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reste-t-il de ces brillantes appréciations, au jugement de la postérité ? Le nom de Benjamin Constant demeure attaché d'une manière inséparable à la doctrine constitutionnelle; il retentit dans les pays les plus lointains comme une sorte de synonyme du régime représentatif. Dès qu'on parle de ce système, il réveille le souvenir de Benjamin Constant. Ce n'est point une médiocre gloire que de rester uni, dans la mémoire des peuples, à une des plus nobles conceptions de l'esprit humain ! Mais cette renommée risquait de passer à l'état de simple tradition; pour retrouver les écrits où se reflète la vive intelligence d'un penseur, doué à la fois d'une ingénieuse souplesse et d'une pénétrante clarté, il fallait des recherches qu'on est peu disposé à tenter aujourd'hui.

M. Edouard Laboulaye a voulu disputer à un injuste oubli des pages qui, après avoir passionné un temps rapproché du nôtre, peuvent encore fournir de précieux enseignements. En effet, les idées de Benjamin Constant sur les problèmes les plus graves n'ont rien perdu de leur attrait; nulle part on ne rencontre de notions plus vraies sur ce qui constitue l'essence de la liberté. L'âme se retrempe dans cette doctrine virile qui fonde la grandeur humaine sur l'énergique sentiment de la responsabilité, et qui garantit l'indépendance d'action, en assurant, au moyen d'une répression énergique, le respect de tous les droits. On éprouve une sympathique émotion en lisant ces écrits consacrés à combattre toujours et partout l'arbitraire.

Le libéralisme de Benjamin Constant ne s'enchaînait point à une forme de gouvernement; il demeurait fidèle à la pratique des principes qui constituent le fond même de la doctrine constitutionnelle. Il exprimait sa pensée avec une énergique concision, en publiant de nouveau, en 1819, une de ses plus belles productions, qui date de l'an v, Des réactions politiques : « J'avais tâché d'empêcher le renversement de la république, comme je tâcherai d'empêcher toujours le renversement de toute institution existante, quand elle me paraîtra compatible avec la liberté. Les révolutions me sont odieuses, parce que la liberté m'est chère... La liberté, l'ordre, le bonheur des peuples sont le but des associations humaines; les organisations politiques ne sont que des moyens. Entre la monarchie constitutionnelle et la république, la différence est dans la forme. Entre la monarchie constitutionnelle et la monarchie absolue, la différence est dans le fond. »

La politique, disait Roederer, est un champ qui n'a été parcouru qu'en aérostat, il est temps de mettre pied à terre. C'est ce que Benjamin Constant a fait, en s'attachant à ce qui constitue, quelle que soit la dénomination du pouvoir, le fond même des institutions libres.

Les deux volumes publiés par M. Laboulaye renferment tout ce qui concerne la théorie et la défense des garanties constitutionnelles. Benjamin Constant plaçait en première ligne une représentation nationale,

librement choisie, un contrôle efficace sur les dépenses publiques, le pouvoir judiciaire, la liberté de la presse, la liberté individuelle, le respect de la propriété, le libre exercice de toutes les facultés humaines. Il a mis au service de ces grands principes le bon sens et la malice, la décision de l'esprit et la finesse, tout ce qui peut rendre la raison aimable et l'erreur ridicule.

Le grand théoricien de la révolution, Sièyes, écrivait au Moniteur, après le voyage de Varennes:

« Ce n'est ni pour caresser d'anciennes habitudes, ni par un sentiment superstitieux de royalisme, que je préfère la monarchie. Je la préfère parce qu'il m'est démontré qu'il y a plus de liberté pour le citoyen dans la monarchie que dans la république, »>

Benjamin Constant, qui devait plus tard confirmer cette sentence de Sièyes, était alors ardemment républicain. L'expérience le ramena à la monarchie. Ses réflexions sur les Constitutions et les garanties, publiées dix jours avant la promulgation de la Charte de 1814, l'acte additionnel de 1815 qui fut en grande partie son œuvre, et les principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, sont inspirés par le même esprit. Une pensée commune les domine: la garantie des droits individuels. Il semble avoir eu sans cesse présentes ces paroles de Sièyes (20 janvier 1790, Projet sur les délits de presse):

Ce n'est pas en vertu d'une loi que les citoyens pensent, parlent, écrivent et publient leurs pensées, c'est en vertu de leurs droits natuturels...., pour le maintien desquels ils ont établi la loi elle-même et tous les moyens publics qui le servent. La loi n'est pas un maître qui accorderait gratuitement des bienfaits. La loi n'est là que pour empêcher la liberté de s'égarer. »>

On a souvent imputé à Benjamin Constant une sorte de culte superstitieux pour les formes de gouvernement élaborées en Angleterre. Ce jugement n'est pas exact. Le respect qu'il professait pour les institutions anglaises ne l'entraînait point à faire abstraction du génie propre des peuples. « J'ai recommandé, écrivait-il, non pas l'imitation servile, mais l'étude approfondie de la constitution anglaise et son application parmi nous dans tout ce qui peut nous convenir.'» Le temps. fait les constitutions, il les perfectionne, elles n'ont rien d'absolu dans leur essence, tandis que « le bonheur des sociétés et la sécurité des individus reposent sur certains principes positifs et immuables. Ces principes sont vrais dans tous les climats, sous toutes les latitudes. Ils ne peuvent jamais varier, quelle que soit l'étendue du pays, ses mœurs, sa croyance, ses usages. Il est incontestable, daus un hameau de 120 cabanes, comme dans une nation de 30 millions d'hommes, que nul ne doit être arrêté arbitrairement, puni sans avoir été jugé, jugé qu'en vertu de lois antérieures et suivant des formules prescrites, empêché,

enfin, d'exercer ses facultés physiques, morales, intellectuelles et industrielles, d'une manière innocente et paisible (1). »

En 1797, Benjamin Constant demandait la liberté individuelle, la liberté de la presse, l'absence de l'arbitraire, le respect de tous les droits, et il a pu faire, en 1818, aux électeurs de Paris cette profession de foi « Me porter, c'est dire: nous consacrons la liberté individuelle, la liberté de la presse et la sûreté des garanties judiciaires. » L'unité des vues s'appuyait chez lui sur l'unité de conduite.

Il lui arriva cependant d'amnistier le coup d'État de fructidor. L'intéressante étude de M. Laboulaye sur la vie et les travaux de Benjamin Constant (2) renferme le curieux récit de cette journée, basé sur les pièces officielles. Le discours (3) prononcé par Benjamin Constant au cercle constitutionnel le 30 fructidor an v renferme l'opinion qu'il a exprimée quinze jours après le coup d'État, dans toute l'animation du premier moment. Sans doute, il approuve la victoire, car il croyait au péril, et la république était, suivant lui, poussée dans un de ces défilés où le danger semble motiver l'oubli momentané de la loi. Mais ce n'est pas sans tristesse qu'il subit ce qu'il regarde comme une dure nécessité, il s'attache avec d'autant plus de chaleur à rétablir les idées de justice et de légalité : « Je vous entretiendrai, dit-il, plus de vos devoirs que de vos souffrances. Ce qui doit aujourd'hui fixer tous nos regards, absorber toute notre attention, ce sont les mesures de garantie, les institutions préservatrices; elles seules nous dispensent de recourir à des violences toujours affligeantes... La force est dans les institutions durables et non dans les fureurs du moment. »

Malgré les protestations contre l'arbitraire et les idées généreuses qui abondent dans ce discours, Benjamin Constant ne l'a jamais rappelé dans ses écrits, pas plus que le discours prononcé au cercle constitutionnel du Palais-Égalité, le 9 ventôse an vi (février 1798), où il a encore essayé d'expliquer le 18 fructidor. Ce silence, dit avec raison M. Laboulaye, est la preuve qu'il s'était jugé et condamné. Benjamin Constant avait des intentions droites, il voulait protester à sa façon contre les folies de l'ostracisme; il ne pensait pas s'engager en prenant ce langage de circonstance qui ne trompe personne; il eût mieux fait de protester ou de se taire (4).

C'est pour une étude spéciale que M. Edouard Laboulaye a réservé

(1) Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs. Avant-propos Iv, t. I.

(2) Revue nationale, 1861-62.

(3) Extrait de la précieuse collection du Corps législatif. (4) Étude sur la vie et les travaux de Benjamin Constant.

le récit de la vie de Benjamin Constant. Il a bien fait, en publiant les doctrines de politique constitutionnelle, de rester dans une sphère plus calme et dans une région supérieure. Il s'est borné, dans l'Introduction de ces deux volumes, à présenter fidèlement les idées qui restent, et les travaux qui méritent d'être conservés. Il a voulu faire apprécier l'écrivain, se réservant de faire plus tard connaître l'homme; il a rempli cette double tâche avec le même succès, sans descendre à des détails de la vie privée qui ne conviennent qu'à une curiosité maligne et quelquefois malsaine.

Défenseur convaincu des principes constitutionnels, Benjamin Constant n'a sans doute pas été sans payer tribut à l'entraînement et à l'erreur; il mérite néanmoins qu'il lui soit beaucoup pardonné, car il a beaucoup servi la liberté. Le temps efface les faiblesses de l'homme privé; la vie publique et les travaux de la pensée appartiennent seuls à l'histoire. La postérité s'inquiète des actes sérieux, de l'influence acquise, de l'impulsion donnée, des services rendus; quant aux fragilités de l'existence, elles disparaissent dans le lointain. C'est par les grands côtés qu'il faut apprécier les hommes illustres.

On ne saurait étudier le cours de politique constitutionnelle sans y reconnaitre une œuvre de premier ordre. Les principes éternels de justice et de liberté y sont vigoureusement mis en relief. En même temps, la différence qui sépare l'application de ces principes, dans le monde ancien et dans le monde moderne, ressort avec une saisissante clarté.

Benjamin Constant défend le triomphe de l'individualité humaine, aussi bien sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme que sur les masses qui invoquent le droit d'asservir la minorité à la majorité. Comme l'a fait récemment John Stuart Mill, il revendique pour chacun de nous la faculté de poursuivre la voie qu'il nous plaît de choisir, tant que nous n'envahissons pas le domaine d'autrui. La nature humaine n'est pas une machine, mais une chose vivante; loin de la jeter dans un moule uniforme, sous prétexte de perfection mécanique, il faut ne gêner en rien l'élasticité intellectuelle. Il y a dans l'homme autre chose que l'effet produit, il y a la force qui produit cet effet; Cette force est l'individualité, la liberté.

On a reproché à Benjamin Constant d'avoir, dans ses théories de gouvernement, obéi à une sorte de déduction mathématique, sans tenir suffisamment compte des divers éléments de la question. Les choses humaines subissent constamment l'empire d'influences multiples: au lieu d'être régies par une force unique, elles obéissent à la résultante d'impulsions souvent contraires. De là vient le désaccord apparent de la pratique et de la doctrine.

Sans doute, la science doit tenir compte des faits, mais elle n'en existe pas moins dans une sphère supérieure, et l'action des principes, 15 mars 1862.

2 SERIE. T. XXXIII.

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modifiée par des applications transitoires, demeure éternelle. Il en sera ainsi du programme de l'école libérale, tracé par Benjamin Constant. « J'ai défendu 40 ans le même principe: liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique, et par liberté j'entends le triomphe de l'individualité, tant sur l'autorité qui voudrait gouverner par le despotisme, que sur les masses qui réclament le droit d'asservir la minorité à la majorité.

« Le despotisme n'a aucun droit. La majorité a celui de contraindre la minorité à respecter l'ordre; mais tout ce qui ne trouble pas l'ordre, tout ce qui n'est qu'intérieur, comme l'opinion; tout ce qui, dans la manifestation de l'opinion, ne nuit pas à autrui, soit en provoquant des violences matérielles, soit en s'opposant à une manifestation contraire; tout ce qui, en fait d'industrie, laisse l'industrie rivale s'exercer librement, est individuel et ne saurait être légitimement soumis au pouvoir social »> (4).

Nous essaierons de montrer ce qui, dans ses paroles, a besoin d'être, non pas rectifié, mais expliqué, afin que le triomphe de l'individualité ne dégénère point en un individualisme étroit et dissolvant. Commençons par constater la vigueur avec laquelle Benjamin Constant condamne à l'avance les chimères dont nous avons subi la périlleuse atteinte, ces doctrines d'organisation factice qui prétendaient faire entrer de vive force l'activité humaine dans des cadres définis, pour aboutir au singulier idéal d'une caserne ou d'un couvent.

Benjamin Constant appartenait à la noble phalange d'esprits convaincus, dont Channing et Tocqueville ont fourni la plus récente expression, de ces philosophes politiques qui regardent la liberté comme le premier besoin des sociétés modernes. Pour créer des mécanismes plus ou moins ingénieux, quelques penseurs ont fait abstraction de l'individu; ils ont pris les rouages pour le moteur. Benjamin Constant a vigoureusement combattu ces tendances énervantes, et leur a opposé de mâles conseils: il faut susciter l'activité générale au lieu de l'absorber, faire vivre la société au lieu de vivre à sa place. Le fameux laissez faire, laissez passer, dont on s'est tant armé contre la doctrine libérale, en l'accusant d'aboutir à la négation et à l'anarchie, échappe à une condamnation imméritée. Il suffit de rappeler la véritable formule de Quesnay pour la justifier: «Laissons faire tout ce qui n'est nuisible ni aux bonnes mœurs, ni à la liberté, ni à la propriété, ni à la sûreté de personne. Laissons vendre tout ce qu'on a pu faire sans délit.» Cela signifie apparemment que si rien ne doit arrêter le développement spontané de l'action humaine, le législateur doit employer une

(1) Mélanges de littérature et de politique, p. 6. Paris, 1829.

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