonies, mais ceux du monde tout entier. Les jeunes gens appelés à diriger un jour de grandes affaires s'expatrient facilement, pour aller pendant plusieurs années étudier leur terrain; c'est un usage qui n'existe pas en France et qu'il serait sans doute bien difficile d'y introduire ; mais les chambres de commerce dans nos grandes villes industrielles retireraient beancoup de profit à envoyer tous les ans des jeunes gens, choisis parmi les employés les plus capables, visiter les établissements de l'extrême Orient, pour étudier les besoins de ces régions et voir les relations commerciales que l'on pourrait établir avec elles.

-Le gouvernement ne doit pas se borner à favoriser le départ pour l'Indo-Chine de colons français et à leur faciliter leur établissement dans le pays, il doit encore, s'il veut arriver au but qu'il s'est proposé, aider de tous ses moyens la création dans la colonie de grandes entreprises commerciales françaises. Les commerces anglais et américain sont aujourd'hui maîtres de la mer de Chine; le commerce français y est à peu près nul, et à côté des colossales maisons anglaises et américaines de Hongkong, Singapoore et Shanghai, à peine pourrait-on citer une maison française de troisième ou de quatrième ordre. La création d'une ligne de paquebots français entre Suez et la Chine est décidée, et le Comptoir d'escompte fonctionne à Saigon; c'est là sans doute quelque chose déjà, mais il ne faut pas se dissimuler qu'il reste encore beaucoup à faire pour mettre notre commerce en position de lutter avec ses rivaux. Des établissements de crédit français, soutenus par le gouvernement, sont nécessaires non-seulement à Saigon, mais dans toutes les places commerciales de l'extrême Orient. Ces établissements ne pourront manquer, du reste, de donner les plus heureux résultats, et il sera possible à notre commerce de prendre rapidement une importance considérable dans la mer de Chine. Jusqu'ici, en effet, les Européens ont manqué d'objets d'échange pour leur commerce avec le Céleste-Empire; les Anglais seuls avaient dans l'opium une denrée de consommation chinoise; aussi les exportations européennes ont-elles toujours dépassé de beaucoup les importations; la balance se faisait en argent, et de là l'énorme quantité de ce métal absorbée depuis dix ans par la Chine (1). La conquête de l'empire annamite par la France change complétement pour l'aveair les conditions économiques du commerce européen avec la Chine; personne n'ignore en effet que chaque année il y a famine sur plusieurs points de cet immense empire; or l'Indo-Chine produit, et surtout peut produire en quantité incalculable, les denrées qui forment la base du régime alimentaire du Chinois, le riz, le sucre, le poisson salé; le commerce français, pouvant à l'ave

(1) Les importations d'argent à Shanghaï seulement ont dépassé de 50,779,000 fr. les exportations pendant l'année 1859. (Relevé officiel des douanes de Shanghai.)

nir solder ses achats sur les marchés chinois par les produits de notre colonie, se trouvera donc dans des conditions aussi favorables que le commerce anglais, et lorsqu'il aura ses banques françaises et ses paquebots français, il ne sera plus, comme il l'est aujourd'hui, dans une sorte de sujétion vis-à-vis de l'Angleterre. L'une de nos grandes industries françaises, celle des soieries, manufacture par an pour environ 100 millions de francs de soies chinoises. qu'elle ne peut se procurer que par voie anglaise; quel énorme avantage pour elle de pouvoir un jour faire ses achats directement !

-Le voisinage des établissements anglais, hollandais et espagnols, et l'importance des commerces anglais et américains dans les mers de l'extrême Orient, amèneront dans notre nouvelle colonie des colons et des capitaux étrangers, qui pourront contribuer puissamment à son développement et à sa prospérité. On ne devra rien négliger, non-seulement pour les y retenir, mais encore pour les y fixer, nous dirons même pour les y nationaliser, et sous ce rapport nos institutions nous paraissent encore défectueuses, en ce sens qu'elles rendent la naturalisation trop difficile à obtenir; ne serait-il donc pas possible d'accorder la qualité de citoyen français, avec tous les droits qui lei sont attachés, aux étrangers qui, habitant nos colonies, y justifieraient de la possession d'établissements agricoles, commerciaux, industriels ou autres, représentant un certain capital? Cette mesure, jointe à une large part donnée aux citoyens dans l'administration des intérêts de la colonie, contribuerait sans aucun doute à augmenter considérablement le nombre des colons aisés, actifs et intelligents.

Il nous reste à parler de quelques mesures nécessaires au rapide développement de nos établissements. Il nous semble d'abord que l'on ne saurait apporter trop de soin dans le choix des officiers auxquels sera confiée la direction des bureaux annamites: la tâche difficile de faire accepter notre domination aux populations indigènes, tout en veillant sur leurs intérêts; de surveiller ces populations, et de réprimer toutes les tentatives qu'elles pourront faire pour retourner à leurs anciens mandarins, avant qu'elles aient pu apprécier les avantages qu'elles ne manqueront pas de retirer du nouvel ordre de choses; d'instruire le gouvernement des besoins des localités; d'étudier les premiers travaux nécessaires pour faciliter l'exploitation du pays; d'explorer les régions encore inconnues; de renseigner le commerce sur les ressources des provinces et les échanges à faire; de se mettre en relation avec les populations voisines de nos frontières; de faire respecter partout le colon et le négociant européen, ne peut être confiée qu'à des hommes d'élite, joignant une grande instruction et une brillante intelligence à une volonté énergique et à une activité infatigable. De tels hommes sont toujours rares, et l'on ne saurait leur faire trop d'avantages pour les retenir dans la colonie, lorsque surtout ils auront acquis l'expérience du pays; il est donc nécessaire de leur faire de brillantes positions si on veut les conserver et les empêcher de mettre au service d'entreprises particulières, leur offrant la possibilité de s'enrichir rapidement, la connaissance des hommes et des choses qu'ils auront acquise dans l'administration des affaires indigènes dans les Indes anglaises, le gouvernement n'a pu retenir à son service les résidents des provinces qu'en leur faisant les mêmes avantages que le commerce et l'industrie,

-La connaissance de la langue annamite est d'une importance capitale, non-seulement pour tous les fonctionnaires militaires et civils de notre colonie, mais encore pour tous les Européens qui iront en essayer la colonisation, ef nouer des relations commerciales avec les populations indigènes qui l'habitent; aussi y a-t-il lieu de s'étonner du peu d'efforts faits par le gouvernement pour en faciliter l'étude. Il existe un dictionnaire annamite-latin et latin-annamite, fort rare aujourd'hui, et dont le corps expéditionnaire possède à peine deux ou trois exemplaires appartenant à des officiers, qui se les sont procurés à grand peine : il est urgent que le gouvernement fasse traduire ce dictionnaire, et qu'il en fasse faire un abrégé d'un usage facile. Quoiqu'il y ait trois ans que la conquête de l'empire d'Annam a été entreprise, il n'y a que deux ou trois officiers, doués d'une aptitude particulière pour l'étude des langues étrangères, qui commencent à parler la langue du pays; il en serait autrement si, dès le principe, des livres avaient été mis à la disposition des troupes et de l'escadre. Les Anglais ont en Angleterre une école où les jeunes gens qui se destinent aux emplois publics des Indes vont étudier les divers dialectes dont ils auront un jour besoin pour l'exercice de leurs fonctions; une école semblable est nécessaire sinon en France, au moins à Saigon. Des écoles françaises devraient être aussi créées dans tous les grands villages de nos établissements: le meilleur moyen de nous assimiler les populations, et de leur faire accepter notre domination, serait sans contredit de leur faire sentir le plus tôt possible les bienfaits de notre civilisation, et de les tirer de l'ignorance dans laquelle elle sont restées plongées jusqu'ici, en leur faisant apprendre notre langue. En rapprochant de nous les Annamites, nous leur donnerions quelques-uns de nos besoins, et nous pourrions par là trouver de nouveaux débouchés pour les produits de notre industrie.

-Les missionnaires ont déjà commencé à répandre parmi les habitants de l'Indo-Chine les lumières du christianisme; il est du devoir et de l'intérêt de la France de les encourager dans leur œuvre profondément civilisatrice, de leur frayer la voie, et d'aplanir les obstacles qu'a rencontrés jusqu'ici la prédication de l'Évangile; mais elle peut et elle doit exiger que cette prédication soit nationale, et que les missions qu'elle défendra et protégera de son épée soient des missions françaises; des missionnaires, aveuglés sur leurs véritables intérèts, ont trop souvent refusé à l'expédition le concours de leur expérience du pays et l'influence qu'ils pouvaient y avoir.

-Une mission scientifique, adjointe à l'expédition, et dont les membres seraient renouvelés comme ceux des états-majors militaires, aurait les plus heureux résultats; on n'a encore que des notions vagues et inexactes sur les lanques, l'histoire, les institutions, les mœurs, les lois, les littératures, l'industrie, le commerce, l'agriculture et la constitution géologique de cette partie de l'Asie; il ne manque pas en France de jeunes et savants professeurs qui répondraient avec empressement à un appel que leur ferait le gouvernement, et qui seraient heureux de pouvoir contribuer à enrichir la science, en allant étudier des pays que nul Européen n'a visités jusqu'à nos jours; les régions de l'Indo-Chine, de Siam, du Laos et du Thibet seraient utilement explorées par cette commission, et ses observations fourniraient de précieux renseignements. Les Anglais ont fondé dans les Indes la Société

asiatique de Calcutta, dont les travaux ont puissamment contribué à la prospérité de ce magnifique empire; suivons leur exemple dans l'Indo-Chine; rappelons-nous l'Institut d'Égypte, et donnons à nos savants les moyens de contribuer à la grande œuvre entreprise par nos marins et nos soldats.

-Les Hollandais ont à Java une institution d'une haute utilité: ils ont créé dans les environs de Batavia, dans le parc même du gouverneur général à Buitenzorg, un jardin botanique dans lequel se font tous les essais de culture des plantes qu'ils veulent naturaliser dans la colonie; un jardin semblable d'acclimatation devrait être le plus tôt possible établi à Saigon : la merveilleuse fertilité du climat de l'Indo-Chine permet, en effet, d'espérer que toutes les plantes tropicales qui lui manquent pourraient y être importées et cultivées avec succès.

Nous venons d'essayer de montrer combien notre expédition de l'IndoChine pourrait avoir une heureuse influence sur la puissance commerciale de la France, et d'indiquer les conditions auxquelles les généreux efforts de nos soldats pourraient être un jour couronnés de succès; de belles rivières, où jamais jusqu'à nos jours n'avait pénétré le commerce européen, nous sont ouvertes; des voies nouvelles pour pénétrer au centre de la Chine nous sont livrées; des pays encore neufs, et d'une fertilité incomparable, habités par des populations paisibles et laborieuses, et où la main-d'œuvre ne fera jamais défaut, nous sont soumis; de puissants éléments de richesse et de grandeur sont en notre pouvoir; nous n'avons plus qu'à savoir les utiliser pour reprendre notre ancienne grandeur maritime et coloniale.

Dès à présent, d'immenses terrains, situés sur les rives mêmes des grandes voies navigables, n'attendent que des colons pour être immédiatement transformés en magnifiques plantations; le riz est abondant dans toute la province de Saigon, tandis que sur les marchés de Canton, de Hongkong, de Macao et de Singapoore, l'offre y est toujours inférieure à la demande; de magnifiques forêts, à proximité des rivières, peuvent entrer de suite en exploitation; de nombreux navires marchands connaissent déjà la route de Saigon, et profiteraient avec empressement d'un service de remorqueurs qui les y conduiraient en quelques heures du cap Saint-Jacques, et leur éviteraient une perte de temps considérable. Que nos armateurs se hâtent donc de profiter de tous ces avantages qui sont à leur disposition. Si nous le voulons, l'Indo-Chine sera un jour notre empire des Indes; elle ne le cède ni en richesse, ni en fertilité, ni en ressources d'exploitation aux Indes anglaises et hollandaises; tout ce qui touche à sa colonisation, à son développement et à son avenir, touche desormais à la grandeur même de la France.

ARMAND COSTE,

Ancien officier de marine.

DE L'INFLUENCE d'une exPLOITATION SCIENTIFIQUE

SUR

LE PROGRÈS DE LA RICHESSE FORESTIÈRE

C'est une proposition évidente que tout travail sera d'autant plus productif qu'il sera plus rationnel dans ses procédés, et en même temps plus profondément caractérisé par l'unité de plan et de direction. Ce qui est une vérité incontestable pour n'importe quelle branche du travail humain ne souffre point d'exception en ce qui concerne l'industrie forestière.

L'Etat doit abandonner à l'industrie privée le travail de défricher la terre et de la mettre en culture, ainsi que l'approvisionnement des marchés nationaux en denrées alimentaires, Les champs se défrichent, se fument, se labourent, se sèment et donnent leurs fruits en de si courtes périodes, que l'impatience naturelle des individus n'a pas le temps d'hésiter devant les incertitudes des récoltes.

Mais il n'en est pas de même des produits forestiers. Le bois dont on a formé la charpente et façonné la mâture de nos vaisseaux, celui qui a servi à construire les habitations qui nous abritent, celui qui a fourni à l'industrie les moyens de préparer les mille commodités de la vie civilisée, ce n'est pas nous qui l'avons planté ou qui avons favorisé par nos soins les premières périodes de son développement. L'arbre est un symbole de la solidarité humaine et de la confraternité des générations successives. L'agriculteur travaille ayant sans cesse devant les yeux un gain immédiat. Le forestier voit se perdre dans les nuages de l'avenir la cime de l'arbre qu'il a planté.

L'intérêt individuel est-il assez généreux pour poursuivre une œuvre qui doit verser dans d'autres mains les fruits du travail actuel? S'il ne l'est pas, comme le démontrent l'expérience et le raisonnement, quelle force peut se charger de suppléer à l'énergie de chaque citoyen? C'est cette même force qui, au moyen âge, élève des monuments somptueux, qui dans notre siècle dépense des milliards dans les colossales entreprises des voies de communication; c'est la grande force qu'on appelle l'Etat, et qui, lorsqu'elle s'exerce au nom des intérêts légitimes de la communauté, oppose son veto, au nom de l'avenir, à l'égoïsme, à l'indolence ou à la prodigalité du présent.

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