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forme d'activité a maîtrisé beaucoup de vocations par les perspectives qu'elle présente. L'attrait y est suffisant et n'a pas besoin d'être accru. Il est même heureux que l'industrie prenne un caractère plus aléatoire, comme compensation à des succès trop rapides ou trop éclatants, et que dans cette carrière, comme dans les autres, il y ait quelques mécomptes. Autrement, qui ne voudrait être industriel? Qui songerait à ces fonctions. ingrates où le dévouement entre pour une plus grande part que l'intérêt, à ces services utiles où l'homme rompt volontairement avec la fortune? Qui se résignerait, par exemple, à la condition modeste qu'imposent la magistrature, l'enseignement et l'armée? Qui consentirait à desservir les intérêts moraux de la communauté, si ses besoins matériels devenaient, de la part de l'État, l'objet d'une préférence évidente, s'il s'en rendait caution pour ainsi dire et leur donnait un rang trop marqué dans ses préoccupations? Il est donc à désirer que des notions plus justes et de meilleures habitudes s'établissent dans des rapports que les circonstances ont dénaturés; les industries y perdront peut-être ces faveurs qu'elles se disputaient à l'envi et qui les empêchaient de faire un sérieux travail sur elles-mêmes; elles y gagneront à coup sûr un bien dont l'expérience leur démontrera tout le prix, l'indépendance qui est la meilleure garantie de la force et de la dignité.

Ce sentiment est plus général qu'on ne le suppose, même parmi les hommes qui ont défendu pied à pied les avantages qu'ils tenaient de la loi du pays. Dans ce département du Nord où les préventions sont trèsvives, j'ai eu l'occasion de m'entretenir avec des fabricants qui, sans cacher les émotions que leur causait un changement de régime, ne se tenaient cependant ni pour vaincus ni pour désarmés. Je cherchais à m'éclairer auprès de l'un d'eux sur ce qu'avaient de fondé les réclamations de l'industrie des tulles qui, depuis trente ans, n'avait pas laissé à la filature de fin un instant de répit. Je lui montrais les documents qui m'avaient été fournis et qui établissaient entre les filés anglais et les filés français une distance de 40 p. 100 dans les prix et de 25 p. 100 dans les qualités. « Exagération, me dit-il; langage d'intéressés. Nous pourrions faire mieux, j'en conviens, mais nous ne faisons pas si mal que les mécontents le prétendent. Nous aurions pu également nous montrer plus discrets; mais quand on est dans les affaires, on tire d'un produit tout le parti qu'on en peut tirer. C'est tout le secret du métier. » Et comme j'insistais sur la nécessité de se prémunir contre une concurrence redoutable : « Alors comme alors, me répondit-il, nous travaillerons à l'anglaise. » Tel est l'aveu que j'ai recueilli : on travaillera

à l'anglaise, c'est-à-dire mieux et moins chèrement; on aura de meilleurs instruments, on surveillera l'exécution avec plus de soin, on se montrera plus regardant sur le nombre et l'emploi des bras. Dans ce langage, il m'a semblé qu'il se mêlait un peu de lassitude d'avoir constamment à se défendre avec les mêmes arguments contre les mêmes accusations et d'être périodiquement mis sur la sellette pour avoir poussé jusqu'à l'abus l'exercice d'un droit. Il n'échappait pas aux fabricants consciencieux que, dans ces attaques et ces défenses collectives des industries, la sincérité n'est pas la qualité dominante et que des deux parts on produit des chiffres de convention qui ne trompent personne, et où les erreurs volontaires perdent leur signification en se balançant. Il leur répugnait également d'être taxés d'impuissance, et dans la situation qui leur était faite, ils ont pris le parti que leur conseillait leur fierté; ils ont relevé le défi. Je reste convaincu qu'ils en sortiront à leur honneur; la fortune ne trahit que ceux qui s'abandonnent. Avec des tarifs ramenés à une limite qui n'admet plus que d'insignifiants écarts, les industries acquerront ce qu'aucune faveur ne pourrait leur garantir : la sécurité dans leurs conditions d'existence, la pleine possession du présent, la certitude absolue de l'avenir. Elles disposeront d'ellesmêmes, ne relèveront que d'elles-mêmes; elles n'auront plus la prière ou la plainte à la bouche et retrouveront ce légitime orgueil qui s'attache aux situations régulières. Rien ne les touchera ni ne les troublera plus, si ce n'est leur propre économie. Elles auront sans doute à lutter, mais du moins elles s'appartiendront.

Dans aucune région ce changement d'existence n'a plus de chance de s'opérer promptement que dans notre laborieuse région du Nord. Les hommes y ont le génie des affaires industrielles et les lieux s'y prêtent merveilleusement. Le charbon est à la portée des établissements qui l'emploient, les bras sont abondants, les salaires modérés. Nulle part on ne peut mieux se rapprocher des conditions du travail anglais. Un réseau de canaux et de chemins de fer enveloppe la contrée et dessert les moindres localités; la campagne est féconde, les capitaux sont abondants. Quand on quitte le comté de Lancastre et qu'on arrive à Lille par Calais, on est frappé de l'analogie qui existe dans l'aspect des lieux. Partout se retrouvent ces hautes cheminées qui sont les jalons de l'industrie et signalent de loin son domaine; les grandes fermes mêlées aux établissements à feu donnent au paysage un double caractère; des cultures variées, des champs couverts de troupeaux, témoignent qu'en prenant plusieurs tâches la main de l'homme n'en a laissé aucune en souffrance.

Toutes les formes de l'activité et de la richesse passent sous les yeux captivés et charmés. Il n'est pas jusqu'à la végétation qui ne se confonde par quelques traits, en offrant de grands espaces parsemés d'ilots de verdure. Tant de ressemblances semblent être le signe et le gage d'une égalité, sinon absolue du moins relative, de forces et de ressources. Les réalités sont-elles conformes aux apparences? Les deux contrées se valent-elles en puissance si ce n'est en fait? Dans des termes plus précis, les industries de notre Flandre peuvent-elles prétendre à se mettre au niveau des fortes industries du Lancastre? C'est une question délicate qui partage les meilleurs esprits et qu'à ce titre j'aurais voulu écarter; mais elle se présente si impérieusement, elle doit affecter d'une manière si profonde l'industrie dont je m'occupe et les classes qui en dépendent, que l'Académie me permettra de toucher à ce sujet avec tous les ménagements que les circonstances comportent. Je lui épargnerai les détails techniques et les calculs contestés; j'exposerai plus que je ne discuterai, en m'attachant surtout aux faits démontrés, généralement admis et dont l'évidence se dégage d'informations souvent confuses.

Il est constant qu'entre notre grande industrie et la grande industrie anglaise, si on les étudie dans leurs types les plus parfaits, il existera toujours, quoi qu'on fasse, une distance pour certains éléments du travail. Dans le nord même de la France et pour les établissements les plus voisins du carreau des mines, le prix du charbon ne s'abaissera jamais au degré où on le voit dans la majeure partie des établissements du Lancastre. Qu'on la prenne à Aniche, à Anzin, à Mons ou à Charleroi, la houille coûtera toujours plus de 6 à 8 francs par tonne, qui sont la moyenne des prix à Manchester et aux environs. Nos usines les mieux situées ont à supporter une dépense de 15 à 20 francs par tonne pour le combustible rendu devant leurs fourneaux. L'écart est déjà grand; il l'est bien plus encore pour les régions moins favorisées. En Alsace, la tonne de charbon coûte de 28 à 30 francs; elle est sensiblement au même prix en Normandie qui se pourvoit en Belgique et en Angleterre; elle s'élève plus haut dans la zone intérieure, où des charrois aggravent l'approvisionnement; la charge de ce chef s'élève alors à 35, 40 et jusqu'à 50 francs par tonne. Nos voies de fer et nos voies navigables, malgré des amendements successifs, n'ont pas encore, partout où leurs services s'étendent, atteint les limites du rabais auquel sont arrivés les transports anglais, et dans beaucoup de cas, pour beaucoup de localités, ces services font complétement défaut. Il faut alors recourir à l'emploi

des colliers, qui est ruineux pour les moindres distances. Voilà donc, de l'avis de tout le monde, un avantage pour nos voisins, un désavantage pour nous dans cet article essentiel qu'on a nommé à bon droit le pain de l'industrie. Dans quelle proportion en est-elle affectée ? Ici commencent les dissentiments. Rien au monde n'est plus élastique que les calculs où l'intérêt est en jeu. Pour le même objet, dans le même cadre, ils offrent des différences qui rendraient suspectes les sciences mathématiques. En ramenant les choses au vrai et toute exagération écartée, on arrive à reconnaître que la distance entre les deux positions représente un écart de 3 à 4 p. 100 pour une exploitation moyenne et un prix moyen. Cet écart, on le comprend, s'élève pour ceux qui paient la houille plus cher, s'abaisse pour ceux qui la paient meilleur marché; il peut, dans quelques cas, aller jusqu'à 5 p. 100, dans d'autres ne pas dépasser 2 p. 100. Il s'amoindrit également par un emploi judicieux du combustible, que les Anglais traitent en prodigues et que nous savons mieux ménager. Il disparaît dans une certaine proportion quand les forces hydrauliques suppléent en totalité ou en partie le service des moteurs à feu. Mais il n'en reste pas moins établi qu'il y a là pour nous une cause d'infériorité naturelle, inhérente au sol, destinée à persister, quoique susceptible d'atténuation. Nos houillères pourront se montrer plus discrètes, nos transports s'effectuer à plus bas prix; nous n'aurons jamais ni l'abondance, ni la variété des gîtes qui font du nord et de l'ouest de l'Angleterre un vaste dépôt de charbon, à portée de tous les besoins, souvent à fleur du sol, aussi facile à exploiter qu'à distribuer sur le territoire.

Le cas est le même pour le matériel nécessaire au traitement du coton. Dans un outillage, la dépense consiste en trois éléments, le combustible, le fer, la main-d'œuvre. Pour le combustible, on vient de voir que nous ne sommes pas les mieux partagés; le fer est également un de nos points faibles. Nous en produisons d'excellents, de meilleurs peutêtre qu'en Angleterre; seulement ils sont plus coûteux; nos fontes au bois, qui donnent des produits supérieurs, luttent avec peine pour les produits courants contre les fontes à la houille. Restent les façons dont les conditions se balancent à peu de chose près. Naguère nos ouvriers en machines étaient moins habiles, moins expéditifs que les ouvriers anglais; ils peuvent aujourd'hui soutenir la comparaison avec les plus exercés d'entre eux et ils se contentent de moindres salaires. Des trois éléments de la production des outils, il n'y en a donc qu'un où la chance soit égale, et c'est celui qui dépend de nos efforts; il y en a deux qui

offrent des disproportions, et ce sont ceux où la nature des lieux intervient. Evaluons à quels désavantages ils nous condamnent. La tâche n'est pas facile; sur aucun point la mêlée des opinions n'est plus vive et ne donne lieu à des dissentiments plus marqués. Pour la filature, par exemple, où les calculs portent sur le coût d'une broche, terrain, constructions et outillage compris, on a abaissé le coût de la broche anglaise jusqu'à 23 francs et élevé le coût de la nôtre jusqu'à 60 et 70 francs. Ce sont les deux termes extrêmes entre lesquels se range un nombre infini de variantes, qui tantôt ajoutent quelques unités au coût de la broche anglaise, et tantôt en retranchent du coût de la broche française. Ces différences s'expliquent et se concilient avec la bonne foi. Entre les établissements, il ne saurait y avoir d'uniformité pour les dépenses de création; chacun d'eux est comme un monde à part dont les formes, les modèles ne relèvent que de l'habileté, du goût, quelquefois du caprice de celui qui les fonde. Ici on se contente du strict nécessaire, là on accorde quelque chose au superflu. J'ai vu, en France comme en Angleterre, des filatures qui ressemblent à des donjons, d'autres qui figurent des cathédrales gothiques. On vise à l'architecture, au décor; on met les pieds sur le domaine de l'art. Il va de soi que les devis s'en aggravent. Même sans déroger à l'utilité, on peut employer des matériaux plus coûteux, se monter avec des instruments plus chers. Les conditions changent suivant la valeur des terrains, l'abondance ou la rareté de la main-d'œuvre. Telle usine n'aura obtenu des économies qu'en les rachetant par des défectuosités; telle autre aura préféré aboutir à plus de perfection par plus de dépense. Autant de constructions, autant de comptes; l'arbitraire a pleine carrière, et il est difficile de ramener à un type unique cette série de diversités. Cependant on peut, comme termes de comparaison, prendre deux établissements, en deçà et au delà du canal, conçus et exécutés dans de bonnes conditions, munis des mêmes outils et défrayant le même travail. C'est ce que j'ai fait, et je suis arrivé à ce résultat, qu'en portant le coût de la broche à 30 francs en Angleterre et à 40 francs en France, on se rapproche autant que possible de la réalité des faits. C'est une distance de dix francs par broche, et pour les 30,000 broches que renferme chacun de ces grands ateliers, une différence de 300,000 francs sur les dépenses de création. Il est vrai que ce n'est pas là une dépense qui se renouvelle comme celle du charbon, et qu'avec un amortissement gradué on parvient, avec le temps, à l'atténuer et à l'éteindre; il est également vrai que la réduction des droits sur les machines étrangères aura pour effet de ramener

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