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à son tour, et contre qui? contre ceux-là mêmes qui ont eu le plus à souffrir de ses altières rigueurs.

C'est à vous, messieurs, qu'il appartient de recueillir et de répandre ces salutaires leçons; c'est à vous qu'il est réservé même de les prévenir, autant qu'il est au pouvoir de la science d'épargner aux hommes les rudes enseignements de l'expérience et de s'en passer pour elle-même. L'Académie des sciences morales et politiques, qu'il me soit permis de le dire, n'a point failli à cette mission. Sans parler de ses propres travaux, qu'il ne m'appartient point de louer, depuis trente ans à peine qu'elle est rétablie, elle a provoqué par ses concours, dans tous les ordres de connaissances dont se compose son domaine, une foule de savants Mémoires, devenus bientôt après d'excellents livres et des guides indispensables à qui voudra désormais parcourir les mêmes carrières. Il est à remarquer que plusieurs de ces livres, non moins distingués par le style que par la pensée, après avoir été couronnés par vos mains, l'ont été une seconde fois par une autre Académie, dont la tâche est de veiller à la pureté de la langue. C'est qu'il n'y a point de meilleur secret, pour bien dire, que de bien penser. Les langues se dégradent par les mêmes causes que les caractères et les mœurs: par l'affaiblissement des convictions et l'obscurcissement de la conscience.

A l'exception d'un très-petit nombre d'entre eux, les concours que vous avez institués pour cette année, et dont mon devoir est de vous rendre compte, n'ont rien à envier à ceux des années précédentes.

Votre section de philosophie n'a pas eu de prix à décerner; car, des deux concours qu'elle a ouverts, l'un, sur le rôle de la psychologie en philosophie, vient seulement d'arriver à son terme; l'autre, sur la philosophie de saint Augustin, ne sera clos que dans deux ans. Mais on voit, par la nature des sujets qu'elle propose, que la section de philosophie, fidèle au plan qu'elle s'est tracé, fait marcher de front l'histoire de la science et la science elle-même, l'examen critique des systèmes et l'observation directe de la nature humaine. Toutes les grandes questions sur lesquelles s'est exercé le génie philosophique et ses œuvres les plus brillantes, les plus originales, pourront de cette manière être successivement mises à l'étude et en quelque sorte rajeunies par l'esprit de notre temps. Le nom de saint Augustin, il faut l'espérer, ne portera pas moins de bonheur à l'Académie que ceux de Platon, d'Aristote, de Plotin, de saint Thomas d'Aquin, de Descartes, de Leibnitz, de la scolastique et de l'école allemande. Le sujet en lui-même et les termes dans lesquels est rédigé votre programme sont un appel à des esprits élevés et impartiaux chez qui le respect d'un beau génie et d'une autorité justement vénérée n'exclut pas l'indépendance de la critique, et que les spéculations les plus ardues de la métaphysique n'effrayent pas plus que les recherches austères de l'histoire.

Sur l'avis de votre section de morale, vous avez proposé en 1858, comme sujet d'un prix à décerner en 1860, cette question qui intéresse à la fois la morale et la législation, au double point de vue de la spéculation et de l'histoire : « Indiquer ce qu'était autrefois, parmi nous, l'autorité paternelle; exposer les modifications qu'elle a subies, et, en constatant ce qu'elle est devenue, faire connaître, avec des détails suffisants, de quelle manière aujourd'hui elle s'exerce et quels résultats elle a produits. »

Six Mémoires ont été présentés, dont deux seulement, ceux qui ont été inscrits sous les numéros 2 et 5, ont obtenu, à des titres divers, votre approbation. Ils se font remarquer l'un et l'autre par la science et par le talent, par une connaissance approfondie des faits et par une discussion habile et intéressante de la question. Mais il y en a un qui l'emporte par la sûreté des conclusions; et ce sont les conclusions qui ont ici le plus d'importance.

L'auteur du Mémoire numéro 5, malgré quelques erreurs de détail qui ont leur origine dans certaines vues préconçues et dans le parti pris, en quelque sorte, de trouver d'âge en âge un progrès marqué dans les mœurs et dans les lois, parait beaucoup plus heureux quand il fait parler l'histoire, que lorsqu'il prend lui-même la parole pour indiquer les enseignements que présente à notre temps l'expérience des temps passés. Les réformes rétrogrades qu'il propose sur plusieurs points, entre autres dans notre droit de succession, ne seraient ni sages, ni justes, et par là même seraient plus nuisibles qu'utiles à l'autorité paternelle.

Non moins instruit de tous les faits qui peuvent répandre quelque lumière sur le sujet, non moins versé dans toutes les législations anciennes et modernes, non moins habile à les faire valoir au profit de la société actuelle, pour quelques parties mêmes, par exemple pour la constitution de l'ancienne famille française, plus abondant et plus précis que son concurrent, l'auteur du Mémoire numéro 2 n'est point tombé dans cette faute. Les recherches historiques empruntent dans son ouvrage une nouvelle valeur aux considérations morales qui les accompagnent. Les unes et les autres aboutissent à des conclusions non moins sages qu'élevées, aussi propres à satisfaire le moraliste que l'homme d'État et le jurisconsulte.

L'Académie n'a pas hésité à couronner cet ouvrage, dont l'auteur est M. Paul Bernard, docteur en droit, procureur impérial à Avallon.

Elle accorde l'accessit à l'auteur du Mémoire no 5.

C'est encore sur la proposition de votre section de morale qu'après une première tentative, demeurée infructueuse, vous avez remis au concours, pour 1861, le sujet suivant: « Exposer, d'après les meilleurs documents qui ont pu être recueillis, les changements survenus en France, depuis la révolution de 1789, dans la condition matérielle ainsi que dans l'instruction des classes ouvrières, et rechercher quelle influence ces changements ont exercée sur les habitudes morales. »

Cette question, sans excéder les limites de la morale, touche aux problèmes les plus importants de la politique et de l'histoire. Elle ouvrait une carrière à des recherches tout à fait nouvelles et pleines de promesses. Cependant elle n'a pas produit les résultats que vous étiez autorisés à espérer. Des trois Mémoires qui vous ont été adressés, il y en a un qui a dû être écarté comme tout à fait insuffisant. Un autre, celui qui porte no 1, est une œuvre étendue et sérieuse où l'on remarque une vaste érudition, de patientes recherches, dirigées avec art, et des doctrines généralement saines. Malheureusement un défaut capital dépare toutes ces qualités. On n'aperçoit pas le lien qui rattache les unes aux autres les diverses parties de ce mémoire. Il manque d'unité et de méthode, et l'auteur n'a pas cherché à racheter par le style ce qu'il laisse à désirer du 2e SÉRIE. T. XXXIII. — 15 février 1862.

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côté de la composition. L'auteur du Mémoire inscrit sous le n° 3 déclare luimême que le temps lui a manqué pour achever son travail. En effet, des six parties qu'embrassait le plan qu'il s'était tracé, la première seule a été terminée. De la seconde nous n'avons qu'une ébauche, et les quatre autres sont restées à l'état de projet. Mais, sur le fragment qui est entre ses mains, l'Académie est autorisée à penser que l'ouvrage, s'il était rédigé tout entier dans le même esprit, d'après le même plan et dans le même langage, serait digne de toute son attention. On y reconnaît un esprit judicieux et maître de son sujet, un style ferme, une érudition abondante et puisée aux premières

sources.

Persuadés, malgré l'avortement de deux épreuves successives, que les travaux déjà soumis à votre examen, en revenant sous vos yeux, complétés, perfectionnés et corrigés, pourront mériter la récompense qui leur échappe aujourd'hui, et que le sujet même est de nature à appeler dans la lice de nouveaux combattants, vous avez décidé que la question serait remise au concours.

Si la morale, surtout quand elle remonte vers le passé et qu'elle cherche à se rendre compte des progrès successifs de la conscience humaine, est souvent obligée de consulter l'histoire de la législation, la science des lois et du droit, à son tour, pour retrouver les fondements sur lesquels elle est assise et la règle suprême de ses jugements, ne peut se passer d'interroger la morale, ou, ce qui est la même chose sous un autre nom et à un autre point de vue, le droit naturel. Cette pensée sera reconnue sans peine dans le vaste et magnifique sujet que, sur l'avis de votre section de législation, droit public et jurisprudence, vous avez proposé une première fois pour 1857 et remis au concours pour 1860 Rechercher les origines, les variations et les progrès du droit maritime international, et faire connaître les rapports de ce droit avec l'état de civilisation des différents peuples. » Par le cours imprévu des événements, cette question mise à l'étude il y a six ou sept ans, dans l'intérêt abstrait de la science, est devenue une des vives préoccupations du moment et presque une question de politique contemporaine.

Un seul Mémoire vous a été envoyé; mais on peut lui appliquer à tous les égards cette devise fameuse : Nec pluribus impar. C'est un ouvrage en trois volumes in-folio où la valeur des doctrines et la force de la discussion ne le cèdent pas à l'étendue et à la richesse du savoir. S'il y a un reproche à adresser à l'auteur, c'est que malgré les recherches immenses et variées que lui imposait la nature du sujet, il a trouvé le secret de pécher par excès d'abondance. Il serait difficile de donner une idée même sommaire de toutes les matières qu'embrasse un pareil travail et de la manière dont chacune d'elles a été traitée. Il suffit de dire que l'auteur n'a évité aucune des questions si complexes, si ardues, si délicates, qu'indiquait votre programme. L'histoire et le droit, le droit naturel et le droit positif, les traités et les faits, les influences diverses de la religion, de la politique, de la diplomatie, de la jurisprudence et de la guerre, il n'a rien oublié, il n'a rien amoindri, et partout il a fait preuve d'une érudition rare, de sentiments élevés, d'un jugement droit et d'un esprit exercé aux considérations philosophiques. Le style, tout en laissant quelquefois à désirer sous le rapport de la précision et de la sobriété, n'est pas indigne de la pensée. Il est élégant, naturel, pur de néologismes et de toute affectation. On

y reconnaît un de ces hommes pour qui le respect de la langue n'est pas encore devenu un préjugé suranné. Quant à la conclusion, elle est tout entière dans cette épigraphe empruntée à Ulpien: Mare natura omnibus patet. Au delà de la liberté des mers pendant la paix et de la liberté des neutres pendant la guerre, elle nous laisse entrevoir un nouveau progrès qui.consisterait à protéger le commerce maritime des nations belligérantes elles-mêmes.

L'Académie a été heureuse de couronner un si remarquable et si savant ouvrage. Il a pour auteur M. Eugène Cauchy, ancien maître de requêtes au conseil d'État.

La science, qui s'occupe de la richesse des nations et des conditions de leur bien-être, n'a pas moins bien répondu à votre appel que la morale et la jurisprudence. Deux concours ont été ouverts simultanément, pour l'année 1861, sur la proposition de votre section d'économie politique et de statistique : l'un pour le prix ordinaire de l'Académie, l'autre pour le prix fondé par les libéralités de feu M. Bordin. Tous les deux ont produit des résultats dignes de vos suffrages.

Le sujet du prix ordinaire de l'Académie était d'étudier et de faire connaître les causes et les effets de l'émigration développée au XIXe siècle chez les nations de l'ancien monde, et de l'immigration chez les nations du nouveau monde.

Le Mémoire auquel vous avez décerné le prix est un ouvrage du plus rare mérite, où la question est traitée dans toutes ses parties avec un remarquable talent, d'après un plan aussi simple que fécond. Après avoir exposé dans un travail préliminaire l'histoire des émigrations ainsi que leurs causes et leurs conséquences les plus générales, l'auteur arrive à l'objet direct de ses recherches, c'est-à-dire aux émigrations du XIXe siècle. Il les partage en deux classes: celles qui sont libres et volontaires; celles qui sont salariées et provoquées par un contrat d'engagement. Les unes et les autres sont étudiées avec le soin le plus scrupuleux dans les effets qu'elles produisent, d'abord sur les pays d'où partent les émigrants, ensuite sur ceux où ils arrivent. On pourra se faire une idée des proportions que l'auteur a données à sa tâche, et de la conscience avec laquelle il l'a remplie, si nous disons que les diverses contrées qu'il a soumises à ce genre d'investigations sont au nombre de quatrevingt-trois. Les renseignements qu'il réunit sur chacune d'elles, et notamment ceux qui concernent l'émigration anglaise et l'émigration allemande, sont de nature à satisfaire les esprits les plus difficiles. Enfin, dans un chapitre à part, sous le titre de déductions scientifiques et pratiques, il signale les conclusions qui sortent de tous ces faits. Il montre que l'émigration libre et spontanée est celle qui présente à la fois le moins d'inconvénients et le plus d'avantages, tant au pays que l'on quitte, parce qu'on y est de trop, qu'à celui où l'on va, avec la certitude d'y trouver l'emploi de son intelligence et de ses forces. Partout il fait preuve d'une science non moins solide qu'étendue et d'une rare pénétration.

L'écrivain qui a si bien mérité vos suffrages est M. Jules Duval, membre et secrétaire du conseil général de la province d'Oran,

Le sujet du prix Bordin, adopté sur la proposition de la même section, était celui-ci : « Rechercher les causes et signaler les effets des crises commerciales

survenues en Europe et dans l'Amérique du Nord, durant le cours du XIXe siècle.

Deux Mémoires ont été présentés, dignes, à des titres divers et dans une mesure inégale, de l'attention de l'Académie. Le Mémoire inscrit sous le n° 1 est rédigé avec méthode et en très-bons termes. On y remarque des recherches d'une incontestable valeur, et un vrai talent d'exposition. Mais toutes ces qualités, si précieuses qu'elles soient, ne sauraient racheter deux vices essentiels : l'auteur n'indique pas d'une manière suffisante les vraies causes des crises commerciales, et il se laisse entraîner à des conclusions hasardées, on peut même dire chimériques. Malgré l'étendue de ses connaissances, il ne paraît pas s'être fait une idée exacte du rôle de la monnaie et de la fonction de l'escompte. Il a le tort encore plus grand de compter plus sur le mécanisme de certaines institutions, d'ailleurs peu praticables, que sur l'intelligence, l'activité et la prévoyance humaines. L'Académie a cru devoir refuser ses encouragements à l'esprit qui règne dans ce travail.

Le Mémoire qui porte le n° 2 est conçu dans des vues tout opposées. Observateur exact des faits, historien consciencieux des perturbations commerciales qui se sont succédé en France, en Angleterre, aux États-Unis, à Hambourg, depuis le commencement du siècle jusqu'en 1857, très-habile à démêler et à classer les diverses causes de ces crises, l'auteur de ce savant et judicieux travail se tient en garde contre toute conclusion absolue, et s'abstient de présenter aucun spécifique contre un mal qui lui semble en grande partie être une conséquence inévitable des développements de l'industrie. La guérison, dans la mesure où elle lui paraît possible, il la fait dépendre, non d'une organisation nouvelle des institutions de crédit, mais de la sagesse et de l'activité des hommes qui sont appelés à les diriger. Tout en regrettant que des observations si instructives et tant de précieux documents ne soient pas présentés dans un style plus irréprochable et dans un ordre moins imparfait, l'Académie a décerné le prix à M. Clément Juglar, auteur du Mémoire n° 2.

Un sujet d'un ordre aussi élevé et d'une étendue aussi vaste que tous ceux qui viennent de passer sous vos yeux, c'est la question qu'une première fois, en 1856, et pour la seconde fois en 1858, vous avez proposée, sur l'avis de votre section d'histoire. Il s'agissait de « rechercher quel a été le caractère politique de l'institution des parlements en France, depuis le règne de Philippe le Bel jusqu'à la révolution de 1789. » Aucun point de notre histoire nationale, en raison même des recherches qu'il exigeait, ne méritait à un plus haut degré d'attirer quelques-uns des jeunes et vaillants esprits qui se sont voués avec tant de succès aux études historiques. Le résultat de ces deux épreuves successives n'a pas répondu à vos espérances. Un seul écrivain, le même qui s'était déjà présenté à vos suffrages en 1858, a répondu à votre appel. Son Mémoire est revenu amélioré et développé, mais sans remplir encore toutes les conditions prescrites. On y reconnaît, sans doute, une grande érudition historique et surtout juridique. La première partie, consacrée aux origines du Parlement unique, est d'une très-grande valeur; mais la suite ne répond pas out à fait à cet heureux début. Le rôle des parlements à travers les événe'ments de notre histoire, la limite précise où finissait pour eux l'exercice d'un pouvoir légitime, et où commençait l'usurpation, leur action administrative et

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