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n'entraînera pas autant de dépenses qu'on le suppose. Le cas était autrement grave pour la filature, où les débours du matériel se comptent par millions dans les établissements sérieux. Un métier à tisser, dans les meilleures conditions, ne coûte en Angleterre que 350 francs; en y ajoutant les frais de transport, l'installation et les droits de douane, il ne reviendrait pas à plus de 450 francs mis en place. Nos ateliers de construction les fourniraient probablement au même prix. Pour 300 métiers que comporte un bon travail, ce serait donc 135,000 francs à trouver, et l'avance serait bientôt couverte par les bénéfices sur la matière. Dans les mêmes données, 3,000 métiers suffiraient à la besogne effective des 15,000 actuellement dispersés, ce qui porterait à 1,350,000 francs le coût total de cette transformation. Quant aux bâtiments, des appropriations épargneraient une partie de la dépense. Il ne s'agit pas, d'ailleurs, de procéder en bloc, mais successivement; les intérêts privés n'ont pas d'ardeurs déréglées; dans ce qu'ils fondent il font la part du temps. Le temps aussi se chargerait de réparer les sacrifices de nombre passagèrement imposés. Il s'est toujours vérifié qu'une industrie qui, par une réforme sur elle-même, supprime une certaine quantité de bras, ne fait que préparer le terrain pour des bras plus nombreux. Les exemples abondent et la règle a eu peu de démentis. Une fabrication moins coûteuse amène la baisse du produit, et à la baisse du produit correspond plus d'activité dans la demande. Ces régénérations, il est vrai, ne s'achèvent pas sans douleur, mais quand elles s'imposent, il n'y a qu'à s'y résigner. Mieux vaut, dans un cas désespéré, endurer un traitement héroïque que porter jusqu'au bout le fardeau d'une existence condamnée.

Que deviendront pourtant ces ouvriers des campagnes déclassés ou éconduits? Question redoutable qui se dégage de tous les accidents de l'économie du travail. On n'y peut répondre que par des analogies ou des conjectures. Plus d'une fois, depuis un siècle, cette épreuve s'est renouvelée; elle a constamment abouti au même résultat. Tant que la lutte a été possible, les populations menacées l'ont soutenue, en diminuant le prix de leurs services jusqu'à les rendre à peu près gratuits. Elles ne se sont arrêtées que lorsque, par la force des choses, la besogne leur a manqué. Alors un départ a eu lieu. Ceux d'entre ces hommes que l'âge, les devoirs, les souvenirs rattachaient à la vie des champs, y sont demeurés; ils ont fait des travaux de la terre leur occupation exclusive; le métier n'est resté dans leur chaumière que comme un compagnon des anciens jours. Un petit nombre s'est rattaché aux

professions locales. Les plus jeunes, moins enchaînés, plus avides de voir, ont émigré vers les villes dont ils ont promptement partagé les goûts et connu les séductions. C'est dans ces générations nouvelles que les ateliers communs se sont recrutés. Les sujets avaient moins de répugnance pour les nouveautés, plus d'aptitude à s'y prêter; ils éprouvaient même jusqu'à un certain point le plaisir secret d'être supérieurs à leurs pères. Ainsi a eu lieu un autre classement, commandé par la nécessité et dans lequel les existences matérielles ont éprouvé un moins rude échec que ne l'ont fait les habitudes morales. Les mêmes circonstances, en se reproduisant, auront sans doute des conséquences identiques, et il restera à la société le devoir de plus en plus impérieux de veiller à ce que ces débordements des campagnes vers les villes ne deviennent ni trop offensants pour ses mœurs ni trop dangereux pour son repos.

LOUS REYBAUD,

de l'Institut.

La suite à un prochain numéro.

LEÇONS D'ÉCONOMIE POLITIQUE

FAITES A MONTPELLIER PAR M. F. PASSY

RECUEILLIES PAR MM. ÉMILE BERTIN ET PAUL GLAIZE (1860-1861) (1)

Ce livre a un mérite qui frappe bientôt le lecteur; il a un cachet; ce n'est point une reproduction pure et simple des idées des autres. L'auteur y a mis sa personnalité. M. Frédéric Passy est profondément imbu des idées spiritualistes, il est un homme religieux; on s'en aperçoit dès les premières pages. Les principes de la morale sont des points fixes, auxquels il revient sans cesse. C'est, d'ailleurs, un éloge à faire à la plupart des écrits d'économie politique qui se publient en France depuis un certain nombre d'années, que les auteurs de ces écrits s'appliquent à signaler le lien qui rattache l'économie politique à la morale. Ainsi, pour me servir des expressions mêmes de M. Frédéric Passy, à leurs yeux « l'économie politique n'est pas une science isolée, mais une branche de la science générale de l'homme, qui ne peut se détacher de l'ensemble sans se dessécher et s'amoindrir; ce n'est pas par le dehors seulement, c'est par le dedans aussi qu'elle doit envisager la nature humaine, et ce n'est pas avec l'expérience seule, c'est avec la morale qu'elle a à compter. C'est l'expérience qui lui fournit les faits qu'elle étudie; mais c'est la morale, la morale seule, qui éclaire les faits en leur donnant un sens et qui en détermine et en consacre les lois. »

Je ne connais personne qui, plus que M. Frédéric Passy, se place, avec empressement et bonheur, à ce point de vue.

Cette forte tendance spiritualiste, ce penchant prononcé à rapprocher sans cesse l'économie politique de la morale, présente, au gré de quelques personnes, l'inconvénient de ne pas accuser suffisamment l'existence individuelle de la science économique; mais voici deux avantages que je ne crois pas qu'on puisse contester à cette manière de traiter l'économie politique. En premier lieu, elle la dégage des accusations de matérialisme qui lui avaient été adressées, et qui lui avaient nui auprès de beaucoup de personnes; en second lieu, on peut dire que, par cette association avec la morale, ses démonstrations acquièrent plus de force et obtiennent un plus facile succès.

(1) 2o édition. Paris, Guillaumin et C. 2 vol. in-8".

Je prendrai, par exemple, un sujet sur lequel M. Frédéric Passy s'est beaucoup étendu et, je le crois, avec grande raison, celui de la propriété. Le sujet est vaste et mérite qu'on s'y attache en tout temps. Aujourd'hui, il se recommande par des raisons multipliées et pressantes. Le principe même de la propriété a été contesté en 1848, non pas seulement par quelques penseurs téméraires, se livrant à leurs élucubrations dans la seule sphère des idées, mais par une masse d'assaillants qui n'entendaient pas se borner à faire de la théorie. Il faut le dire, à l'honneur de notre pays, où un moment les courages avaient été abattus, un grand nombre d'athlètes se mirent bientôt sur la brèche pour la défense de la propriété, et l'Académie des sciences morales et politiques se plaça elle-même au rang des combattants; les écrits sortis de son sein ne contribuèrent pas peu à ramener l'opinion populaire un moment égarée. Personne n'est en droit d'affirmer que cette lutte où le principe même de la propriété était l'enjeu, lutte qui agita et ébranla un instant la majeure partie de l'Europe, ne recommencera pas quelque jour. Il est bon d'avoir tout prêt un arsenal d'arguments pour défendre le principe de la propriété en cas de besoin. Or, on en trouvera un très-bien muni dans le livre de M. Frédéric Passy. Son argumentation en faveur de la propriété, offre, à un haut degré, ce cachet spiritualiste dont je parlais tout à l'heure; il assigne pour origine à la propriété cette force qui réside dans l'âme humaine, force génératrice et force dominatrice, par laquelle notre espèce exerce l'empire sur la création,

On sait que, au sujet de la propriété, il y a eu longtemps et il y a encore deux opinions en présence. Suivant l'une, la propriété serait la création de la loi; sans la loi elle n'existerait pas; ce serait la loi même qui l'aurait tirée du néant, et par le seul effet de sa propre vertu lui aurait donné naissance. Ceux qui soutiennent cette opinion ne remarquent pas assez quelle en est la portée. Si la propriété ne vit que de par la loi, elle peut aussi de par la loi être détruite. Cependant, cette opinion sur le fondement de la propriété a compté et compte encore des partisans illustres; Mirabeau était du nombre. Saint Thomas d'Aquin, qui était un grand esprit, l'aurait partagée, d'après quelques mots de la Somme que cite M. Frédéric Passy. Peu s'en fallut que cette manière de voir ne fût affirmée dans le cours de la révolution française, à l'époque la plus terrible de ce grand événement. Il est bien connu que Robespierre était de cet avis, et qu'il essaya de le faire prévaloir dans un décret dont les démagogues auraient su tirer ensuite des conséquences incalculables. Il était alors au comble de la puissance. Mais, sur ce point, il rencontra une invincible résistance dans la majorité de la Convention nationale. Un grand nombre de publicistes anglais des plus considérables penchent du même côté, et c'est une opinion qui a cours particulièrement parmi les économistes de cette grande nation. Suivant

l'autre opinion, la propriété, de même au surplus que l'autre grande institution fondamentale de la société, c'est-à-dire la famille, n'es point l'œuvre de la loi. Elle n'est point de création humaine, elle est de plus haute origine. Elle est prescrite par la nature, ou, si vous l'aimez mieux, par la Providence. A l'égard de la propriété, l'effet de la loi est de la protéger, de la consacrer et non pas de l'instituer. La loi en règle dans une certaine mesure, l'exercice, conformément aux temps et aux lieux, de même que pour la famille. Mais de là à la créer, il y a une distance infinie. M. Frédéric Passy, d'accord avec la plupart des économistes français, se prononce dans ce sens. On remarquera sa discussion, qui est très-nourrie et très-développée.

C'est surtout par rapport à l'hérédité que le conflit entre les deux opinions que je viens de signaler a une grande importance pratique. Les personnes suivant lesquelles la propriété est la création pure et simple de la loi disent avec une grande force logique qu'il appartient au législateur de modifier à son gré les lois sur l'héritage, et qu'il peut, soit en régler lui-même entièrement les conditions, sans laisser rien à faire au propriétaire à son lit de mort, soit attribuer à l'État une grosse partie des biens du défunt. Dans ce système, le législateur fait une faveur aux héritiers du sang, lorsqu'il leur permet d'en posséder une part quelconque. Tout opposée est la conséquence de la doctrine d'après laquelle la propriété est un fait antérieur et supérieur à la loi, un fait qu'il appartient à la loi de reconnaître et de protéger, mais qu'elle ne saurait défaire.

M. Frédéric Passy, qui est énergiquement pour cette doctrine, n'a pas de peine à faire triompher l'hérédité des attaques dont elle a été l'objet. Il trouve dans le for intérieur de sa conviction spiritualiste des armes excellentes. Il fait remarquer avec beaucoup de justesse que, hors de la doctrine spiritualiste, ou, ce qui revient au même, hors de la croyance à l'immortalité de l'âme, il n'est pas facile d'écarter les objections que certaines écoles ou certains philosophes ont avancées contre l'héritage. Du moment qu'on admet, avec les matérialistes, qu'il ne reste rien de l'homme après la mort, il est naturel, en effet, de considérer comme une superstition, le respect de la volonté posthume du testateur, et l'on trouve irréfutable le système que Raynal avait présenté en ces termes : « Un homme qui a terminé sa carrière peut-il avoir des droits? En cessant d'exister, n'a-t-il pas perdu toutes ses capacités? Le grand Ètre, en le privant de la lumière, ne lui a-t-il pas ôté tout ce qui était une dépendance à ses volontés dernières? Peuvent-elles avoir quelque influence sur les générations qui suivent? Non. Tout le temps qu'il a vécu, il a joui et dû jouir des terres qu'il cultivait. A sa mort, elles appartiennent au premier qui s'en saisira et qui voudra les ensemencer. Voilà la

nature. >>

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