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les prix à un meilleur niveau; mais il n'en restera pas moins de ce fait une charge définitive de 5 à 6 francs par broche, qu'on peut, sans rien outrer, estimer à 1 ou 2 p. 100 sur l'ensemble des opérations d'une filature.

A ces causes d'infériorité, susceptibles d'être évaluées, on en joint une autre, moindre à mon sens, et plutôt commerciale qu'industrielle. Notre marché n'a pas, pour les cotons bruts, la grandeur et les ressources du marché anglais; il est moins bien fourni en provenances directes et ne peut s'assortir dans les entrepôts d'Europe sans supporter les frais de déplacement, acquitter un droit d'entrée et payer un tribut aux intermédiaires. Pour les qualités d'Amérique, cette gêne dans l'approvisionnement n'est jamais bien sensible. Les Américains, avant les troubles causés par les derniers événements, étaient les grands facteurs de ce commerce, et ayant à choisir entre Liverpool et le Havre, ils se décidaient pour celui des deux ports qui leur offrait le plus de convenance. La balance des prix s'établissait, à quelques centimes près, par la force des choses. Il n'en est pas de même pour ce qu'on peut appeler les qualités d'assortiment, comme les provenances de l'Inde et du Brésil. Le marché anglais les attire par préférence, et ils font un vide sur le nôtre. Le préjudice, dans tous les cas, n'est pas considérable; il ne constitue qu'une exception. Un fait digne de remarque, c'est le peu d'influence qu'exercent sur l'économie de la fabrication le coût de la matière brute et les distances qui l'aggravent. En France, nous voyons l'Alsace à 150 lieues de nos côtes soutenir la lutte contre la Normandie qui y confine. Nos villes d'industrie, dispersées dans l'intérieur, ne semblent pas souffrir du surcroît de prix que les transports ajoutent à l'aliment de leur travail. La Suisse, en plein continent, tient tête au nord de l'Angleterre que les mers baignent de tous côtés. On peut donc laisser dans un rang secondaire les inégalités qui résultent de l'état et de la convenance des marchés; le coût de la matière est dominé par le prix des façons auxquelles on la soumet. Ce qui importe surtout dans cette nature d'opération, c'est d'agir à propos et d'avoir la main heureuse au milieu des fluctuations que subissent les cours. Les éventualités tiennent moins alors à des causes générales qu'à la spéculation individuelle.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter davantage à la différence des prix dans le loyer de l'argent. Des faits récents ont modifié les opinions à ce sujet. Longtemps il a été admis, comme vérité courante, que la grande industrie trouvait en Angleterre à emprunter à raison de 2 à 3 p. 100 par

an les capitaux dont elle avait besoin; on ajoutait que c'était un placement recherché par les épargnes des grandes familles, et que les lords devenaient de la sorte les commanditaires naturels de l'industrie. Or, comme nous n'avons pas en France une classe de prêteurs si généreux, le loyer de l'argent s'y élève, dans les mêmes conditions et pour des placements identiques, de 6 à 7 p. 100. Le rapprochement aboutissait à un désavantage de 3 à 4 p. 100 restant à notre charge. Au fond, il y avait dans tout cela beaucoup d'illusion et plutôt un langage convenu qu'une opinion étayée de preuves. J'ai voulu m'éclairer là-dessus auprès des hommes dont la position et le caractère me garantissaient la sincérité; aucun n'a varié dans ses réponses. Loin que les lords prêtent à l'industrie, c'est l'industrie qui prête aux lords; les rôles sont renversés. On m'a montré aux environs de Manchester de vastes domaines dont les seigneurs ne sont plus que les propriétaires nominaux; comme ils ne peuvent pas les engager par des hypothèques, ils les aliènent au moyen d'emphytéoses dont ils touchent le produit par anticipation. A chaque besoin nouveau, ils découpent un fragment de l'héritage sur lequel le créancier construit une maison de plaisance, tantôt à titre viager, tantôt avec perpétuité de jouissance, quand on peut le faire en éludant la loi. Rien n'est plus curieux ni plus caractéristique que ces empiètements sur les propriétés substituées, que les uns cèdent sans pouvoir s'en dessaisir, dont les autres disposent sans être aptes à les posséder. Il y a là le signe évident d'un déplacement de fortunes, inséparable d'un déplacement d'influences. Ce mouvement de la richesse entre pour beaucoup dans les concessions que, depuis un demi-siècle, les classes actives, enrichies par le travail, ont arrachées à la classe oisive, qui, de ses anciens prestiges, ne gardait plus que la dignité du rang. Autour de la noblesse, et la cernant par tous les côtés, il s'est formé comme un flot d'opulence roturière, qui a constamment monté, qui, tout en la respectant, la domine, en lui laissant ses priviléges, les amende et les circonscrit, et souvent lui impose une politique qui n'est pas la sienne.

Toujours est-il qu'il faut reléguer au nombre des fictions cette assertion souvent reproduite qu'en Angleterre l'aristocratie est commanditaire de l'industrie. Cela peut être par exception, ce n'est en aucune façon la règle. L'industrie est assez riche pour se commanditer ellemême; c'est ce qu'elle fait; elle met ses capitaux au service de son travail et les multiplie par le bon emploi. Mais qu'ils soient à son propre usage ou à l'usage d'autrui, ces capitaux n'en valent ni plus ni moins

que ce que vaut l'argent dans le pays. Ce n'est pas elle qui en règle le loyer. Elle se paie à elle-même l'équivalent de ce qu'elle aurait à payer si elle empruntait. Il n'y a là-dedans rien d'arbitraire ni de facultatif. Le loyer de l'argent a des régulateurs à l'empire desquels aucune somme nese dérobe. Les uns sont locaux, comme l'escompte, les autres sont généraux, comme la banque d'Angleterre. C'est à la banque surtout qu'il appartient de fixer ce que vaut l'argent pour toute la communauté; elle réfléchit ce qui se passe dans le pays. Le taux auquel elle prête est le taux moyen des bonnes valeurs. Or, quel est ce taux depuis quelques années? Six, sept et jusqu'à dix pour cent; rarement il descend jusqu'à quatre; il était à six il y a un mois, il est à cinq aujourd'hui. Il faudrait remonter à bien des années pour retrouver le taux de 3 pour 100 qu'on dit être celui des fonds prêtés à l'industrie. Pendant ce temps, comment le lover de l'argent se comportait-il chez nous ? Notre Banque de France est là pour répondre. Constamment elle a prêté à 1 et 2 pour 100 audessous de la banque d'Angleterre (1). Quand on compare le jeu du crédit dans les deux États, c'est à ces documents qu'il faut se référer; ils ont un fondement certain, rien n'y est livré aux conjectures. Comment admettre que, dans l'un ou l'autre pays, l'industrie ait obtenu de l'argent à de meilleures conditions que celles qu'imposent ces deux grands établissements financiers à des valeurs de tout repos et à courtes échéances? Les commandites les plus sûres conservent quelque chose d'aléatoire qui leur interdit de prétendre aux conditions d'un crédit entouré de garanties; il est dans leur nature d'offrir une plus forte prime en retour d'un risque plus grand. De toutes les manières, le loyer de l'argent garde, pour les deux industries, à peu près le même niveau, et on peut sans imprudence exclure ce point des inquiétudes légitimes qu'un contact plus direct est de nature à éveiller.

Peut-être y a-t-il plus à redouter de la manière dont le travail anglais s'exécute. En possession de débouchés étendus, l'industrie de nos voisins a pu, mieux que la nôtre, augmenter sa force par un partage d'attributions. Sans entente préalable et par un classement naturel, tel fabricant se vouera à un seul article, en laissant les autres à ses concurrents. Il y aura été conduit par une aptitude plus grande, par la nature de ses relations, par une vogue acquise. Dès lors, au lieu de disperser

(1) Ceci a été écrit avant les dernières modifications du taux de l'escompte dans les deux banques, modifications qui tiennent à des circonstances accidentelles, aggravées par un mal d'opinion.

2 SERIE. T. XXXIII.

15 janvier 1862.

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son effort, il le concentre; tous ses soins sont tendus vers le même objet; rien ne le distrait de cette poursuite exclusive. Ses ouvriers, de leur côté, s'identifient à une besogne pour ainsi dire immuable; ils y acquièrent une habileté de main qu'ils n'auraient jamais eue en la partageant sur plusieurs détails; ils n'ont qu'une consigne et qu'un but: faire mieux et plus promptement; c'est l'idée fixe appliquée à un effet matériel. Point de tâtonnements ni de temps perdu; les jours se suivent sans amener de changement. On conçoit que, dans une tâche ainsi réglée, l'homme arrive à une sorte de perfection machinale, et qu'on y parvienne à obtenir la plus grande somme de produits avec la moindre somme de dépenses. Dans cette combinaison tout rouage parasite disparaît; il n'y a de place que pour ce qui sert; la surveillance, les écritures, les bureaux sont réduits au strict nécessaire; toute minute et tout centime sont comptés. Nous n'avons pas d'analogue en France de cette simplicité d'exécution et de cette précision militaire appliquées à l'industrie; nos ouvriers n'y sont pas formés, leur tempérament s'y prêtera avec peine. Il leur faut plus de variété dans le travail, moins d'assujettissement au détail. Nous avons aussi le goût des états-majors et des petites fonctions accompagnées de petits traitements. Sur divers points il convient de porter l'esprit de réforme. Le principal secret du succès des Anglais est dans la sobriété des moyens. Quand on entre dans une de leurs manufactures, deux choses frappent surtout, le petit nombre de bras qu'elle occupe et le silence qui y règne. Pas un homme ne se détourne de ce qu'il fait, ni ne s'agite hors de sa tâche. Dans les nôtres, on ne voit qu'allants et venants, comme si chaque fonction avait ses principaux sujets et ses doublures: des propos s'échangent, et quand un visiteur paraît, tous les regards quittent l'ouvrage pour se fixer sur lui. Je ne voudrais pas que nos mœurs tournassent trop à la rigidité; mais elles n'auraient rien à perdre dans une contenance plus sérieuse et plus digne. Ces relâchements d'ailleurs ne sont pas seulement un travers, ils sont aussi une cause d'affaiblissement; ils enlèvent au travail une partie de sa puissance.

Puisque j'en suis à comparer les hommes, j'achèverai de vider la question. J'ai déjà eu l'occasion de dire ce que je pense d'un système d'abdication fondé sur une infériorité de race. Cette déchéance volontaire blesse trop les cœurs pour qu'elle soit acceptée; elle n'est pas même dans la pensée de ceux qui s'en servent comme d'un argument. Ma conviction est que les races se valent; les habitudes seules différent. Cela provient surtout d'un manque de direction; cette direction est

nulle dans les ateliers disséminés; elle est insignifiante dans les ateliers communs. N'a-t-on pas prétendu, à l'origine des chemins de fer, qu'on ne trouverait pas en France les éléments d'un personnel qui réunît les conditions de ponctualité et de précision nécessaires pour ce service? Le temps a démenti ces craintes. On a formé de bons cadres; les bons cadres ont formé de bons soldats. On avait d'abord donné la préférence aux mécaniciens anglais; on a aujourd'hui toute une école de mécaniciens français qui valent au moins leurs prédécesseurs pour l'instruction, le coup d'œil et l'exactitude. Même dans les manufactures, où l'organisation est moins méthodique, il serait aisé de citer des ateliers dont la tenue rappelle les ateliers anglais. Les hommes sont ce qu'on les fait; l'art consiste à trouver les meilleurs moyens de les conduire. Cet art n'est ni facile ni commun; il exige du soin, du dévouement, une étude du cœur humain; il ne s'acquiert que par l'expérience; la grande industrie est trop récente parmi nous pour qu'elle ait atteint le degré où cet art peut être poussé. Quand elle en aura la conscience, elle verra quel fonds on peut faire sur des hommes bien dirigés. Jusque-là les jugements sur les qualités virtuelles des races doivent être au moins réservés. Si en l'état des choses l'ouvrier français ne vaut pas l'ouvrier anglais, il le vaudra un jour. En attendant, les disproportions des services sont couvertes et au delà par les disproportions des salaires. Des calculs très-exacts portent cette différence à 12 et 15 p. 100 pour la Normandie et la Flandre, à 20 pour l'Alsace, et jusqu'à 30 p. 100 pour les Vosges. La semaine d'un bon fileur est en Angleterre de 35 francs pour soixante heures de travail; elle est en France, pour soixantedouze heures, de 28 francs au maximum et descend à 25, 20, 18 et jusqu'à 15 francs. L'avantage en faveur des exploitants est à considérer dans une industrie où la main-d'œuvre entre dans le coût du produit pour une proportion qui varie du tiers à la moitié dans les articles ordinaires et s'élève jusqu'à trois quarts dans les articles raffinés. Cet avantage en balance d'autres, comme l'ancienneté de la possession et l'importance du débouché ; il sera un soulagement dans la période de transition. Il permettra plus tard, ce qui n'est pas moins à désirer, de rendre les salaires égaux quand les services seront équivalents.

Je viens de dresser d'une manière rapide l'inventaire des forces respectives que les deux industries ont à mettre en présence. Les éléments de cet inventaire sont pris surtout dans la filature qui est l'âme de l'industrie du coton. Elle apporte l'enjeu le plus fort dans la partie qui s'engage. Son capital d'instruments est de 300 millions, tandis que le

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