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subsister que la valeur réelle, d'autant plus discutée que le produit est plus offert. D'ailleurs, ce réseau de tulle, avec ses mailles uniformes, ne semblait pas comporter l'ornement, et, pour l'y assujettir, il fallait demander à la mécanique d'autres combinaisons. Des fabricants hardis ne reculèrent pas devant cet essai, quand la nécessité en eut été démontrée. L'article était menacé d'un délaissement; pour le sauver, il fallait le rajeunir. Ici la découverte change de siége; ce n'est plus Calais qui imite Nottingham, c'est Nottingham qui imite Calais. Pour le tulle uni, pour le tulle moucheté, à point d'esprit comme on le nomme, les Anglais avaient été nos maîtres, nous allions prendre notre revanche dans les tulles à dessins variés, véritables imitations de la dentelle à la main. C'est en 1841 que commence cette innovation; l'idée en est simple et nous appartient à tous les titres. Il s'agissait d'appliquer au métier à tulle le jeu des cartons Jacquart et d'enrichir le réseau de dessins variés à l'infini. L'entreprise présentait des difficultés qui ne disparurent qu'après de longues épreuves; avec le temps et des soins ingénieux, on obtint du métier une grande partie des effets que la main pouvait seule produire. Il n'est point de fantaisie auxquelles l'instrument ne se soit prêté, point de genres qui aient échappé à l'imitation. On a ainsi copié des Valenciennes, des Neuville avec gros fils, des Malines dont le bordé de fleurs est ajouté à la main. Dans ces changements de dispositions, l'industrie anglaise perdait quelques-uns de ses avantages; si elle gardait son rang pour les articles ordinaires, elle était en seconde ligne pour les nouveautés. Peu à peu, et par la force des choses, le marché français lui échappait, et la fraude, qui s'était jouée des perquisitions, tombait devant cette barrière que l'art et le goût mettaient à ses envahissements. Tout cela n'avait lieu qu'au prix de fortes dépenses; les vieux instruments étaient remplacés par des nouveaux; des produits plus raffinés exigeaient une plus grande délicatesse dans les organes; les métiers coûtaient quinze, dix-huit et même jusqu'à vingt-cinq mille francs; mais notre industrie donnait, dans cette branche du travail, le bon exemple de précéder nos rivaux au lieu de les suivre, et, par des sacrifices opportuns et intelligents, elle regagnait et s'assurait le privilége de ses débouchés naturels. Son titre d'honneur était de ne devoir ces conquêtes qu'à elle-même.

Dans le cours de cette vogue des imitations au métier, que devenait la dentelle à la main? Elle ne traversa pas cette période sans souffrance. Comment aurait-elle pu lutter? Un métier à tulle fait en dix minutes ce qu'une dentellière habile peut à peine faire en six mois. Aussi l'Auvergne et la Lorraine soutinrent-elles seules le choc en abaissant misérable

ment les façons. Le salut vint de l'excès du mal. Quand les prix du tulle se furent dégradés au point de le rendre vulgaire, il se fit un retour dans les classes aisées; le dédain frappa ce qui coûtait si peu. D'ailleurs, à l'usage, on avait pu reconnaître que le tulle, même noué, manquait de solidité; il n'avait pour lui ni le luxe, ni la durée, ces deux attributs de la véritable dentelle. On revint donc à celle-ci, et la fabrication, un instant ébranlée, se raffermit après la crise. La dentelle eut l'élite, tandis que le tulle gardait le nombre; c'était un partage naturel. Seulement la rupture des traditions subsista pour bien des détails; on copia la dentelle ancienne, on ne la refit pas. Les articles furent moins chargés d'ouvrage et d'une maille plus élargie; le tissu était plus léger, plus net, plus varié; il était moins consistant. Au fil de lin on substitua le fil de coton ou de mulquinerie, pour employer le terme usuel. Le produit y gagnait en coup d'œil ce qu'il perdait en force. La mode y ajoutait ses caprices, de manière à donner un caractère de plus en plus viager à ce qui constituait autrefois un luxe héréditaire. Le dessin, la disposition, marquaient d'une date ce qui n'en avait pas jadis, et condamnaient les dessins et les disposititions passées à une sorte de déchéance. Que la fabrication ait trouvé, dans cette mobilité du goût, un aiguillon et un aliment, qu'elle s'en soit servie comme d'une arme redoutable contre les rivalités du dehors, c'est ce qui est démontré jusqu'à l'évidence. Il n'est pas moins constant que la génération mêlée dont elle étudie les instincts incline vers les préférences éphémères et ne fait au sentiment de la durée que de médiocres concessions. L'industrie, dans ses mues perpétuelles, se conforme à l'esprit du siècle, elle obéit à l'état des esprits. Mais il est permis de regretter que, pour la dentelle, cette condescendance ait été poussée trop loin, que devant les débauches de la fantaisie les types consacrés disparaissent, et qu'incessamment renouvelé ce tissu ait perdu ce qui le rendait précieux à nos pères: la stabilité dans la valeur.

Cette réserve faite, il n'y a plus qu'à rendre justice à nos fabricants; depuis qu'ils ont relevé leur drapeau, ils l'ont tenu d'un main ferme. En 1840, Alençon voyait s'éteindre les derniers restes de son ancienne activité; de 9,000 ouvrières que renfermait la ville en 1788 et de quatre millions de francs que produisait leur travail, on était arrivé à un petit groupe de 200 ouvrières et à une recette de trente mille francs. Une forte maison de Paris tira Alençon de cette défaillance; elle y rétablit une fabrication qui paraissait condamnée, et tint à honneur de la rendre digne de son siége et de son nom. Nulle part les types d'autrefois n'ont de plus proches équivalents. C'est la dentelle la plus chère,

c'est aussi la plus parfaite, la plus fine, la plus somptueuse que l'on connaisse; aucune autre non plus ne la surpasse en solidité. Le fil de lin y est seul employé; on la travaille à la main, sur un parchemin, avec une aiguille et une petite pince; le crin y sert à l'entourage des jours. Bailleul ne vise pas si haut; on s'y borne à des qualités marchandes et d'un facile écoulement. Le point est celui de Valenciennes, d'une maille ronde et d'un réseau épais, consistant et à très-bas prix. Ce qui les distingue, c'est une blancheur qui ailleurs n'a point été égalée. Lille et Arras font des dentelles blanches à fonds clairs, dont le mérite est dans la finesse; Chantilly produit ces grandes pièces, châles, écharpes, voiles, qui, pour le réseau et l'ornement, nous réservent à chaque saison des surprises nouvelles; Caen fournit des blondes or et argent, quelquefois mélangées de perles, des coiffures élégantes, des guirlandes semées de bouquets de fleurs; Bayeux lutte avec Chantilly pour les grands morceaux, les aubes, les dessus de lit, les robes; il a en propre des mantilles en blonde mi-mate ou grosmate, destinées aux colonies d'origine espagnole; nulle part on n'a poussé plus loin l'art de réunir les bandes par un point de raccroc qui trompe jusqu'à l'œil du fabricant. Toutes ces villes travaillent pour une consommation de luxe, qui sait payer les choses en raison de ce qu'elles ont coûté, du soin qu'on y a mis, du degré de perfection où on les a poussées. Mirecourt appartient au même groupe; on n'y faisait jadis que de grossières guipures; aujourd'hui, sous des mains habiles, les qualités se sont mises au niveau de ce qu'on fait de meilleur. Mirecourt a vaincu et désarmé la Suisse après l'avoir longtemps copiée; Lille a beaucoup souffert de sa concurrence, et Bruxelles commence à s'en ressentir. La dentelle blanche est le fond de cette fabrication. On y a ajouté dans ces derniers temps l'application des fleurs de dentelle sur du tulle, procédé que la Belgique exploitait presque exclusivement, avec le marché de Paris pour débouché principal. L'essai a été heureux; les fleurs de Mirecourt conservent leur blancheur sous les mains de l'ouvrière, tandis que les fleurs belges ne la retrouvent qu'après avoir été passées au carbonate de plomb. Désormais cette main-d'œuvre relève d'un art ingénieux et dessert des besoins délicats.

Quand on veut rencontrer une exécution moins raffinée, c'est au Puy, dans le cœur de l'Auverge, qu'il faut aller. Ces pays montagneux sont, pour la France, le berceau de la dentelle, et elle y a gardé quelquesuns de ses traits primitifs. Souvent menacée, cette industrie s'est toujours sauvée par son courage; de notre temps elle a tenu tête aux

imitations au métier; à d'autres époques elle eut à se défendre contre des arrêts qui la condamnaient. Tel fut, entre autres, celui du parlement de Toulouse, en 1640. Sous prétexte que le travail du carreau enlevait trop de femmes au service domestique, ce travail fut interdit. D'un trait de plume on vouait à la misère les populations qui en vivaient. Un cri de détresse s'éleva de toute part; il émut un jésuite qui se trouvait sur les lieux et qui plus tard devait être canonisé. Le père François Régis ne se borna pas à consoler les ouvrières, il se rendit à Toulouse, plaida leur cause et la gagna. Il fit plus, il engagea son ordre, qui de tout temps eut le goût des spéculations, à ouvrir aux dentelles du Vélay des débouchés en Espagne et dans le Nouveau-Monde. L'accès de ces marchés devint un coup de fortune; aussi l'Auvergne ne s'est-elle point montrée ingrate; saint François Régis est demeuré son patron. Elle a même, pour distinguer ses produits, conservé les noms qui attestent l'esprit religieux des temps d'origine, et les appelle encore des ave, des pater, des chapelets. Une fixité analogue se remarque dans les usages. Rien de plus curieux que la ville du Puy un jour de marché. Rangées à la file, les jeunes filles offrent aux chalands la marchandise ouvrée de leurs mains; elles traitent directement, sans intermédiaires, débattent leurs prix et défendent leur tissu avec l'opiniâtreté et l'intelligence de négociants consommés. Elles savent, à quelques centimes près, ce qu'elles doivent en tirer et remportent leur lot plutôt que d'en démordre. Au premier aspect d'une chaumière, on voit que la dentelle est pour le pays une ressource capitale; les carreaux, quand ils cessent d'être à l'œuvre, sont alignés sur les murs comme les cuivres dans une cuisine bien tenue. L'été on s'y exerce sur le seuil des portes, dans les champs, à l'ombre d'un bois; l'hiver on se range autour d'une lampe commune dont les reflets ont été calculés de manière à fournir à la ronde une dose de jour égale et régulière. C'est une ressource, ai-je dit, ajoutons que c'est une ressource bien modeste. Pour lutter contre des machines et leur exécution accélérée, il a fallu réduire de plus en plus la façon qui reste à l'ouvrière, les frais déduits; un carreau n'est pas un instrument bien coûteux avec cinq francs on se le procure et il fournit un long service; mais il faut acheter le fil, les fuseaux, les épingles, payer quelques menues dépenses. Tout compte fait, on aboutit à un salaire de trente, trente-cinq et quarante centimes par jour pour les articles communs. C'est là un bien mince contingent. Des populations moins vaillantes en éprouveraient du découragement, elles abandonneraient une besogne devenue par trop ingrate. Celles-ci n'en ressentent que plus

d'ardeur; elles s'efforcent de diminuer les distances par un surcroît d'activité; les mains se montrent plus agiles, les veillées se prolongent. Il est impossible d'assister, sans être touché, au spectacle de cette vigueur mêlée de résignation, de cette volonté plus forte que l'obstacle. On reconnaît à ce signe la solide et patiente race qui a donné à nos armées tant de bons officiers, et aux carrières civiles tant d'hommes éminents. Cependant ces qualités auraient pu pécher par l'excès. Dans une industrie affolée de nouveautés, quelle figure aurait fait l'Auvergne si elle s'en fût tenue à ses vieux modèles? Sur quelques points l'esprit du pays a donc transigé. A côté de la fabrication élémentaire, qui se maintient par la bonté du produit et la modicité du prix, il s'est fait une place pour des articles plus ornés, des guipures blanches d'un style oriental, des guipures noires, mélangées de perles en jais, enfin des dentelles de laine noire et de couleur, dans lesquels le Velay met les rivalités au défi.

On le voit, l'industrie de la dentelle a eu des destinées agitées; elle a été comme le reflet des sociétés dont elle défrayait les caprices. Suivant les temps, elle a sacrifié à la durée ou à l'éclat, pris à tâche de ne relever que des personnes qualifiées, ou essayé de se rendre roturière. Dans ces fluctuations, elle a changé de formes sans changer de siége, et s'est modifiée en gardant les mêmes noms. Elle est encore, malgré tout, d'un intérêt considérable. Des calculs faits avec soin portent à 240,000 le nombre des femmes qui, dans nos provinces, en font leur occupation, et là-dessus l'Auvergne, à elle seule, en réunit 130,000. Le reste de l'Europe n'en compte que 295,000; notre chiffre balance presque le total des autres États. Comme qualités, nous n'avons pas davantage à craindre les rapprochements. Le point de Venise n'existe plus que comme souvenir; ces belles guipures à fins reliefs, ces corbeilles de fleurs superposées l'une à l'autre sont entrées dans le domaine de la curiosité, et réduites à des échantillons que se disputent les amateurs. L'Espagne ne crée que ce qui convient à ses goûts, des blondes en soie chargées de dessins bizarres. L'Allemagne et le Danemark manquent d'originalité et s'appliquent surtout à des copies; on y regarde moins à la qualité qu'à la modération des prix; en Saxe on y ajoute la contrefaçon de la dentelle ancienne, restaurée par un art patient. Toutes ces concurrences ne nous touchent que d'une manière indirecte; elles ont leurs marchés, leurs genres et leurs clients. L'Angleterre également ne produit que pour ses propres besoins. On sait que le nom de point d'Angleterre n'est qu'une fiction où se confondent beaucoup d'articles

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